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À Taïwan, le sort de l’Ukraine ravive les peurs d’une invasion chinoise

Taipei (Taïwan).– « On est dans la même galère, cela reste un gros pays qui martyrise un plus petit. » Vendredi 25 février, devant le bureau de la Représentation russe à Taipei, Sy est muni d’une cape aux couleurs de l’Ukraine. Cet homme de 40 ans se trouve parmi la cinquantaine de personnes venues soutenir le peuple ukrainien. « Je ne m’inquiète pas à court terme pour Taïwan, car on verra l’invasion venir. Mais à long terme, j’espère que ce qui se passe en Ukraine n’encouragera pas Xi Jinping à attaquer »,souligne cet Americo-Taïwanais.

Le lendemain, environ 200 manifestant·es se sont retrouvé·es au même endroit. L’événement n’a pas eu l’ampleur des rassemblements observés en Europe mais n’a pas manqué d’attirer les journalistes locaux. Et pour cause, les médias taïwanais, généralement peu enclins à couvrir l’actualité internationale, ont depuis quelques jours les yeux rivés sur l’Ukraine.

« La situation en Ukraine serait-elle un “miroir” pour Taïwan ? »,titrait le journal télévisé de TVBS, la chaîne la plus populaire du pays, dimanche 27 février. Ce sont les mots de l’ancien secrétaire du conseil de sécurité nationale, Su Chi, membre du Kuomintang, le parti d’opposition,pour qui l’invasion de l’Ukraine est une preuve que l’armée américaine n’interviendra pas à Taïwan. Le débat central qui anime la société taïwanaise depuis plus de 70 ans est ravivé : « Que ferons-nous en cas d’invasion chinoise ? »

À Taipei, le 28 février 2022, on observait des drapeaux ukrainiens dans la marche en mémoire du « massacre du 228 », nom donné au soulèvement de 1947 réprimé par le Parti nationaliste chinois alors au pouvoir. © Photo Jimmy Beunardeau / Hans Lucas via AFP

« En tant que Taïwanais, on éprouve naturellement plus de sympathie pour les Ukrainiens. » Lors du rassemblement en soutien à l’Ukraine, Mary*, la vingtaine, veut éviter les parallèles trop hâtifs, tout en admettant quelques similarités Difficile de ne pas faire d’amalgames : la position de Taïwan vis-à-vis de la Chine fait écho à celle de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie.

Comme Vladimir Poutine, le leader chinois Xi Jinping martèle des arguments historiques pour revendiquer Taïwan, qu’il considère perdu aux mains d’un gouvernement illégitime, la République de Chine. Par ailleurs, de la même façon que Poutine ne peut se faire à l’idée d’une Ukraine souveraine, Xi Jinping n’acceptera jamais l’indépendance de Taïwan. Le leader chinois n’exclut pas l’usage de la force pour « récupérer » l’île de 24 millions d’habitant·es, gouvernée séparément du continent depuis plus de 70 ans.

« Poutine regarde l’Ukraine comme un bastion antirusse manipulé par les Américains, et les Chinois disent la même chose de Taïwan, souligne Hugo Tierny, doctorant spécialisé sur les questions de sécurité dans le détroit de Taïwan. Sur le plan stratégique, la Chine et la Russie ont une vision similaire de leur périphérie : voir une influence libérale occidentale sur ces territoires, c’est comme des missiles pointés sur leur flanc. »

Si l’on peut imaginer Vladimir Poutine en nostalgique de l’empire tsariste, Xi Jinping a également tendance à vouloir recouvrer un territoire chinois selon les frontières de l’empire Qing (1644-1911), à l’exception de la Mongolie. « Poutine et Xi sont deux autocrates pressés d’inscrire leurs noms dans l’Histoire, et qui espèrent restaurer l’éclat de leur pays », explique Hugo Tierny.

Une invasion beaucoup plus complexe

« Si Taïwan suit la situation en Ukraine de très près, il n’est pas le seul,avance Yu-Jen Kuo, directeur de l’Institute for National Policy Research (INPR), le premier think tank non partisan du pays, créé en 1989. Le Japon et la Corée du Sud sont également dans des positions sensibles. » Professeur de relations internationales à l’université Sun Yat-Sen de la ville de Kaohsiung, il rappelle que le Japon est toujours, techniquement, en état de conflit avec la Russie.

Avant même l’attaque lancée par Vladimir Poutine, Boris Johnson déclarait lors d’une conférence à Munich, le 19 février, qu’il y aurait des répercussions mondiales si l’Occident échouait à protéger la souveraineté de l’Ukraine, évoquant Taïwan. Le jour même de l’invasion, Donald Trump lançait : « La Chine sera la prochaine, et elle s’en prendra directement à Taïwan. »

S’il est impossible de deviner ce qui se passe dans la tête de Xi Jinping, rien ne montre qu’une invasion chinoise soit imminente. Le président chinois n’est pas en train d’amasser des troupes le long du détroit de Taïwan comme Poutine l’avait fait autour des frontières ukrainiennes.

Sur le plan stratégique, du fait de sa géographie, une invasion de Taïwan serait beaucoup plus complexe que celle de l’Ukraine. « Taïwan n’a pas de frontière directe avec la Chine, le détroit nous sépare », rappelle Yu-Jen Kuo. Par ailleurs, Taïwan est une étape incontournable de la chaîne de production mondiale, et le chercheur souligne que si quoi que ce soit arrivait à Taïwan, cela aurait un impact « bien plus grand que quiconque ne l’imagine » sur l’économie et le commerce. Taïwan est la 22économie mondiale, alors que l’Ukraine n’est que la 57e« Et je ne mentionne même pas les semi-conducteurs », ajoute-t-il.À LIRE AUSSISur la côte chinoise, un panneau visible depuis Taïwan proclame : « Un pays, deux systèmes, la Chine unifiée » (avril 2021).Taïwan sous les radars d’une nouvelle guerre froide9 juin 2021Lire plus tardTaïwan, point chaud d’une prétendue guerre froide23 août 2020Lire plus tard

La présidente Tsai Ing-wen s’est voulue rassurante en soulignant que « la situation en Ukraine est fondamentalement différente de celle de Taïwan »« Notre gouvernement ne veut pas faire le lien entre l’Ukraine et Taïwan pour ne pas affaiblir les défenses mentales des Taïwanais et ne veut pas encourager la perception donnée par la Chine », commente Yu-jen Kuo.

Le jour de l’invasion, Taïwan a rapporté neuf incursions d’avions chinois dans sa zone d’identification de défense aérienne (ADIZ). Pour Yu-jen Kuo, « la Chine mène une guerre cognitive, elle veut troubler la perception de notre peuple, en lui faisant croire qu’il ne peut faire confiance aux États-Unis ».

Sur le territoire taïwanais, des personnalités comme Su Chi, connue pour avoir entretenu des relations avec des officiels du Parti communiste chinois, colportent ce genre de théories.

Car, pour certains analystes, la bataille pour Taïwan a déjà commencé. Depuis près de deux ans, les incursions d’avions de l’Armée populaire de libération dans l’ADIZ sont de plus en plus fréquentes, tout comme les prises de position offensives de responsables chinois.

Selon Yu-jen Kuo, « si la Chine perçoit la communauté internationale comme faible, réticente, hésitante » ou « si la situation de l’Ukraine s’empire et que le conflit évolue en une guerre régionale », cela pourrait mener le dirigeant chinois à penser que « c’est le bon moment ».

Mais, à l’inverse de celui de l’Ukraine, le gouvernement taïwanais n’est pas reconnu par la communauté internationale. « C’est bizarrement plus sûr », explique Yu-jen Kuo, notant que les dirigeants de Taïwan n’essayent pas de changer lestatu quo, à l’inverse du gouvernement ukrainien qui veut rejoindre l’OTAN. À LIRE AUSSIDans un centre commercial de la ville chinoise de Hangzhou le 25 février 2022.Ukraine : l’empire du Milieu pratique l’entre-deux27 février 2022Lire plus tard

De plus, la démocratie, durement acquise après 40 ans de loi martiale, est justement ce qui unit le plus la société taïwanaise. Si les partisans de l’identité chinoise et de l’usage du mandarin s’écharpent souvent avec ceux promouvant l’identité locale et la langue taïwanaise, l’immense majorité des Taïwanaises et Taïwanais croient fermement en leur système.

Au journal télévisé de TVBS, on fait la louange du peuple ukrainien qui « regarde la mort comme on rentre chez soi »,selon un idiome chinois généralement utilisé pour définir une personne qui croit en une cause au point d’accepter la mort. « C’est très marquant de voir ce genre d’expression utilisé de nos jours », remarque William Han. Ce Taïwanais de 40 ans repense à ses cours d’histoire au collège. « Généralement, cela fait référence à des héros nationaux, comme Wen Tianxiang, qui a combattu l’empire mongol. Serions-nous aussi courageux en cas de conflit ? »

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