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Claude Sautet 3, cinéaste de l’implicite. La scène du gigot, le charme colérique de la bourgeoisie

AGNEAU La colère de Piccoli dans « Vincent, François, Paul… et les autres » est une scène culte. On en sort toujours un peu amusé et gêné. Mais en l’étudiant bien, elle dit beaucoup de choses de l’époque, 1974, du cinéma de Sautet, et même de la politique actuelle.

Des yeux exorbités, un couteau presque menaçant et un déjeuner dominical gâché par une colère noire et des jurons balancés autour de la table. La « scène du gigot » dans Vincent, François, Paul et les autres est la scène culte de toute la filmographie de Claude Sautet. 

Mais pourquoi reste-t-elle dans les mémoires ? Sans doute parce qu’elle est archétypale de son cinéma : la maison de campagne, le déjeuner bourgeois, la clope, le vin… tout ce qui vient à l’esprit lorsqu’on pense au réalisateur. Il y a aussi la mise en scène : la montée de la tension tout en échange de regards et silences gênés. Puis l’explosion de Piccoli.

Vincent, François, Paul et les autres est un film de crise, économique, sentimentale, cardiaque, amicale… Le long métrage raconte les rapports « critiques » entre une bande d’amis confrontés à des choix, des difficultés. Il est l’adaptation d’un roman très sombre de Claude Néron, La Grande Marrade, sorti en 1965, bien plus pessimiste que le film. Celui qui est également l’auteur de Max et les ferrailleurs (film noir corbeau) décrit le monde de la banlieue et les tentatives des personnages pour s’en extraire.

Mais le scénario a été écrit en 1973 et la situation a bien changé. Sautet, Dabadie et Néron, qui coécrit le scénario tiré de son livre, placent leurs personnages dans un contexte différent. Vincent (Yves Montand) est un petit patron qui s’apprête à perdre son entreprise de pièces détachées. Il divorce de Catherine (Stéphane Audran) qui a longtemps été présente lors des week-ends à la campagne. Il y a Paul (Serge Reggiani), écrivain en panne, et enfin François, médecin embourgeoisé qui a tourné le dos à ses engagements. Sa femme Lucie (Marie Dubois) le déteste désormais et le trompe ouvertement. Un adultère révélé à toute la tablée quand François la désigne avec son couteau et hurle « Des bonnes femmes qui couchent avec tout le monde ».

« Vincent, Francois Paul… et les autres » © Culte !

Mais pour comprendre la scène, il faut savoir ce qui se passe avant. François a été particulièrement fielleux à l’encontre de Paul, moquant sa « panne » littéraire. Les deux se sont également affrontés au sujet de Jean (Gérard Depardieu), boxeur amateur qui hésite à affronter un adversaire qui lui est bien supérieur. D’où le retour percutant de Paul, s’acharnant sur son ami avec acidité en lui signifiant ses reniements.

Le cinéma des années 70 est un sport de combat

Lorsque le film sort en 1974, la France ne va pas bien. La désindustrialisation commence à ravager les terres ouvrières, le chômage explose et le modèle économique ne fonctionne plus. Pompidou meurt et Valéry Giscard d’Estaing entre à l’Élysée. La financiarisation commence à gagner et « il faut s’adapter ». C’est pour cela que ces bourgeois autour de la table ressentent la fin de leur monde. Vincent est un patron paternaliste, d’origine modeste. Autour de cette table se mélangent bourgeois et prolétaires. Il n’y a pas de séparation stricte comme dans les vieilles familles. Vincent est un petit patron enrichi qui a réussi dans les pièces détachées. Il représente ce tissu industriel qui va disparaître à la suite de la crise de 1973 et de l’apparition du néolibéralisme.

Il faut bien écouter ce que dit François à Pierre (Jean-Denis Robert) sur l’adaptation, car c’est le discours habituel sur le néolibéralisme, émergent sous Pompidou et qui trouve son aboutissement à l’époque d’Emmanuel Macron. Cette injonction, comme l’a analysé Barbara Stiegler dans son livre Il faut s’adapter, est la forme rhétorique qui justifie toutes les politiques néolibérales. Avec en complément de cette antienne infernale, le fameux « C’est inévitable », qui bloque toute critique. On l’entendra dans la bouche des leaders politiques, de Margaret Thatcher et son TINA (There is no alternative) jusqu’à Manuel Valls. Une façon de légitimer la violence des riches pour reprendre les mots de Monique et Michel Pinçon-Charlot.

Mais ce dont parle François, c’est de l’« évolution urbaine ». Le mitan des années 1970, c’est aussi le développement des banlieues. Ce temps où les prolétaires ont été chassés des centres-villes. Le cinéma français a plus d’une fois évoqué cette violence sociale et son fracas sur les personnes qui la vivent. On peut penser au Chat (1971) de Pierre Granier-Deferre dans lequel un couple de septuagénaires s’entretue dans son pavillon pendant que des tours se construisent autour d’eux. Ou aux Chiens (1979) d’Alain Jessua où la violence suinte dans les villes nouvelles.

Sautet aussi s’intéresse à ces espaces intermédiaires, ces terrains vagues sur lesquels on construit des tours avec de l’argent sale. C’est le sujet de Mado (1976), le film qui suit Vincent, François, Paul… et les autres. Chef-d’œuvre sombre sur les années Pompidou-Giscard et la corruption, avec une scène mythique de voitures embourbées dans une zone intermédiaire où l’on construit des tours pour loger les pauvres loin des villes. Et dans les mots de François, « qu’on les reloge », il y a ce début d’exclusion de la table bourgeoise, comme si le médecin ne voulait plus de contact avec des personnes qui ne sont pas de sa classe.

Cette table devient donc un ring et la préfiguration du combat entre Jean et Catano. Ce combat a du sens. Il signifie bien que pour les pauvres, il faut risquer sa vie pour s’en sortir.

Théâtre à l’italienne

Dans son cours de cinéma intitulé « De l’engueulade considéré comme un des beaux-arts » (il analyse la scène du gigot à 18 minutes) en 2016 au Forum des images à Paris, Frédéric Bas revient sur les disputes à table et les analyse comme des moments de subversion de l’ordre bourgeois, le climax où les masques tombent. Il analyse ces scènes comme appartenant plus au cinéma classique (on mange beaucoup moins chez Godard) car forcément dépendantes d’un texte, d’une écriture théâtrale.

Et effectivement, la scène du gigot est une scène de théâtre et peut-être même de théâtre italien. Les trois acteurs principaux ont des origines italiennes ; Jacques est interprété par Umberto Orsini et Julia, la femme de Paul, est jouée par Antonella Lualdi. Ce lien avec l’Italie est important puisqu’on taxe trop facilement Claude Sautet de « franchouillard ». En réalité, c’est le plus italien des cinéastes français des années 1970, assez proche de Scola. 1974 est également l’année durant laquelle est sorti Nous nous sommes tant aimés qui traite des mêmes thèmes.

On peut assez facilement imaginer que Vincent, Paul et François, avec leurs prénoms bien français, sont pourtant d’origine italienne. Ce sont des « parvenus », pour reprendre le vocable utilisé à cette époque, qui adaptent les manières classiques. Des immigrés de la deuxième génération qui se sont hissés hors de leur classe (ce thème est plus présent dans le roman de Claude Néron).

Et c’est sans doute pour cela que la « trahison » de François paraît encore plus insupportable à Paul. Parce que François se moque de ses engagements et trahit, d’une certaine manière, sa classe.

Rivalités d’acteurs

Mais le plaisir que l’on prend à regarder cette scène vient surtout de l’interprétation de Piccoli. Et si elle est si réaliste, c’est que l’acteur s’est inspiré d’une personne qui se trouvait… de l’autre côté de la caméra. Claude Sautet était très connu pour ses colères, des ouragans sur les plateaux qui faisaient voler les feuilles. Comme il était minutieux à l’extrême, ses équipes redoutaient ses emportements ponctués de jurons. Il y a donc quelque chose de l’ambiance du tournage dans cette scène.

Quant au « Je t’emmerde » hurlé au nez de Vincent, s’il est si réaliste, c’est que Piccoli avait eu plus d’une fois envie de le balancer réellement à Montand, qui n’était pas vraiment la personne qui se laissait insulter. La rivalité entre les « trois Ritals », pour reprendre l’expression de Sautet, a pesé sur le tournage. « Je devais souvent tourner à deux ou trois caméras pour que chacun se sente filmé dans les scènes de groupe », avoue Claude Sautet dans son livre d’entretiens avec Michel Boujut. Mais au bout du compte, cette tension a sans doute servi le film, instillant une vérité à cette œuvre de crise.

Chez Sautet, la crise est toujours résolue, parfois tragiquement. Rien de tout cela ici, puisqu’après la crise de colère Paul va rejoindre François pour s’excuser. Ce dernier, évidemment clope au bec, la tête baissée, a honte de lui-même, s’excuse aussi devant Paul d’avoir gâché la fête. Jusqu’à ce que des amis inattendus que Paul, bourré, avait invités quelques jours plus tôt, hurlants et heureux, débarquent à la maison avec des bouteilles. La crise est passée. Le carnaval des faux-semblants peut continuer.

Jean-François Demay