Sautet 2. Le crépuscule du vieux mâle blanc
PATRIARCAT Si Claude Sautet est célèbre pour ses héros masculins quinquagénaires, il est pourtant l’un des meilleurs portraitistes de femmes du cinéma. De Romy Schneider à Emmanuelle Béart, il a au fil du temps su changer son regard et comprendre l’évolution de la société.
Nous sommes en octobre 1968, les voitures viennent à peine d’arrêter de brûler et la France se rendort. Claude Sautet, refroidi par l’échec de L’Arme à gauche, se consacre au « ressemelage » de scénarios, parfois avec un jeune auteur polyvalent, Jean-Loup Dabadie.
Celui-ci lui envoie un script de sa main, d’après un roman de Paul Guimard, Les Choses de la vie. Fasciné par la complexité narrative et par le sujet, l’agonie d’un homme victime d’un accident de voiture qui revoit sa vie défiler, Claude Sautet réalise le film, qui est un succès. Il ouvre une période « canonique » de près de treize ans, qui s’achèvera avec Garçon !, en 1983. Ensuite, le cinéaste changera ses équipes, ne travaillera plus avec ses scénaristes habituels et trouvera de nouveaux acteurs et actrices fétiches (Emmanuelle Béart, Daniel Auteuil…).
Si Les Choses de la vie remplit les salles, la critique ne décèle pas la virtuosité de la réalisation ni l’inventivité du scénario, mais note que le personnage principal est un quadragénaire aisé, promoteur immobilier. Cela au moment où des cinéastes plus jeunes s’intéressent aux aspirations d’une nouvelle génération, qu’incarne par exemple Antoine Doinel dans Baisers volés. Le fossé générationnel se fait sentir et va confiner Sautet dans un prétendu « cinéma de papa ».
C’est d’autant plus dommage que la carrière du réalisateur aurait pu prendre un tour complètement différent s’il était arrivé au bout de deux projets.
Le premier était une adaptationd’un épisode de La Mort dans l’âme de Sartre. « L’histoire d’un groupe de soldats au moment de l’Armistice qui se soûlent au cours d’une fête noirâtre. Ça se termine par un massacre. J’avais pensé à Belmondo pour le soldat Pinette », confie Sautet à Michel Boujut dans son livre d’entretiens. Mais Jean-Paul Sartre n’aime pas le script, et le projet périclite.
Puis ce fut un projet d’adaptation d’Élise ou la vraie vie,de Claire Etcherelli, un roman qui raconte les amours d’une jeune Bordelaise et d’Arezki, un immigré algérien, alors que le racisme explose en France et que la contestation contre la guerre d’Algérie bat le pavé. Ce livre puissant sera finalement adapté en 1970 par Michel Drach, figure un peu oubliée de la « gauche » cinématographique.
Ces deux projets fantômes auraient sans doute changé le regard que la critique portait sur celui qui a signé le Manifeste des 121 « pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », mais qui, par le choix de ses acteurs, est toujours passé pour un gaullo-pompidolien bon teint.
Une photographie du patriarcat
Durant cette période de vingt-cinq ans, Sautet s’inspire des hommes de sa génération, interprétés par Michel Piccoli, Yves Montand, Claude Brasseur, Yves Robert… Des mâles blancs parfois sympathiques, parfois ignobles, toujours extrêmement malheureux, dépassés par les événements.
Alors, en 2024, à l’heure où on réévalue les films à l’aune du test de Bechdel, est-il encore possible de regarder Les Choses de la vie (1970) et César et Rosalie (1972), de supporter César qui claque des doigts et demande du café à sa compagne pendant qu’il joue au poker avec ses potes autour d’une table au cendrier plus chargé que celui de Gainsbourg ?
Sautet est un impressionniste qui sait dépeindre les sentiments et les rapports entre les personnes. Parce que son regard est tendre sans être complaisant. Surtout, sa façon de filmer les femmes va évoluer et s’améliorer au fil du temps, en même temps que le monde change.
Si Les Choses de la vie est un film passionnant, Sautet est encore en retrait par rapport à ses personnages féminins. C’est Pierre qui est au centre du film, et les femmes subissent sa lâcheté. Hélène (Romy Schneider) n’est pas maîtresse de son désir, ce qui ne sera plus le cas dans les films suivants. Le silence de Catherine, la femme de Pierre, jouée par Lea Massari – Anna dans L’Avventura d’Antonioni –, est plus mystérieux et plus beau.
Dès César et Rosalie, le monde a changé. Rosalie est au centre du jeu, hésitant entre son amoureux excentrique (César – Yves Montand) et le bédéiste style Pilote (David – Sami Frey) qui représente la génération de 1968. Rosalie refuse d’être la « propriété » de César et finalement de n’être vue que comme objet de désir des hommes. Elle s’enfuie, les laissant bloqués dans leur machisme.
Plus intéressant encore, Une histoire simple (1978) évoque dès la première scène la loi Veil. Trois ans après le vote du texte qui dépénalise l’interruption volontaire de grossesse, le film débute par une scène durant laquelle le personnage de Romy Schneider fait le choix d’avorter. Plus tard, de nouveau enceinte, elle décide de garder l’enfant mais de l’élever seule. Ce film est une sorte de Vincent, François, Paul… et les autres au féminin. Loin des « films de bonshommes »,comme disait Romy Schneider à propos des longs métrages de son ami. C’est aussi un film qui s’intéresse aux femmes au travail, aux femmes indépendantes.
Sautet accompagne un mouvement de transformation qui fait de lui un chroniqueur pointu du rôle des femmes dans la société après 68 et des hommes englués dans leur machisme. En aucun cas il n’est complaisant vis-à-vis des comportements de ses héros masculins. Dans le documentaire Claude Sautet ou la magie invisible de N. T. Binh, on entend Claude Sautet affirmer qu’il a « toujours eu honte du comportement des hommes à l’encontre des femmes ».
Et si les scénaristes avec lesquels Sautet a travaillé ont toujours été des hommes, il ne faut pas oublier son épouse, Graziella Sautet, qui l’a accompagné jusqu’à la fin de sa vie. Jean-Loup Dabadie le dit dans le documentaire Claude Sautet ou la magie invisible : le cinéaste lui lisait tout ce qu’il écrivait et elle avait son mot à dire.
Mais Claude Sautet, dont presque tous les héros sont des hétéros cisgenres (à l’exception d’Adrien Dussart, interprété par Jacques Dufilho dans Un mauvais fils, un des premiers personnages homosexuels du cinéma français dépeint sans caricature), est-il un cinéaste male gazeux ? Alors, il est certain que sa caméra et sa vision du cinéma sont celles d’un homme de son temps et qu’il aime filmer Romy Schneider ou plus tard Emmanuelle Béart. Mais avec sa touche impressionniste, rien n’est vraiment choquant.
Par ailleurs, puisque le temps est à la révision des classiques, Claude Sautet était l’un des cinéastes les moins abusifs avec les actrices. On est très loin des comportements de Michel Pialat par exemple, plus naturaliste que Sautet mais qui mériterait un sacré retour en arrière sur ses comportements. Et la relation de Sautet avec Romy Schneider est une des plus belles histoires d’amitié entre un homme et une femme que le cinéma ait connues.
Mais il est sûr que Sautet tient à sublimer l’actrice. Et que, comme Michel Piccoli est un peu le double du cinéaste à l’écran, on peut concevoir que dans Les Choses de la vie ou dans Max et les ferrailleurs (1971), il vit une histoire d’amour par procuration.
Deux héros puritains
Claude Sautet était fasciné par les personnages puritains. Certains d’entre eux sont asexuels, tels Max (Michel Piccoli) dans Max et les ferrailleurs (1971) ou Stéphane (Daniel Auteuil) dans Un cœur en hiver (1992). Dans le premier, Max est un policier extrêmement pervers. Un des personnages les plus sombres et les plus complexes du cinéma mondial. Ce commissaire, inspiré par un véritable flic communiste dogmatique, souvenir traumatique du militantisme du jeune Sautet au PCF, est une sorte de Javert. Il élabore un plan machiavélique pour faire tomber une bande de petits truands qui n’ont rien demandé. Se lie avec Lily (Romy Schneider), compagne d’un de ces malfrats et prostituée, la paye tout en refusant tout acte sexuel, jouant aux cartes avec elle. Mais la photographie lorsqu’elle prend son bain, cherchant à capter son image.
Dans l’avant-dernier film de Claude Sautet, Un cœur en hiver, Stéphane est un luthier uniquement intéressé par la musique, « le rêve », comme il dit. Par jeu, il séduit Camille, la compagne violoniste de Maxime, son ami et partenaire de travail. Comme un faux Don Juan sinistre et puritain, une fois que son intrigue a abouti, il dit à Camille qu’il ne l’aime pas, qu’il n’a pas accès aux sentiments.
Ces personnages puritains sont fascinants dans leur perversité. Ils sont très loin des personnages habituels de Claude Sautet, des Montand bondissant. Ils sont les diamants noirs de l’œuvre du cinéaste.