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En 2023, Narendra Modi veut faire de l’Inde un « gourou mondial »

 BANGLADORE (Inde).– « Ce n’est pas une simple réunion diplomatique pour l’Inde, c’est une responsabilité inédite et une mesure de la confiance du monde en l’Inde. » Alors que s’ouvre la présidence indienne du G20 et du Conseil de sécurité de l’ONU en décembre, Narendra Modi s’adresse à son peuple, conscient que 2023 s’annonce comme un test pour le pays – et son gouvernement : « Les yeux se tournent vers l’Inde comme jamais. Il nous appartient de dépasser les espoirs et les attentes. » 

Récemment devenue la cinquième puissance économique mondiale – devant l’ancien colon britannique –, l’Inde entend se saisir de cette sa tribune internationale pour faire entendre sa voix et promouvoir son modèle. Si l’on en croit Narendra Modi, le pays est en passe de devenir le vishwa guru (le gourou de la planète). « Il est temps que le monde reconnaisse l’Inde comme la mère des démocraties, avec sa diversité et son courage », a lancé le premier ministre. C’est en ce sens qu’il souhaite orienter sa présidence du G20. « L’Inde fait valoir qu’il n’y a qu’une planète, qu’une famille et qu’un futur pour l’humanité », abonde le ministre des affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar.

Alors, 2023 sera-t-elle l’année de l’Inde ? Pour Harsh Pant, vice-président de l’Observer Research Foundation à New Delhi et médiateur indien aux Nations unies, le pays est à un tournant. « On a longtemps entendu que les Indiens se plaignaient sans proposer, dit-il à Mediapart. Aujourd’hui, en plus du G20, l’Inde est moteur dans plusieurs initiatives intergouvernementales importantes : l’Alliance solaire pour les énergies renouvelables, l’Indo-Pacific Oceans Initiative pour le commerce maritime durable, le Quadrilateral Security Dialogue (Quad) pour la sécurité de la région Indo-Pacifique, face à la Chine. »

En 2023, l’Inde deviendra aussi la première population mondiale, devant la Chine, avec 1,43 milliard d’habitants. Passée la terrible vague du Covid, du variant Delta, un vent d’optimisme souffle sur le pays, relativement épargné par la guerre en Ukraine et dopé par les difficultés de l’économie chinoise.

Une diplomatie peu lisible

Le choix de l’Inde par Apple pour fabriquer l’iPhone 14, la construction des premières usines de semi-conducteurs du pays, le contrat aéronautique record entre les industriels Airbus et Tata… Ces annonces laissent espérer que le « Make in India », brandi par Modi depuis son élection, se concrétise enfin. C’est l’avènement d’une « nouvelle Inde, future troisième puissance économique mondiale démocratique », s’enflamme Jawed Ashraf, ambassadeur d’Inde en France, au micro de BFM TV.

Mais il est difficile, parmi cette avalanche d’autocongratulations, de se repérer entre les différents messages envoyés par la diplomatie de Delhi depuis décembre. Aux pays du Sud, l’Inde promet d’être « la voix des sans-voix » lors de sa présidence du G20.

À l’ONU, elle plaide pour un élargissement des membres permanents du Conseil de sécurité. L’Inde affiche un soutien indéfectible à la Russie, alliée historique, tout en expliquant ne pas vouloir subir les « problèmes de l’Europe ». Au bloc occidental, elle se présente comme un pilier de la démocratie, combattant le terrorisme en Asie et contrant l’hégémonie chinoise. 

Ces messages sont parfois contradictoires, mais le chef de la diplomatie indienne Subrahmanyam Jaishankar les englobe sous l’étiquette vague de « multilatéralisme réformé ». Quel en est le message principal ? « L’ordre mondial construit après 1945 ne fonctionne plus et doit s’ouvrir aux pays en développement », explique Harsh Pant, qui ajoute qu’on ne peut « pas attendre d’un jeune pays comme l’Inde de parler d’une seule voix sur tous les sujets comme le fait les États-Unis ». Selon le géopoliticien, la présidence du G20 va forcer l’Inde à sortir de l’équilibrisme, notamment sur l’Ukraine. « Modi a récemment dénoncé la guerre de Poutine et annulé une visite en Russie », souligne-t-il.

Pour Olivier Da Lage, auteur de L’Inde, un géant fragile (Eyrolles), « New Delhi brandit le multilatéralisme mais privilégie depuis toujours les relations bilatérales ». Chaque interlocuteur se voit gratifié d’un message différent, explique-t-il à Mediapart. « Le coup de fil de Modi à Poutine a été mis en scène pour magnifier l’influence de l’Inde sur la Russie et donner des gages au bloc occidental. Sur le fond, New Delhi ne semble pas prêt à lâcher Moscou, fournisseur d’armes et de pétrole, avec la peur de précipiter la Russie dans les bras de la Chine. »

Kavita Krishnan, militante de l’Union civile pour les libertés, voit dans le multilatéralisme prôné par Modi un mot codé pour les régimes autoritaires. « Sous couvert d’indépendance, la démocratie et les droits humains sont dénoncés comme un résidu colonial qui doit être réinterprété par chaque civilisation. »

Tournant autoritaire 

Comment comprendre, dès lors, la prétention de l’Inde à être la « mère des démocraties », alors que le pays est né en 1947, que dans les rapports d’ONG comme Reporters sans frontières ou Amnesty International, le pays rétrograde chaque année lorsqu’il est question de liberté de la presse et de respect des droits humains. « Comme toute démocratie, l’Inde est imparfaite et passe par des hauts et des bas. On le voit aux États-Unis aussi, défend Harsh Pant. Cependant, l’Inde a su déjouer tous les pronostics défaitistes lors de son indépendance et montrer que la démocratie n’est pas un luxe pour pays riches. C’est un message d’espoir pour le monde. »

Pour Kavita Krishnan, « Modi parle de la mère de la démocratie en prenant l’exemple des conseils de villages hindous et castéistes d’il y a plusieurs siècles. C’est une réécriture de l’histoire pour discréditer la Constitution indienne jugée trop laïque par les nationalistes hindous ».

Emprisonnement sans procès de journalistes et d’activistes sous des lois draconiennes, probable utilisation de Pegasus pour espionner les juges et l’opposition, concentration des médias dans les mains de milliardaires proches du BJP, atteintes répétées contre les minorités musulmanes et chrétiennes… Le grand écart entre l’Inde démocratique chantée aux yeux du monde et la situation du pays saute aux yeux. Pas de quoi mettre en danger la présidence indienne du G20, juge Olivier Da Lage. « Tout le monde sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur l’Inde. Ceux qui préfèrent ignorer les évolutions autoritaires internes continueront à le faire. Pour les autres, la démocratie n’est pas un sujet. » 

Les perspectives économiques sont elles aussi sujettes à interprétation. Les prévisions du pays sortiront en janvier 2023, mais le Fonds monétaire international vient d’estimer la croissance de l’Inde à 6,3 % sur l’année fiscale 2022-2023 (d’avril 2022 à mars 2023). Le chiffre a été revu à la baisse mais il détonne dans le contexte du marasme économique mondial, ce dont se félicite le BJP au pouvoir.

« L’économie indienne s’est contractée de 6,6 % sous l’effet du Covid, contre 3,1 % en moyenne dans le mondeCe que l’on observe est un rebond », met en garde pour Mediapart l’économiste Santosh Mehrotra, auteur de Quelle croissance pour faire revivre l’emploi ? « Une croissance sous les 8 % ne crée pas assez d’emplois pour les jeunes indiens qui débarquent sur le marché du travail. Donc le chômage augmente, les salaires baissent, la pauvreté augmente. »

Narendra Modi pourra-t-il vraiment afficher un bilan économique positif en 2024 ? « Je crains que non », répond Santosh Mehrotra. « Les petites et moyennes entreprises ont été ravagées par les politiques du BJP depuis 2014 telles que la démonétisation et la GST [la taxe sur les biens et les services, une sorte de TVA introduite de manière abrupte dans l’économie informelle – ndlr], puis par le choc du Covid, alors qu’elles sont la colonne vertébrale de l’économie indienne. 45 millions de travailleurs migrants sont également rentrés dans les campagnes à cause des confinements. Apple et Foxconn, qui choisissent l’Inde plutôt que la Chine, c’est un beau symbole mais cela ne suffira pas à sauver le secteur industriel indien. »

Le premier ministre affiche néanmoins une capacité de résistance étonnante et garde une popularité importante. « Ce qui importera sera le sentiment des Indiens envers la situation économique et politique, pas la réalité », pronostique Olivier Da Lage. Narendra Modi est donné favori pour un troisième mandat, d’autant que l’opposition est divisée entre parti du Congrès et nouveaux partis aux prétentions nationales comme l’AAP de Delhi ou le TMC du Bengale. Mais la force de Modi comme marque politique peut aussi être sa faiblesse. 

« Un gros souci de santé l’empêchant de se présenter provoquerait une crise de succession, avertit Olivier Da Lage. Le parti n’a pas de candidat naturel. Certains États BJP se disputent déjà les faveurs du pouvoir central ou le tracé de leurs frontières. Si les tensions militaires larvées avec la Chine explosaient, son image d’homme fort en prendrait aussi un coup. » Même si elle relèverait du miracle, une victoire de l’opposition n’est aussi pas impossible, comme le montre le succès de la grande marche entamée par le parti du Congrès depuis octobre et sa victoire face au BJP dans l’État de l’Himachal Pradesh.

Côme Bastin

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