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Wikipédia : enquête sur la fabrique quotidienne d’un géant encyclopédique

IDEES Journaliste et militante antiraciste, Sihame Assbague a observé l’évolution de sa fiche Wikipédia. Elle décide alors d’enquêter sur le fonctionnement de l’encyclopédie dont les mots d’ordre sont liberté, autogestion, transparence et neutralité.

Le 23 février 2022, des administrateurs de Wikipédia ont prononcé le bannissement définitif de sept contributeurs qui avaient entrepris de « zemmouriser » l’encyclopédie participative. C’est la parution de l’enquête Au Cœur du Z. Un journaliste a infiltré la campagne d’Éric Zemmour, publiée une semaine plus tôt, qui a permis de mettre au jour, du moins officiellement, les manipulations de ces militants d’extrême droite.

L’auteur, Vincent Bresson, y relate l’existence et les modalités d’organisation de « Wikizédia », une cellule fantôme chargée d’améliorer l’image du candidat Reconquête ! en mettant en valeur les thèses et les soutiens du parti dans les pages de l’encyclopédie.

Il ne s’agissait donc pas seulement d’une opération promotionnelle ou hagiographique, comme Wikipédia en a l’habitude, mais de la mise en œuvre d’un pan de la croisade numérique du mouvement.

Afin de mener à bien cette mission, le groupe, composé d’une dizaine de bénévoles, a pu compter sur l’expertise de Gabriel, alias « Cheep », un membre prolifique de la communauté wikipédienne. Actif depuis 2008, son compteur affichait, avant d’être banni, plus de 160 000 contributions. C’est donc un fin connaisseur des rouages de Wikipédia qui s’est mis au service de Wikizédia.

Ses tentatives de modification n’ont cependant pas toujours été fructueuses. Les plus outrancières ont rapidement été défaites par les autres contributeurs, comme cela se produit généralement dans ce genre de situation. Mais quid des amendements plus subtils et tout aussi délétères ?

Un contributeur qui, comme l’indique un communiqué de l’association Wikimédia France, était « notoirement connu pour être d’extrême droite » et qui a consacré 7 589 heures de sa vie à Wikipédia, soit une heure trente par jour pendant près de 15 ans, y a sûrement laissé d’autres traces.

L’affaire peut paraître anecdotique, a fortiori à un public profane, mais elle touche à des questions essentielles, à savoir la fiabilité de la plus grande encyclopédie du monde, la plausibilité de la neutralité qu’elle revendique et sa résistance aux tentatives de manipulation politique. D’autant que, même si elles ne se matérialisent pas toujours de la même manière, ce n’est pas la première fois que Wikipédia est la cible de telles attaques.

Et, d’après ce que nous ont confié plusieurs contributeurs, ce n’est pas la première fois non plus que l’entrisme de l’extrême droite au sein de la communauté wikipédienne est mis en cause. Ainsi, s’il salue la « réactivité » et la « fermeté » de la sanction infligée aux sept contributeurs, Arnaud* (les prénoms ont été changés), bénévole actif depuis une dizaine d’années, regrette qu’il ait fallu attendre une enquête journalistique pour bannir Cheep.

« La réalité, c’est que sans l’intérêt médiatique pour cette cellule, ça ne serait jamais allé jusque-là, nous explique-t-il. Il y a une incompétence de la communauté à gérer ces situations. Comme on est censé supposer la bonne foi des autres rédacteurs, ça peut vite tourner en rond et neutraliser la critique… »

La supposition de la bonne foi est l’une des recommandations de Wikipédia. Elle invite les contributeurs à accorder le bénéfice du doute aux autres intervenants en partant du principe que la plupart de ceux qui donnent de leur temps à l’encyclopédie le font avec une réelle volonté « de l’améliorer, et non de la dégrader ». Le code de conduite wikipédien précise évidemment que « si l’expérience l’infirme, il faut savoir sévir ». Dans les faits, les choses sont cependant plus compliquées.

En décembre 2021, par exemple, Cheep avait déjà été épinglé après avoir indiqué, sous une photo du maréchal Pétain et de Pierre Laval, que leur « responsabilité dans la Shoah en France est sujette à débat ». Mais alors qu’il risquait un blocage en raison de cette assertion révisionniste, il réussit à l’éviter en mettant en avant son ancienneté et en clamant… sa bonne foi.

Les choix opérés par Wikipédia et les failles qui en découlent rendent certains contenus particulièrement vulnérables.

La recommandation relative à la bonne foi compte parmi les règles et principes qui font la richesse et la beauté de cette aventure encyclopédique hors norme, mais elle explique aussi ses faiblesses et ses limites. On pourrait formuler la même remarque concernant les modalités du fonctionnement interne, les critères de sélection des sources requises pour alimenter les articles et, plus généralement, la conception de la neutralité au cœur du projet wikipédien.

L’affaire Wikizédia aurait dû fournir l’occasion d’interroger certaines de ces pratiques et règles communautaires, et la manière dont, volontairement ou non, des bénévoles participent à la fabrication d’opinions réactionnaires sur Wikipédia et, plus majoritairement, à la (re)production de l’idéologie dominante.

Cela est d’autant plus nécessaire et urgent que, malgré une amélioration globale de la qualité des articles de l’encyclopédie et le travail remarquable que fournissent des centaines de bénévoles, les critiques sur ses biais systémiques, qu’ils concernent la langue, le traitement du Sud global, le genre ou la race, sont anciennes et persistantes.

Couplés aux offensives idéologiques de certains groupes, les choix opérés par Wikipédia et les failles qui en découlent rendent certains contenus particulièrement vulnérables. C’est le cas, comme nous allons le voir, des sujets liés à la question raciale et aux mobilisations antiracistes. Mais avant cela, il faut revenir aux fondements de Wikipédia et au fonctionnement de l’encyclopédie participative.

Objet libre, objet mouvant

Wikipédia n’était à sa naissance qu’un projet secondaire. Lancée en janvier 2001, elle a d’abord été conçue comme une plateforme de soutien à Nupédia, la première encyclopédie libre créée par Jimmy Wales, un entrepreneur étasunien. Inspiré par l’esprit et le mouvement des logiciels libres, Wales voulait créer l’encyclopédie du nouveau millénaire, sur Internet : gratuite, accessible, ouverte et sans publicité.

Son premier essai est un échec. Malgré les efforts de Larry Sanger, le jeune philosophe qu’il a engagé comme rédacteur en chef, Nupédia piétine. Il faut dire que les exigences sont particulièrement élevées  : seuls les doctorants sont invités à alimenter le site et leurs articles doivent être validés par un comité scientifique. Afin de pallier le faible nombre des contributions et la complexité des procédures de validation, le duo décide de lancer un deuxième site, avec des règles plus souples.

Ce nouveau projet utilise un wiki (« vite », « rapide » en hawaïen), une application web qui présente un avantage considérable : les pages peuvent être créées, modifiées, illustrées par tout le monde, sans restriction. Le wiki favorise ainsi le travail collaboratif, les discussions, le partage d’informations, le suivi des échanges et la créativité : le format rêvé pour une encyclopédie qui se veut libre, autogérée et transparente.

Le succès est d’ailleurs immédiat. De nombreux contributeurs se mettent à rédiger des articles et à s’organiser afin d’améliorer l’encyclopédie. Alors que Nupédia n’avait réussi à publier que 24 articles en un an, Wikipédia en comptait déjà 20 000 au bout de sa première année d’existence. Vingt et un ans plus tard, le site compte des dizaines de millions d’articles en 315 langues et la bibliothèque ne cesse de s’enrichir.

Déjouant les prévisions pessimistes des commentateurs qui lui prédisaient une mort rapide, Wikipédia s’est installée dans notre quotidien et nos automatismes, au point de devenir l’une des sources les plus populaires et incontournables du Web. En 2021, elle se classait ainsi en septième position des sites les plus visités au monde, juste derrière les mastodontes que sont Google, YouTube, Facebook, Twitter, etc.

En France, avec ses 30 millions de visiteurs uniques chaque mois, l’encyclopédie occupe régulièrement la troisième ou quatrième place du classement, notamment pour les recherches effectuées depuis un smartphone.

Le succès de Wikipédia et son développement ont conduit la communauté à se doter d’un arsenal normatif assez important et plutôt rigide.

Concrètement, comment ça fonctionne ? En théorie, n’importe quel internaute peut créer ou modifier des pages de l’encyclopédie, même s’il n’est pas inscrit. En pratique, les premiers pas sont souvent difficiles. L’interface peut paraître rebutante, a fortiori si on n’a pas l’habitude de naviguer sur ce type d’application.

Avant de commencer, il est donc recommandé de faire des essais dans la section « Bac à sable » créée en vue d’aider les usagers à se familiariser avec les principes fondateurs de Wikipédia. Ceux-ci sont au nombre de cinq et constituent le « fondement intangible » du projet ; des piliers à la fois historiques et universels puisqu’ils s’appliquent depuis le début à toutes les éditions de la plateforme, quelle qu’en soit la langue.

Ils stipulent que Wikipédia est une encyclopédie dont la vocation est de produire des articles offrant la synthèse des connaissances sur un sujet donné, de manière neutre, dans un esprit de liberté – c’est-à-dire permettant à tout un chacun de créer, copier ou modifier les contenus – et dans le respect des règles de savoir-vivre. Le dernier principe concerne la flexibilité des règles et établit qu’il n’y a pas d’autres règles fixes que celles précédemment énoncées.

En réalité, le succès de Wikipédia et son développement ont conduit la communauté à se doter d’un arsenal normatif assez important et plutôt rigide. Outre les principes fondateurs, il existe ainsi une série de règles et de recommandations qui ont progressivement été adoptées dans le but d’améliorer la qualité et la fiabilité des contenus, réguler les relations entre les utilisateurs et tenter de limiter les guerres d’édition. La connaissance de ces normes s’acquiert généralement sur le tas, en participant au travail éditorial… mais il faut s’accrocher.

Chaque article de l’encyclopédie contient des onglets « modifier » (pour amender le texte, corriger une faute d’orthographe ou ajouter des sources), « discussion » (pour discuter d’un point précis, lire les précédents échanges ou trancher les conflits) et « historique » (pour remonter le fil de toutes les modifications effectuées depuis la création de l’article sélectionné).

Comme le site est participatif, toutes les modifications sont soumises à la vigilance et à la vérification collective. Les ajouts peuvent donc être précisés, corrigés ou annulés par d’autres contributeurs, et notamment par les « patrouilleurs », rôle que n’importe quel bénévole peut endosser. La patrouille est chargée de surveiller les modifications les plus récentes, de corriger les erreurs des nouveaux venus et de les conseiller, et de lutter contre le vandalisme. Afin d’aider la communauté dans cette tâche fastidieuse, des bots, des programmes automatiques, ont été créés ; ils assurent principalement des missions de maintenance.

Il faut reconnaître que ce travail collaboratif fonctionne plutôt bien et que, de manière générale, les articles parviennent à s’enrichir des apports de contributeurs variés. Celui dédié à la « pomme » est souvent cité comme exemple de cette élaboration collective du savoir.

Lorsqu’il est créé en novembre 2002, il ne contient qu’une phrase : « La pomme est un fruit. » Des centaines d’ajouts s’ensuivront. Quelques années plus tard, il s’étend sur plusieurs pages et affiche des perspectives linguistique, historique, botanique, économique, etc. C’est la magie Wikipédia. Mais s’il est plutôt facile de travailler sur des sujets tels que les fruits, les mammifères ou le béton, certaines thématiques provoquent davantage de remous et de conflits d’édition.

C’est le cas des pages consacrées à l’actualité, la politique, l’immigration, les minorités, certaines périodes de l’Histoire, les religions, les sectes, les guerres et attentats, certains sujets scientifiques et les biographies de personnes vivantes. En somme, comme nous l’explique Pierre-Yves Baudouin, ancien président de l’association Wikimédia France, « tout ce qui polarise et dérape dans la société peut potentiellement polariser et déraper sur Wikipédia ».

En tant qu’espace de (re)production des savoirs et de l’information, l’encyclopédie numérique n’échappe pas à la retranscription des débats de société en son sein. Et étant donné son fonctionnement et son influence, elle fournit un terrain propice aux biais et batailles idéologiques. D’après Pierre-Yves Baudouin, les principes de l’encyclopédie et les processus de modération qu’elle a mis en place au fil des ans permettent de protéger les contenus les plus litigieux.

«Aujourdhui, on arrive même à anticiper certaines dérives et à faire en sorte que ça tienne relativement bien sur la majorité des entrées », précise-t-il. Arnaud* abonde dans ce sens : « C’est un challenge qui n’était pas gagné au départ, mais si on prend Wikipédia dans sa totalité, elle fait globalement mieux que n’importe quelle encyclopédie écrite. C’est quand on creuse, quand on va dans le détail de certains sujets que ça se complique. »

C’est particulièrement vrai s’agissant des pages qui suscitent un intérêt limité auprès des bénévoles ou qui ont, au contraire, été prises d’assaut par des contributeurs souhaitant imposer leur vision. Chacun travaillant sur les sujets qu’il souhaite, en fonction de ses envies, de ses connaissances ou de ses engagements, les entrées de l’encyclopédie ne sont pas toutes investies et alimentées de la même manière.

Certaines finissent ainsi par refléter les failles – notamment en termes de connaissance du sujet et des ressources associées – ou biais des rédacteurs qui y ont consacré le plus de temps ; et s’il n’y a personne pour les corriger, la qualité du texte en pâtit grandement.

La plupart des recherches sur cette question ont ainsi établi qu’il existe « un lien statistique robuste entre la qualité d’un article, le nombre de contributions et la variété d’éditeurs distincts ». En d’autres termes : plus un article mobilise de rédacteurs, moins il y a de risques d’y voir circuler des informations fausses, incomplètes ou délibérément et manifestement orientées. La multiplicité des contributeurs et leur collaboration, notamment via les espaces de discussion, apparaissent donc comme des garantes de la fiabilité de Wikipédia.

Mais elles sont évidemment loin d’en garantir l’infaillibilité. Outre le degré de contentieux d’un sujet (le « poireau » provoque moins d’affrontements que le « conflit israélo-palestinien » par exemple…), la manière dont il est, par ailleurs, traité par les champs politique, scientifique et médiatique – dont dépend grandement l’encyclopédie en ligne – peut provoquer des effets non négligeables.

À ces remarques, nombre de wikipédiens rétorqueraient certainement : « Oui mais il y a WP:NPOV et WP:REF ! » Ces formules, incompréhensibles pour les non-initiés, renvoient à des mécanismes épistémiques qui constituent les fondements de la politique éditoriale wikipédienne. La première est l’acronyme anglais de « Wikipedia: neutral point of view » et désigne la neutralité telle que conçue par Wikipédia ; la seconde, « Wikipedia: reference » (ou « Wikipédia : citez vos sources »), découle de la précédente et rappelle aux contributeurs que chaque modification doit être référencée.

La «neutralité », un principe « impératif et non négociable »

Le concept de neutralité occupe une place centrale dans le projet. Dès le début, il a ainsi été érigé en principe « impératif et non négociable ». Il impose aux contributeurs d’écrire les articles « de façon à ne pas prendre parti pour un point de vue plutôt qu’un autre. Tout au contraire, il s’agit de présenter tous les points de vue pertinents, en les attribuant à leurs auteurs, mais sans en adopter aucun ». Selon Wikipédia, la neutralité passe donc par l’effacement énonciatif du rédacteur et la restitution juste des différentes positions et approches existantes sur un sujet. Dans le cadre de l’écriture encyclopédique, être neutre, nous dit Wikipédia, « c’est décrire les débats plutôt que de s’y engager ». Mais pas n’importe comment.

La neutralité wikipédienne fonctionne, en effet, à l’unisson avec d’autres règles et recommandations qui en définissent les contours. Toutes sont liées et prétendent concourir à la même finalité : s’assurer de la mise à distance des opinions personnelles et garantir la crédibilité des informations publiées. Il est ainsi demandé aux contributeurs de rédiger les articles – et notamment ceux qui font état de débats – en veillant au respect de la proportionnalité des points de vue et à leur vérifiabilité.

L’encyclopédie numérique ne prétend ni ne cherche à exposer le « vrai ».

Par proportionnalité, Wikipédia entend qu’il convient de restituer les différentes positions en tenant compte de leurs importances respectives dans le champ des savoirs, de l’information et, plus généralement, dans la société.

Les voix minoritaires ont droit de cité, à condition qu’elles soient significatives dans le débat public et qu’elles n’occupent pas une place démesurée dans l’article en question. Gravant dans le marbre numérique la notion de minorité, pourtant contestable, l’encyclopédie assume ainsi de privilégier et de refléter le point de vue dominant.

Par vérifiabilité, Wikipédia entend qu’une information ne peut être mentionnée que s’il est possible de la rattacher à une source « fiable » et de « qualité » (à savoir des ouvrages, des articles de presse, des textes scientifiques, etc.). Les travaux, analyses ou remarques inédites, celles qui n’ont jamais été publiées et que l’on ne peut pas vérifier, sont donc, en principe, formellement interdites.

Il est intéressant de noter que dans l’article dédié à cette recommandation, Wikipédia évacue la question de la vérité. L’encyclopédie numérique ne prétend ni ne cherche à exposer le « vrai ».

Comme l’explique la chercheuse Marie-Noëlle Doutreix, autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne« la prétention au dire vrai est remplacée dans Wikipédia par la prétention au re-dire » et « l’exigence de vérité par une exigence de vérifiabilité ».

Ce sont les sources – auxquelles le projet encyclopédique délègue la légitimation de ses articles – qui permettent généralement d’attester de la pertinence et de l’importance d’une information. D’où l’injonction à les citer.

Enfin, l’une des dernières caractéristiques clés de la neutralité wikipédienne réside dans la recherche du consensus. C’est Jimmy Wales lui-même qui, en 2001, donnait la proposition définitionnelle suivante : « Le point de vue neutre consiste à essayer de présenter les idées et les faits de façon à ce que les partisans et les détracteurs puissent s’accorder. »

Tout en précisant que « bien sûr, un accord à 100 % est impossible », à cause des « idéologues », il invitait à trouver un type d’écriture qui permettrait de s’accorder sur l’essentiel du texte, malgré les divergences sur des points particuliers. Dans l’idéal wikipédien donc, le travail collectif des rédacteurs doit ainsi permettre de produire, au gré des discussions et des modifications, les articles les plus neutres possible.

La conception wikipédienne de la neutralité suscite nombre de réserves et critiques.

Prise dans son ensemble, cette approche de la neutralité confine, en théorie, le rédacteur encyclopédique dans un rôle de rapporteur de connaissances existantes et documentées ; un rapporteur impartial, descriptif et consensuel. Si elle est considérée par certains comme l’une des pierres angulaires de la réussite de ce projet, la conception wikipédienne de la neutralité suscite nombre de réserves et critiques.

La plupart d’entre elles correspondent en tous points à celles adressées aux champs scientifique et médiatique ; elles visent à la fois le caractère illusoire et dépolitisant de l’attachement au neutre. Peut-on vraiment prétendre à l’impartialité et à la neutralité lorsqu’on participe à la (re)production de savoirs ?

Selon Lissell Quiroz, chercheuse et professeure d’études latino-américaines à l’université de Cergy, « dans des sociétés traversées par des dynamiques de pouvoir, il n’existe pas de connaissance ou de transmission neutre. Tout le monde parle et écrit depuis un lieu d’énonciation, y compris les wikipédiens ».

Même avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut faire fi de la manière dont notre socialisation, notre langage, nos expériences vécues et le contexte historique ou politique, entre autres, influencent nos manières de penser et de formuler nos idées. Ainsi, la mise à distance totale de la subjectivité, même temporaire, n’est pas possible.

Tout énoncé est toujours le résultat d’une série de choix et d’abandons, conscients ou inconscients : choix du sujet, choix de l’angle, choix des mots, choix des sources, des citations, de la structuration du texte, des titres, etc. Il en résulte forcément une prise de position qui va à son tour, a fortiori dans le champ des savoirs, construire ou valider une certaine vision du monde.

Quand l’antiracisme devient « polémique »

Les articles consacrés aux luttes antiracistes en France offrent un précieux matériau d’observation des biais et limites précédemment évoquées. Rares sont en effet les organisations, militants ou journalistes engagés dans ces combats qui n’ont pas eu à se plaindre des biographies que l’encyclopédie en ligne leur consacre.

Et pour cause ! Jusque très récemment, elles présentaient toutes les mêmes caractéristiques : hypervisibilité des polémiques les mettant en cause, non-respect du contradictoire, utilisation de citations sorties de leur contexte, multiplication de références visant à les disqualifier et à retourner contre elles les accusations de racisme, etc.

Si les batailles d’édition ont parfois permis d’apporter des nuances et de préciser certains points, le déséquilibre et la virulence des attaques ont marqué ces biographies durant de très longues années et continuent d’être perceptibles dans plusieurs d’entre elles.

Concrètement, quelles formes cela prend-il ? Le ton est parfois donné dès les premières lignes des articles, dans ce que Wikipédia appelle le « RI », le résumé introductif. Si l’on se réfère au cadre fixé par l’encyclopédie, cette section doit être la plus synthétique possible, tout en offrant aux lecteurs et lectrices une « approche globale et didactique du sujet ».

S’agissant du cas plus précis des biographies, Wikipédia indique que ce résumé doit présenter « la personnalité, son état civil et la raison principale de sa notoriété ».

Quand ces informations sont connues, c’est effectivement ce que l’on retrouve dans la quasi-totalité des articles biographiques publiés par l’encyclopédie. C’est de cette manière, par exemple, que commencent les fiches dédiées à la réalisatrice Rokhaya Diallo, au militant Marwan Muhammad ou encore au journaliste Alain Gresh. Mais, dans leurs cas, le résumé introductif ne s’arrête pas là.

Il nous explique également que leurs « prises de position sont à l’origine de diverses polémiques » ou qu’il s’agit de personnalités « controversée[s] ». La moitié du RI de la page consacrée à Rokhaya Diallo est consacrée aux engagements dont elle devrait visiblement avoir à rougir : « son opposition à la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises, son soutien aux réunions en non-mixité, ses déclarations sur le racisme d’État en France », etc.

Du côté de Marwan Muhammad, le recours au discours indirect permet de porter des accusations lourdes de sens dans le contexte politique français : « Certains observateurs, soulignant sa relation avec des milieux radicaux islamistes, le soupçonnent de porter un islam politique proche des Frères musulmans, ce qu’il dément formellement. »

Les wikipédiens savent pourtant à quel point ce résumé introductif est important et sensible, en particulier dans le cadre de biographies de personnes vivantes, dans la mesure où il sert d’accroche et que nombre de lecteurs et lectrices se contentent de ces quelques lignes.

Afin de bien comprendre ce qui se joue là, on peut comparer les RI des biographies de Rokhaya Diallo et Alain Gresh à ceux d’autres journalistes tout aussi investis dans le débat public. Les articles consacrés à Ivan Rioufol et Eugénie Bastié sont, à ce titre, particulièrement éclairants. Alors même qu’il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, le champ lexical de la controverse est absent des résumés introductifs de leurs biographies.

Le RI d’Ivan Rioufol, qui a pourtant été mis en cause à plusieurs reprises pour des propos racistes, ne nous apprend rien d’autre que sa date de naissance et sa profession. S’agissant d’Eugénie Bastié, si son positionnement politique est mentionné, il est à noter que la présentation en est beaucoup moins orientée que les précédentes et qu’elle contient même une certaine forme de reconnaissance. Ainsi, Eugénie Bastié est décrite comme faisant « partie d’une jeune génération d’intellectuels se réclamant de la droite sociale et conservatrice ».

Le résumé introductif n’est que l’un des aspects de ce qui s’apparente à un parti pris. Toutes les autres sections de ces articles biographiques concourent à installer une ambiance de suspicion et de disqualification. Les sommaires, par exemple, méritent une attention particulière. De fait, on sait que les intitulés des différentes rubriques servent à donner aux lecteurs et lectrices une idée du contenu qu’ils s’apprêtent à lire, qu’ils orientent sa découverte. Les choix qui sont faits ne sont donc jamais tout à fait anodins.

Il suffit de voir la manière dont a été organisé l’article dédié à Rokhaya Diallo. Sur les quatorze rubriques qu’il contient, deux sont consacrées aux « Prises de position » et « Controverses ». Cette dernière partie est divisée en 11 sous-chapitres, parmi lesquels : « Accusations de racialisme »« Islam politique »« Accusations d’islamo-gauchisme »« Déclaration sur Ben Laden »« Attentats de novembre 2011 contre Charlie Hebdo »« Utilisation sur Twitter dune image Banania contre Rachel Khan », etc.

On retrouve le même procédé dans la biographie d’Houria Bouteldja, l’ancienne porte-parole du Parti des indigènes de la République. Jusqu’en avril 2021, sa fiche comportait deux chapitres principaux, « Biographie » et « Prises de position et polémiques », et plusieurs sous-rubriques, parmi lesquelles « Racialisme »,« Homophobie »« Antisémitisme »«Terrorisme ».

Au-delà du rubriquage et de la forme, c’est tout le contenu de ces articles qui pose question, et notamment la place disproportionnée accordée aux « controverses ».

« J’ai l’impression que la moindre polémique fait l’objet d’une documentation, nous explique Rokhaya Diallo. Il y a donc une survisibilité de toutes les réactions négatives que suscitent mes prises de position publiques. Et de l’autre côté, les choses positives n’y sont pas toujours renseignées… »

Ce n’est pas une impression, c’est effectivement le cas. Comme s’ils voulaient figer ces « polémiques » dans la mémoire encyclopédique du Net, certains contributeurs se montrent particulièrement réactifs et loquaces lorsqu’il s’agit de charger de références négatives les biographies de militants ou journalistes antiracistes.

Pour alimenter les chapitres « Polémiques », ceux-là n’hésitent pas à dresser une sorte de liste à la Prévert de commentaires critiques à l’égard des personnalités incriminées, à tronquer des citations, à les tordre ou à les surinterpréter.

Marwan Muhammad, à qui nous avons demandé de scruter sa biographie, a relevé « 13 informations complètement fausses et 21 éléments qui ne sont pas tout à fait faux mais qui relèvent de la manipulation puisqu’ils sont soit sortis de leur contexte, soit déformés ».

Le statisticien et ancien porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) estime que tous ces éléments mis bout à bout participent d’« une volonté délibérée de produire un récit de mise en cause, de questionner la légitimité et de jeter le soupçon sur chacun des profils visés ». Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il existe une forme de circularité entre ces différentes biographies, les unes renvoyant aux autres par un jeu de mise en relation (hyper)textuelle.

Il ne s’agit pas seulement d’évoquer les affinités politiques qui peuvent exister entre différentes personnes, ce qui serait tout à fait légitime et utile, mais de procéder à une disqualification par capillarité. La mise en cause des uns vient ainsi renforcer et justifier celle des autres. D’où l’usage récurrent du champ lexical de la proximité : « proche des Frères musulmans »« proche des Indigènes de la République »« proche de l’imam qui a… ». Peu importe d’ailleurs que ces liens soient avérés ou non, ils suffisent à créer un soupçon collectif et à faire rejaillir sur le sujet principal de la biographie les charges associées aux autres.

Ces fiches, qui arrivent systématiquement en tête des recherches Google, peuvent entraîner des conséquences professionnelles et personnelles.

Il y aurait encore beaucoup à dire mais l’essentiel est là : le cadrage commun aux biographies de nombreux militants et journalistes engagés dans les luttes antiracistes et décoloniales a longtemps été, et est encore, celui de l’accusation, de la suspicion, du parti pris éditorial. Les bandeaux d’alerte apposés au-dessus de ces articles afin de signaler qu’ils ne respectent pas la neutralité de point de vue n’y changent rien.

De l’aveu même des wikipédiens, la très grande majorité des lecteurs n’y prêtent aucune attention. Avant que des wikipédiens ne viennent à la rescousse, la plupart des personnes et organisations visées par ces contenus hostiles avaient tenté de (faire) corriger des informations et/ou d’ajouter des précisions. Des tentatives jugées d’autant plus importantes que ces fiches, qui arrivent systématiquement en tête des recherches Google, peuvent entraîner des conséquences professionnelles et personnelles. Peu ont réussi.

Ces échecs s’expliquent tout à la fois par la politique wikipédienne qui considère qu’une personne jouissant d’une biographie sur le site n’est pas la personne la mieux placée pour amender le texte ; par une méconnaissance des règles d’usage ; par le manque de références positives pouvant être considérées comme des « sources fiables » par Wikipédia ; et enfin, par l’incroyable réactivité de leurs opposants, qui surveillent ces pages comme le lait sur le feu.

Comme nous l’explique la militante et essayiste Houria Bouteldja, « le pire, c’est qu’il n’est même pas question de demander la suppression de toutes les critiques. Non, elles existent et on doit en rendre compte. En revanche, il faut le faire de manière honnête et équilibrée. Qu’on dise, par exemple, par quel milieu je suis contestée et par quel milieu je suis respectée ».

Des contributeurs peu représentatifs et pas si « neutres  »

Mais qui fabrique ces contenus, finalement ? Qui parle sur Wikipédia ? Comment expliquer une telle correspondance entre les discours politiques les plus délétères sur l’antiracisme et les biographies de plusieurs militants et journalistes ? Cela tient aux deux lieux d’énonciation principaux : les contributeurs et les sources.

Il y a, en effet, une certaine homogénéité des profils chez Wikipédia. Le rédacteur type est un homme, blanc, occidental, âgé de 15 à 49 ans, étudiant ou diplômé, et plutôt aisé. Les enquêtes qui se sont penchées sur la question de la participation ont toutes relevé une sous-représentation persistante des femmes, des minorités non blanches (en Angleterre et aux États-Unis), et plus généralement des habitants des pays du Sud.

En 2020, seulement 15 % des contributeurs étaient des femmes et 1,5 % d’entre eux vivaient sur le continent africain.

Les écarts sont considérables : en 2020, par exemple, les femmes ne représentaient que 15 % des contributeurs à l’échelle mondiale et les personnes vivant en Afrique 1,5 % des wikipédiens. Ce constat s’applique logiquement à l’édition francophone, produite par une communauté majoritairement masculine, française et diplômée.

C’est ce que nous explique Capucine-Marin Dubroca-Voisin, qui préside l’association Wikimédia France, en insistant notamment sur les raisons matérielles de la sur-représentation des secteurs dominants de la société : « Contribuer à Wikipédia demande une connexion internet, que tout le monde n’a pas, et du temps, beaucoup de temps. Les groupes sociaux structurellement précaires ne peuvent souvent pas se permettre de donner ce temps-là gratuitement. »

À cela s’ajoutent les difficultés liées à l’activité encyclopédique en elle-même, la prise en main pouvant en effet se révéler complexe. D’après Pierre-Yves Baudouin, « des initiatives ont été mises en place pour diversifier les contributions mais, pour l’instant, elles n’ont eu pas eu d’effet majeur ».

La faible diversité des profils entraîne des conséquences notables sur la qualité, l’exhaustivité et la représentativité des sujets traités par Wikipédia. Au fil des ans, les contributeurs ont construit une encyclopédie à leur image, où les récits d’hommes blancs et les savoirs occidentaux dominent largement. Résultat ? Sur la question du genre, par exemple, en 2021, seules 18 % des biographies en ligne étaient consacrées à des femmes.

C’est pour réduire ces écarts et lutter contre les biais systémiques que des initiatives comme Les sans pagEs et Noircir Wikipédia ont été créées. Lancé en 2016, le collectif Les sans pagEs s’est fixé comme objectif d’écrire et d’améliorer des articles portant sur des femmes, les féminismes et d’autres sujets sous-représentés. En 2019, c’est le projet Noircir Wikipédia qui est né avec la volonté d’augmenter la présence des communautés afrodescendantes sur l’encyclopédie.

Gala Mayí-Miranda, historienne de l’art et co-initiatrice de la dynamique, raconte que c’est en cherchant des pages d’artistes caribéens qu’elle s’est rendu compte qu’il y avait un problème : « Ils n’avaient pas d’articles à leurs noms car on estimait qu’ils n’étaient pas suffisamment connus… mais le prisme était franco-centré. Ce n’est pas parce que des gens ne sont pas connus dans l’Hexagone qu’ils ne le sont pas ailleurs dans le monde ! »

Au-delà de la création et de l’amélioration de pages liées aux diasporas africaines, les bénévoles de Noircir Wikipédia entendent également remettre en cause certains postulats. C’est ce qu’affirme Laureline Gaudens, membre du groupe : « On a des objectifs clairs pour notre projet mais on doit aussi jouer un rôle dans la remise en question du fonctionnement de l’encyclopédie, notamment sur la neutralité qui est érigée en valeur sacro-sainte. Pour nous, contribuer à Wikipédia, c’est militer. » Et pour les autres ?

De la simple curiosité à la volonté de prendre part à une action collective qui donne du sens, les raisons qui peuvent pousser une personne à participer à l’aventure wikipédienne et à s’y investir durablement sont diverses. La plupart des contributeurs actifs ont néanmoins en commun un fort attachement au savoir et à la transmission libre. Nombre d’entre eux ont ainsi fait leurs premiers pas en voulant corriger ou améliorer un article.

Mais derrière cette apparente mise au service du projet encyclopédique peuvent aussi se cacher des stratégies d’influence éditoriales visant, par exemple, à lisser l’image de grandes entreprises ou à promouvoir certaines idéologies. Il arrive donc régulièrement que des contributeurs rémunérés par des agences de communication soient épinglés en raison de leur double jeu – nul doute que d’autres passent entre les mailles du filet.

Wikipédia comme champ de bataille

Les communicants ne sont pas les seuls à chercher à influencer, plus ou moins discrètement, les contenus du site. L’encyclopédie doit aussi composer avec la présence de militants qui l’utilisent comme terrain de propagande, notamment au service du suprémacisme blanc. Parmi eux, il convient de distinguer les obsessionnels des méthodiques. Tous en effet n’utilisent pas les mêmes stratégies pour arriver à leurs fins.

Les comptes des obsessionnels sont ainsi exclusivement dédiés à leurs cibles. Ils ne font rien d’autre. C’est ce que Wikipédia appelle le « WP:CAOU » (« Compte à objet unique »). Il y a des CAOU qui ne posent évidemment aucun problème. Les obsessionnels des voitures des années 1950 ou des mammifères marins ne dégradent pas l’encyclopédie. Les autres, en revanche, ne poursuivent qu’un seul but : imposer un prisme idéologique au mépris des règles et recommandations de Wikipédia.

C’est le cas du compte « Soufflerie », qui a été actif trois mois en 2020 et qui a probablement agi sous d’autres pseudonymes ces dernières années. Durant son trimestre d’activité, il ou elle a consacré 1 heure 25 par jour à l’encyclopédie et réalisé 780 éditions.

Elles concernent toutes des biographies ou pages thématiques liées aux luttes antiracistes et féministes : le CCIF (c’est d’ailleurs sa toute première contribution !), Samy Debah, Fania Noël, Houria Bouteldja, Alain Gresh, Marwan Muhammad, Maboula Soumahoro, « islamisation », « non-mixité », « intersectionnalité », etc.

Repéré, le compte a été bloqué en juin 2020, pour « modifications non constructives » et « soupçon de faux-nez ». En langage wikipédien, le « faux-nez » est un compte utilisé afin de détourner un blocage. Les obsessionnels sont bloqués mais reviennent souvent sous d’autres noms. Surtout, leur blocage ne signifie pas pour autant que toutes les modifications qu’ils ont effectuées seront relues, corrigées ou supprimées.

Certains contributeurs cherchent à créer « un bruit de fond encyclopédique en faveur des thèses et théoriciens de l’extrême droite ».

Les méthodiques s’en sortent généralement mieux. Ils ont intégré toutes les règles de Wikipédia et préfèrent construire sur la durée plutôt que succomber à leurs pulsions idéologiques. C’est le cas de Cheep, par exemple, qui a patiemment contribué à l’encyclopédie pendant quatorze ans. La stratégie est simple, il l’a lui-même expliquée à la cellule Wikizédia : « pour gagner en crédibilité et imposer ses choix éditoriaux, il ne faut pas paraître orienté » et s’appuyer sur les articles des « médias mainstream ».

Au lieu de contribuer sur une seule et unique thématique, ils donnent l’impression de s’intéresser à tout. On peut ainsi les retrouver sur les pages dédiées à la poésie, à l’architecture… et même aux Pokémon. Le reste du temps, comme nous l’explique Arnaud*, ils participent, l’air de rien, par des petits gravillons essaimés à gauche et à droite, à créer « un bruit de fond encyclopédique en faveur des thèses et théoriciens de l’extrême droite ». Leur suractivité sur des sujets divers et variés, leur maîtrise des règles internes et leur ancienneté leur permettent généralement d’échapper aux sanctions les plus sévères.

La communauté wikipédienne a en effet tendance à se montrer beaucoup plus indulgente avec les contributeurs historiques et prolifiques. D’autant plus qu’au fil du temps, des complicités et des solidarités s’installent, y compris entre et avec les administrateurs de l’encyclopédie.

Ces bénévoles, élus par les rédacteurs pour aider à la maintenance de Wikipédia, ont accès à des outils techniques particuliers comme la protection ou la suppression de pages ou le blocage d’autres éditeurs. Sur Wikipédia, ces complicités sont particulièrement importantes dans la mesure où elles permettent de nourrir ou d’infléchir les rapports de force, et donc de remporter des batailles d’édition.

Certains articles de l’encyclopédie sont des champs de lutte qui évoluent ainsi régulièrement au gré des mobilisations. Il est intéressant de noter que point n’est forcément besoin de militants du même bord pour obtenir gain de cause. Sur la question raciale, par exemple, le consensus autour de l’universalisme républicain suffit à faire valoir les positions les plus critiques contre l’antiracisme.

Plus généralement, sur ces sujets, la passivité ou la tiédeur de la majorité wikipédienne favorise l’action militante des fractions les plus extrêmes. Ce sont les plus déterminés et les plus actifs sur une thématique qui réussiront à occuper l’espace et à imposer leur prisme.

Il existe donc une forme de tension permanente autour des sujets de société, qui rejaillit sur les relations entre contributeurs. Cela se manifeste notamment dans la rubrique « Bistro » de Wikipédia. Il s’agit, en quelque sorte, du forum social de l’encyclopédie. L’espace est régulièrement pointé du doigt en raison des propos racistes, homophobes, sexistes et transphobes qui y sont tenus.

Sophie*, contributrice depuis plusieurs années, en parle ainsi comme d’un « boys club », un réseau informel de solidarité masculine, blanche et hétéropatriarcale. L’objectif est de maintenir une pression permanente et de tenir à distance les contributeurs dont on ne partage pas les positions, tout en les rappelant à l’ordre. À cela s’ajoutent des campagnes de harcèlement ou d’intimidation contre les contributrices – puisque ce sont principalement des femmes – qui osent exposer des abus et controverses éditoriales.

C’est d’ailleurs pour cette raison que plusieurs contributeurs auxquels nous avons parlé ont souhaité rester anonymes dans le cadre de cette enquête. S’ils ne sont pas représentatifs de toute la communauté wikipédienne, ces comportements suffisent à pousser des bénévoles vers la sortie, à faire craindre des représailles et à éloigner les bonnes volontés de certains articles thématiques.

Des « sources »… mais lesquelles ?

Les profils, positions et pratiques des contributeurs de Wikipédia ne sont pas les seuls à influencer ses contenus. Chaque assertion, chaque point de vue développé étant censé être assorti d’une note de bas de page visant à crédibiliser le propos, les sources utilisées jouent également un rôle déterminant. Elles sont au cœur de la politique éditoriale de l’encyclopédie en ligne.

Le recours au référencement n’a pas toujours été de mise au sein de la communauté wikipédienne. Durant les premières années, en effet, la question n’était pas posée : les contenus évoluaient au gré des collaborations et des consensus. À partir de 2004, les critiques portant sur la fiabilité de l’encyclopédie, formulées notamment par les universitaires et les journalistes, incitent les contributeurs à questionner leurs fondements éditoriaux.

Le « sourçage » apparaît alors progressivement comme la réponse idéale à toutes les mises en cause. Comme nous l’explique la sociologue Marie-Noëlle Doutreix, le procédé présente un double avantage : il permet la captation de l’autorité et de la légitimité des sources citées, tout en préservant la dimension participative et collaborative du site. Dans les années qui suivent, malgré les protestations de certains wikipédiens, le recours au référencement s’institutionnalise au point de devenir une norme et un mantra : « Citez vos sources ! » Oui, mais lesquelles ?

L’encyclopédie établit une hiérarchie entre les différentes sources à la disposition des rédacteurs. Elle invite à privilégier les « sources secondaires fiables », c’est-à-dire des textes de synthèse ou d’analyse passés entre les mains d’institutions jugées compétentes et reconnues (monde académique, édition, médias, etc.).

Les documents de première main qui n’ont pas été mis à distance et retravaillés par une chercheuse ou un journaliste, par exemple, sont considérés comme des sources primaires. C’est le cas des billets de blog, des vidéos, des interviews, etc. Leur usage n’est pas formellement interdit mais fortement déconseillé et peut, selon les cas, conduire à des conflits d’édition.

Dans les faits, alors que les textes normatifs initiaux recommandaient de favoriser les références universitaires, les sources médiatiques se sont progressivement imposées, au point de devenir incontournables. Elles occupent aujourd’hui une place centrale dans le référencement wikipédien. Cela est principalement dû au développement de la presse en ligne et à la fabrication de nouvelles pratiques journalistiques… et encyclopédiques.

Contrairement aux textes de recherche, ces références présentent l’avantage d’être facilement accessibles et rapidement disponibles. Arnaud*, qui est lui-même chercheur en sciences sociales, regrette que Wikipédia soit devenue « très dépendante de ce type de source ».

Selon lui, « c’est simple : si c’est en ligne, récent, accessible et actuel, ça prendra plus de place sur l’encyclopédie que tout le reste. Il y a une prime évidente à la visibilité numérique ». Au point de renouveler le genre encyclopédique. « Wikipédia, au-delà des discours visant à la distinguer des médias d’actualité, fonctionne et est utilisée, au moins pour partie, comme un média d’actualité », considère Marie-Noëlle Doutreix.

Ce mimétisme aura assurément permis à l’encyclopédie numérique de gagner en reconnaissance et en légitimité. En adoptant les codes, les normes et certaines pratiques des champs scientifique et médiatique, Wikipédia a réussi à s’imposer comme une source crédible et relativement fiable. Mais, ce faisant, elle a aussi hérité des inégalités, des polémiques et des épistémicides produits par ces mêmes mondes.

La prime à la visibilité et à la disponibilité numériques soumet Wikipédia à des risques de déformation par les sources.

Les recommandations relatives aux sources, par exemple, excluent de facto certaines formes de savoir et d’expertise. C’est le cas des cultures de l’oralité. Les références réclamées par Wikipédia devant être écrites et vérifiables (de préférence en un clic), les traditions orales n’y ont malheureusement pas leur place. Vu l’importance de l’oralité dans certaines régions du monde, notamment en Afrique, ce sont des ressources précieuses dont nous sommes privés.

Et ce ne sont pas les seules. En raison des biais médiatiques et du manque de visibilité de certains thèmes ou points de vue, des sujets peuvent passer à la trappe wikipédienne.

Dans le cadre de cette enquête, nous avons, par exemple, tenté de modifier l’article consacré à Joséphine Baker et plus précisément la partie consacrée à sa panthéonisation. Il s’agissait d’indiquer que si son entrée au Panthéon avait été largement saluée par l’opinion publique, d’aucuns y avaient vu une stratégie politique visant à dédouaner la France des accusations de racisme qui la visent.

Nous avons donc précisé cela en nous appuyant sur une interview de l’historienne Maboula Soumahoro. Notre modification a été supprimée, au motif principal qu’il s’agissait d’une interview, c’est-à-dire d’une source primaire. Le problème, c’est qu’à cette époque, aucune source secondaire ne reprenait les critiques formulées par les milieux antiracistes. Seules des tribunes, des entretiens, des publications sur les réseaux sociaux ou des blogs étaient disponibles mais elles ne répondaient pas aux critères tels que définis précédemment.

Le recours massif aux références médiatiques pose d’autres problèmes. En effet, la prime à la visibilité et à la disponibilité numériques soumet Wikipédia à des risques de déformation par les sources, nombre de sources médiatiques privilégiant le fait divers, la « controverse » ou la « polémique » (voir, par exemple, l’article sur l’IEP de Grenoble).

Or, bien souvent, ces polémiques témoignent d’une hostilité plus ou moins explicite à l’égard des non-Blancs, en particulier des descendants de l’immigration post-coloniale, perçus comme problèmes et menaces pour la société. En transformant les victimes en coupables, elles tendent finalement à inverser les rapports sociaux de race. Ce sont ces représentations racistes que l’on retrouve ensuite distillées dans des fiches Wikipédia.

À ce titre, l’entrée « Antiracisme » de l’encyclopédie est édifiante. Une longue section de l’article est en effet dédiée aux « critiques » visant l’antiracisme et à la question du… « racisme anti-Blanc ». C’est d’autant plus stupéfiant que sur les 27 langues dans lesquelles cette fiche est disponible, l’édition française est celle qui consacre le plus de place (et de très loin !) aux attaques contre l’antiracisme.

Si la mise en place d’un «Observatoire des sources », en 2020, a permis à Wikipédia de questionner l’usage de certaines références médiatiques, notamment les moins fiables et les plus outrancières, le problème de fond est loin d’être réglé. « Et puis, de toute façon, comment on fait avec des sources qui se droitisent et qui développent les mêmes obsessions ? », s’interroge Capucine-Marin Dubroca-Voisin.

Malgré les bonnes volontés affichées et des efforts visant à réduire les biais systémiques, la politique éditoriale de Wikipédia l’amène inexorablement à privilégier l’idéologie dominante. Pour paraphraser Lissell Quiroz, sa neutralité est un lieu de pouvoir qui, dans un mouvement commun avec les champs du savoir hégémonique, minore certaines formes d’existence et de mobilisation. Il existe évidemment des îlots de résistance qui tentent de faire vivre le potentiel révolutionnaire de ce projet, mais ils restent marginaux.

La communauté répond généralement à ces critiques en indiquant que l’encyclopédie n’est que « le reflet de la société », qu’elle « représente le monde tel qu’il est ». En réalité, elle représente le monde tel qu’il est construit d’une part par la communauté wikipédienne, qui n’est ni « représentative » sociologiquement ni « neutre » idéologiquement, et d’autre part par les champs scientifique, politique et médiatique occidentaux, qui sont comme les autres travaillés par des jeux de domination et de pouvoir.

On aurait tort cependant de croire qu’elle n’est qu’un réceptacle passif. Étant donné la circularité de l’information et la reprise des savoirs proposés par Wikipédia, l’encyclopédie en ligne est aujourd’hui également coproductrice des savoirs élaborés dans d’autres champs. Sa responsabilité est donc immense. Elle l’est d’autant plus que, contrairement à d’autres supports, son caractère encyclopédique lui vaut une grande confiance populaire.

Il ne s’agira donc pas de conclure ici en prônant un rejet total de l’encyclopédie numérique. Au contraire. S’il nous semble essentiel de rester prudent dans son utilisation et critique sur son fonctionnement, nous pensons, à l’instar des contributrices de Noircir Wikipédia, que l’encyclopédie numérique est un « espace à investir ». Et à révolutionner. Il nous faudra, pour ce faire, renforcer les batailles dans les champs scientifique et médiatique.

Sihame Assbague (La Revue du crieur)

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