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Economie. Comment l’Amérique compte envahir Cuba

LIBRE. Des sites Internet américains (Airbnb, Netflix, etc.) ont déjà débarqué sur l’île. Les compagnies de croisières et les banques préparent leur offensive, malgré un embargo qui les empêche toujours d’investir.

Frank Del Rio avait sept ans quand il a quitté Cuba. Exilé à Miami, il n’y est jamaisretourné depuis. Le jour où Washington lèvera l’embargo, il prendra le premier avion pour La Havane, direction le village de son enfance. « L’après-midi, j’irai voir le gouvernement pour savoir quelles taxes vont frapper mes bateaux. » Car Frank Del Rio n’est pas n’importe qui : il dirige la Norwegian Cruise Line, l’une des plus grandes compagnies de croisières au monde. La marque a beau évoquer des paysages de fjords, elle est devenue un pur produit de Floride. Et son patron incarne à merveille l’impatience de ces Américains, prêts à tout pour investir l’une des dernières terres vierges de la mondialisation. Ses bateaux ne peuvent pas encore débarquer à La Havane. Malgré un réchauffement historique entre les deux pays, les Américains n’ont toujours pas le droit de poser leur serviette sur les plages cubaines. Les voyages restent réservés aux exilés cubains et aux professionnels ayant une raison de se rendre spécifiquement sur l’île (avocats, enseignants, médecins, journalistes, etc.). Les « vrais » touristes devront attendre la levée de l’embargo par le Congrès américain, un événement qui n’est certainement pas pour demain.

 

Frank Del Rio semble donc aller un peu vite en besogne lorsqu’il sort sa carte des Caraïbes et évoque l’itinéraire de douze jours qu’il compte proposer à ses clients. « Ils vont pouvoir visiter 8 sites de l’Unesco, vous vous rendez compte ? » L’ouverture au tourisme n’est pas encore acquise, mais elle est trop importante pour qu’il ne s’y prépare pas. « La Havane va rapidement devenir l’un des 10 plus grands ports de croisière du monde. Il figurera dans le Top 5 à terme, il n’y a aucun doute là-dessus », expliquait-il lors d’une rencontre organisée récemment au Nasdaq, à New York.

Située à 150 kilomètres de la Floride, l’île a effectivement tout pour devenir la coqueluche des Américains. Elle accueille déjà 3 millions de visiteurs chaque année, parmi lesquels des hordes de Canadiens fuyant le froid hivernal. « Les Etats-Unis vont apporter 3 millions de touristes supplémentaires », estime Frank Del Rio. Les infrastructures ne sont pas à la hauteur. La Havane ne compte que 60.000 lits d’hôtel et à peine une poignée de restaurants. Les chaînes d’hôtellerie américaines (Hilton Marriott, etc.) rêvent d’y ouvrir des milliers de chambres. Mais Barack Obama les oblige à ronger leur frein : il leur interdit d’investir directement sur l’île, comme toutes les entreprises américaines : « Les McDonald’s et les Starbucks à La Havane, c’est de la science-fiction ! Les entreprises américaines ont le droit de vendre, mais pas de s’installer », rappelle John Kavulich, un expert de l’île qui aide les hommes d’affaires à mieux saisir les opportunités entre les deux pays.

Par la magie d’Internet

Les touristes qui visitent La Havane en sont donc réduits à occuper des chambres d’hôte, louées par les familles cubaines. C’est une aubaine pour Airbnb, qui a déjà lancé son site Internet sur l’île. « Airbnb a la chance de pouvoir travailler directement avec les particuliers, en réduisant au minimum ses échanges avec le gouvernement cubain », explique Dan Restrepo, un ancien conseiller de Barack Obama qui s’est mis au service de l’entreprise. Celle-ci n’a pas le droit d’ouvrir d’antenne à La Havane ni de recruter des Cubains. Elle envoie donc des salariés de Californie pour rencontrer les loueurs.

C’est toute la magie d’Internet : il permet de toucher de nouvelles populations, sans investir un seul centime sur le territoire. Airbnb n’est pas le seul à en profiter. Amazon espère expédier des colis vers Cuba dans les tout prochains mois. On pourrait presque parler d’un retour aux sources pour le fondateur Jeff Bezos, qui arbore un nom cubain – celui de son père adoptif – depuis l’âge de quatre ans. Les Cubains qui surfent sur Amazon peuvent déjà apercevoir un bouton « Expédier vers Cuba » lorsqu’ils sélectionnent un produit. L’opération ne fonctionne pas, mais elle prouve que l’entreprise a déjà lancé la phase des tests. L’initiative reste, quoi qu’il en soit, assez symbolique, car la liste des produits qui peuvent être exportés vers l’île est ultra-limitée (matériels agricoles, équipements de communication, etc.). Mais cette première incursion sur le territoire cubain permettra à Amazon d’être totalement opérationnel quand sera levé l’embargo.

Le dernier marché à conquérir

C’est dans le même état d’esprit que Netflix a étendu ses services sur l’île. Le site, qui propose des milliers de films en streaming, n’a aucune chance de percer à court terme : son coût (8 dollars par mois) reste rédhibitoire pour la plupart des Cubains. Contrairement aux étrangers, ils n’ont d’ailleurs pas le droit d’installer Internet chez eux. Ils ne sont que 5 % à y avoir accès en dehors. L’arrivée de Netflix reste donc purement anecdotique : «  Les riches étrangers ont pris un abonnement et organisent des séances de cinéma dans leurs maisons pour leurs amis », témoigne José Rodriguez, un exilé cubain qui vit à New York. Les ambitions de Facebook sont beaucoup plus larges. Il a lancé un concours de codage informatique pour trouver le meilleur moyen de pénétrer l’île. Réunis pendant tout un week-end au siège de Menlo Park (Californie), les informaticiens ont cherché comment développer des applications simplifiées, qui soient compatibles avec la lenteur du réseau Internet.

La frénésie qui entoure Cuba peut surprendre au vu de sa taille. « L’intérêt pour Cuba a toujours été nettement supérieur au potentiel qu’il représente en tant que marché », résume Jake Colvin, vice-président d’un groupement patronal à Washington (National Foreign Trade Council). L’île ne compte que 11 millions d’habitants, soit à peine plus que l’Ohio. Trois quarts d’entre eux travaillent pour le gouvernement. Ils ne gagnent que 20 dollars par mois en moyenne. On les imagine donc mal acheter des iPad et des chaussures Nike dans les mois qui viennent. « Ce n’est pas un grand marché, mais c’est le dernier à conquérir. C’est très excitant », fait valoir Enrique Martínez, qui dirige le groupe de télévision Discovery en Amérique latine. L’île n’a ainsi jamais vu déferler autant de chefs d’entreprise et de responsables politiques qu’aujourd’hui. Le patron de Google, Eric Schmidt, y était il y a quelques mois pour réfléchir à la meilleure manière de développer Internet. Il n’y a pas de temps à perdre : le chinois Huawei est déjà en train de négocier un accord avec les autorités cubaines pour développer un premier réseau commercial sur l’île. Andrew Cuomo, gouverneur de l’Etat de New York, a débarqué le mois dernier avec une nuée de patrons, représentant l’aviation (JetBlue), la pharmacie (Pfizer), la finance (MasterCard) et l’agroalimentaire (yaourts Chobani…). « La plupart des produits américains ne sont pas exportables », rappelait récemment Maria Contreras-Sweet, chargée des PME au sein de l’administration Obama, devant un parterre de patrons à New York. « Ce que vous devez exporter, ce sont les valeurs américaines et le sens du capitalisme. Il faut planter les graines pour faire de vraies affaires ensuite. »

Les Américains ne sont pas les seuls à rêver de Cuba. François Hollande se rendra sur l’île la semaine prochaine, pour faire contrepoids à Washington et défendre les intérêts de la France. Le retour des Américains risque de raviver de vieilles querelles entre les deux pays. Prenons le rhum : depuis dix ans, le français Pernod Ricard et l’américain Bacardi se disputent le droit d’utiliser la marque Havana Club. Pernod Ricard la distribue dans 120 pays mais n’a pas le droit de la vendre aux Etats-Unis pour cause d’embargo. La marque Havana Club y existe bien, mais il s’agit d’un rhum portoricain commercialisé par Bacardi. Quand l’embargo sera levé, Pernod Ricard va certainement tenter de vendre son rhum cubain aux Etats-Unis. Mais Bacardi fera tout pour l’en empêcher.

La partie s’annonce également serrée pour les avions américains, qui vont devoir attendre plusieurs mois, voire plusieurs années avant d’atterrir à Cuba. La compagnie JetBlue affrète des charters depuis quelques semaines à partir de New York et de La Nouvelle-Orléans. Mais ils sont réservés aux exilés cubains. Le gouvernement de Raul Castro est très suspicieux : il veut s’assurer que les Américains ne vont pas tuer la compagnie nationale, Cubana de Aviacion. Il doit surtout éviter que ses avions soient confisqués lorsqu’ils atterrissent à Chicago ou à Dallas. Le scénario est peu probable, mais il n’est pas exclu : quand les Américains ont imposé l’embargo sur l’île, le gouvernement cubain a confisqué 7 milliards de dollars aux Cubains qui s’exilaient vers les Etats-Unis (maisons, actifs financiers). Ceux-ci sont nombreux à réclamer des mesures de rétorsion aujourd’hui.

Les industriels américains ne sont guère plus avancés : ils ont le droit de vendre toutes sortes de produits aux entrepreneurs cubains (fournitures de bureau, imprimantes, etc.) mais ils ne savent pas comment se faire payer. Parce qu’il n’y a aucune relation bancaire entre les deux pays, les Cubains sont obligés de payer leurs achats en cash. Les entreprises américaines n’ont pas le droit de leur faire crédit. Les Cubains préfèrent donc faire affaire avec les entreprises chinoises – qui avancent l’argent – plutôt qu’avec les américaines. « Nous embarquons dans un processus très complexe », confirme Stefan Selig, au ministère du Commerce. « Il n’y a pas de quoi s’emballer sur les opportunités à Cuba, en tout cas pour l’instant. » La banque Citigroup souhaite revenir à Cuba dès que possible. C’est une terre pleine de promesses pour les établissements de Wall Street : « Depuis que Barack Obama a renoué le contact avec Raul Castro, les exilés cubains sont autorisés à transférer quatre fois plus d’argent qu’avant vers Cuba. Les touristes vont pouvoir retirer de l’argent sur l’île. C’est une aubaine pour les banques américaines », s’enthousiasme l’expert John Kavulich. L’espoir est d’autant plus permis que la Maison-Blanche autorisera bientôt Cuba à quitter la liste des pays soutenant le terrorisme (Soudan, Syrie, Iran, etc.). Les banques américaines auront alors carte blanche pour s’y installer. Le rêve d’un « Cuba libre » n’a jamais semblé aussi près de se réaliser. 

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