Film. Antoine Vitkine, réalisateur du documentaire “Opération Trump” : “Les Américains ont peur”

Lâchage de l’Ukraine, démantèlement des institutions fédérales… Les dernières prises de position du président américain ont stupéfié le monde. Antoine Vitkine, auteur d’une remarquable enquête disponible sur France.tv, apporte son éclairage.
Dans son dernier documentaire, Opération Trump, les espions russes à la conquête de l’Amérique, diffusé en octobre dernier, le documentariste Antoine Vitkine exhumait une longue histoire de l’emprise russe sur la droite américaine et mettait en évidence les liens occultes tissés entre Donald Trump et le Kremlin. Autant dire que son film, à revoir d’urgence sur France.tv, apporte un éclairage précieux sur les récentes et sidérantes prises de position du milliardaire républicain, du lâchage brutal de l’Ukraine au démantèlement des institutions fédérales. À partir des observations tirées de son enquête, il livre des clés d’analyse sur le virage radical à la tête de la superpuissance américaine.
Votre film explore les liens tissés de longue date entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Avez-vous malgré tout été surpris par la brutalité de l’alignement américain sur les positions russes ?
En effet, je pense avoir démontré dans ce film que Trump est sous l’influence du Kremlin. Depuis qu’il s’est engagé en politique au niveau national en 2015, il tient à peu près le même discours sur le sujet. À l’époque, il voulait déjà lever les sanctions contre la Russie qui venait d’envahir le Donbass et la Crimée. Ce qui m’est apparu plus surprenant en revanche, depuis qu’il est à nouveau à la Maison-Blanche, c’est de constater à quel point il partage une vision du monde proche de celle de Poutine. Là où je voyais surtout une collusion liée à des intérêts, au travail d’influence exercé sur Trump et sur le Parti républicain, je me rends compte qu’il existe une convergence idéologique de plus en plus flagrante. Elle se traduit par des velléités impérialistes, par le culte de la force et du chef, par le mépris des contre-pouvoirs et du droit, par le fait, finalement, que les frontières valent moins que la capacité à les changer.
Dans Opération Trump, vous donniez la parole aux ex-patrons de la CIA et du service de contre-espionnage du FBI à la veille de l’élection présidentielle, qui se montraient déjà très alarmistes…
J’ai un souvenir assez frappant de l’entretien que j’avais mené avec John Brennan, ancien directeur de la CIA. Entre les lignes, il accusait quasiment Trump d’une forme de trahison. Je dis « d’une forme de » car personne n’accuse aujourd’hui Trump d’être un agent russe. Encore faudrait-il en avoir la preuve. Il alertait déjà sur le fait que Trump, à l’image de Poutine, allait installer un pouvoir autoritaire et fascisant. Ce sont ses termes exacts. Peter Strzok, directeur du contre-espionnage du FBI, partageait la même analyse. Évidemment, on pourrait rétorquer qu’ils appartiennent au camp démocrate, mais ils sont avant tout des serviteurs de l’État. Et, rétrospectivement, leurs alertes se révèlent d’une grande clairvoyance. Par ailleurs, Trump déteste les renseignements américains. Le fait de les désarmer, de mettre en pause les cyberopérations sur la Russie, c’est une véritable fleur faite à Poutine, le signe, encore une fois, de son alignement idéologique.
Ces attaques contre les institutions et les valeurs fondamentales des États-Unis pourraient-elles se retourner contre Trump ?
Sa popularité est en baisse, en particulier chez les fameux indécis qui ont fait basculer l’élection. D’après les sondages, ils ne sont pas vraiment satisfaits, sans doute moins en raison des décisions de Trump que de son incapacité à stopper l’inflation. Sa base électorale, en revanche, s’inscrit complètement dans cette pulsion autoritaire. Les MAGA purs et durs [du slogan « Make America Great Again », ndlr], veulent un homme fort. Et ils l’ont. Je pense d’ailleurs que cette pulsion autoritaire traverse tout l’Occident, y compris l’Europe et la France. Les MAGA se fichent complètement des décisions de Trump sur l’Ukraine, qui nous choquent tant en Europe. Les questions de politique étrangère sont le cadet de leurs soucis.
Quels pourraient être les freins à cette dérive illibérale ?
Les trumpistes ont décidé de couper les têtes. Dans toutes les institutions, ils remplacent les chefs et le personnel a peur. Ils ont peur pour leur métier, pour leur intégrité. Tout le monde a du mal à appréhender le régime illibéral et néofasciste qui se dessine. Par certains côtés, il peut ressembler à la Russie de Poutine, à la grande différence qu’il existe encore des contre-pouvoirs, notamment juridiques. Les États-Unis sont un grand État de droit, avec des juges qui occupent une place très importante. Même si le Congrès est à la botte de Trump, il existe un contre-pouvoir législatif. Et, dans deux ans, auront lieu les élections de mi-mandat. Je pense qu’il faut attendre froidement de voir si la ligne rouge qui serait la violation du droit et de la Constitution est franchie. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Mais cette violence, cette utilisation de l’intimidation et de la force contre les opposants potentiels produisent déjà des effets : les Américains ont peur. Les opposants à Trump ont peur. Combien de temps cela durera ? Je ne sais pas. Je reste quand même un peu optimiste : tant que l’on peut tenir des élections libres et débattre librement, les choses ne sont pas pliées.