À Locarno, triomphe d’un film iranien que son pays veut interdire
PRIX D’OR Léopard d’or du festival, «Critical Zone», d’Ali Ahmadzadeh, prend aux tripes, mais le gouvernement iranien ne voulait pas qu’il concoure.
Un signal politique. C’est sans doute ce que le jury du Festival de Locarno, présidé cette année par le comédien Lambert Wilson, a d’abord voulu lancer en décernant le Léopard d’or au film de l’Iranien Ali Ahmadzadeh, «Critical Zone» («Mantagheye bohrani») dont nous avions brièvement souligné l’intérêt dans nos éditions de samedi. Tourné clandestinement et de nuit dans un Téhéran insoupçonné et avec des comédiens amateurs, et parfois même en caméra cachée, le film brave les interdits en nous plongeant à la suite d’un homme, appelons-le un guérisseur d’âmes, portant secours aux désespérés comme si sa vie en dépendait. Ce qui nous vaut plusieurs séquences sidérantes.
Cette poursuite dans un tunnel avec une femme hurlant de manière insupportable sa délivrance du mal. Cette visite à un jeune homme fiévreux dont une caresse dispensée sur le visage, après qu’il a bu on ne sait quel breuvage, sera promesse d’espoir et de vie. Ces errances entre des junkies, ou supposés tels, rebuts de la terre et de la société que même la nuit ne veut plus accueillir.
Interdit de sortie de territoire
Et puis, il y a ce recours à un certain surréalisme. Ce qu’on voit semble parfois s’échapper d’un rêve ou d’un cauchemar éveillé, sans que les images nous le garantissent. La présence du film à Locarno avait fortement dérangé les autorités iraniennes, qui ont fait pression sur le réalisateur pour qu’il retire son film du festival. Décrit comme un hymne à la liberté et à la résistance, «Critical Zone», métrage essoufflant, oppressant et radical, nous plonge dans la face cachée d’un pays qui voudrait continuer à faire illusion. Ali Ahmadzadeh, qui n’était pas présent au Tessin car interdit de sortie de territoire, était représenté samedi soir par son producteur, Sina Ataeian Dena. La politisation des jurés dans cette décision obéit donc aussi à un choix esthétique. Les qualités du métrage sont réelles. Projeté l’avant-dernier jour, on l’a quand même reçu à l’estomac, sans trop savoir s’il pouvait détrôner ses concurrents. Avec le recul, c’est pourtant évident.
La suite du palmarès nous convainc davantage de l’orientation politique des décisions. Léopard de la mise en scène, «Stepne», de l’Ukrainienne Maryna Vroda, sonde les traces fantomatiques du passé pour mieux interroger un présent qui se dérobe et se délite. C’est éminemment gris et désespérant, mais aussi filmé comme certaines productions russes des années 80, voire avant. D’où notre réticence face à un métrage dont seule la charge et le contexte font la différence.
Longtemps considéré comme le favori absolu, Radu Jude et son «Do Not Expect Too Much From the End of the World», film de collage revisitant l’infernale dictature broyeuse d’humains de Ceausescu, œuvre critique et corrosive dont les deux parties désassorties créent une balance de l’absurde, métrage fleuve dénonçant les agissements des multinationales, était souvent donné comme le Léopard d’or. D’autant plus que le cinéaste roumain avait reçu l’Ours d’or à Berlin en 2021 pour le tout aussi décapant «Bad Luck Banging or Loony Porn». Il devra se contenter du Prix spécial du jury des Villes d’Ascona et de Losone.
Public généreux et passionné
Les prix d’interprétation, désormais non genrés, nous laissent davantage sceptique. Dimitra Vlagopoulou pour «Animal», de Sofia Exarchou, qui n’est pas la plus grande actrice du monde, l’obtient ex aequo avec Renée Soutendijk pour «Sweet Dreams», d’Ena Sendijarević, qu’on a pour ne rien cacher déjà totalement oublié. Dans son communiqué final, le festival, à travers la voix de son directeur, Giona A. Nazzaro, positivait sur une édition ressentie comme un succès: «Cette édition enthousiasmante a réaffirmé le rôle central du Locarno Film Festival, déclarait-il, et sa capacité à explorer le cinéma contemporain sous toutes ses formes en attirant un public généreux, curieux et passionné, qui s’est pressé sur la Piazza Grande et a rempli les salles.
Locarno76 est une excellente édition, marquée par une participation en hausse de 10% et une sélection qui a ravi la critique, les cinéphiles et le grand public!» Osons un bémol en réaffirmant que la Piazza Grande faisait un peu figure de parent pauvre cette année. Il manquait un ou deux films événements pour que chaque soirée soit aussi étincelante que les autres.
De beaux Léopards d’honneur ont illuminé cet espace, cœur battant et lieu sacro-saint où tous les festivaliers se retrouvent selon un rituel presque immuable: le monteur Pietro Scalia, le cinéaste Tsai Ming-liang et la productrice estampillée auteur Marianne Slot ont été justement récompensés. Giona A. Nazzaro a d’ailleurs l’intelligente idée de saluer des corps de métier (le montage, pour ne pas le citer) souvent ignorés. Pour le reste, 214 films se sont répartis en 466 projections très fréquentées et souvent complètes. La rétrospective consacrée au cinéma mexicain populaire des années 40 et 50 a une fois de plus été unique et essentielle dans la réussite du festival. Et la liste des prix remis samedi soir dépasse bien entendu largement les films cités plus haut.