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La parole n’est plus à vous

BATTUERE Pourquoi certaines questions de société ne supportent-elles plus aucune contradiction ? Et d’où viennent ces réactions épidermiques de groupements qui perturbent les débats… mais ne veulent surtout pas débattre ?

Rendons à Evelyn Beatrice Hall ce qui lui appartient. Car Voltaire n’a jamais dit : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. » C’est la femme de lettres britannique qui résumait ainsi la philosophie de l’auteur de Candide dans la biographie qu’elle lui consacrait en 1903. Qu’importe d’ailleurs qui en est l’auteur, tant la phrase semble, en ce moment, venir d’un autre temps. Ne pas être d’accord, mais respecter l’avis de l’autre tout en défendant ses propres opinions : c’est toute l’intelligence du débat dont le terme apparaît en 1050 dans la langue française. Il vient alors du latin battuere qui signifie donner des coups, notamment sur le visage.

Débattre désigne donc à ses débuts un échange musclé. Le mot perd sa connotation belliqueuse à partir du XIIIe siècle pour qualifier le fait de discuter pacifiquement. Le débat sera ensuite au cœur de la Révolution française qui promulguera une Chambre à son nom. Avant de se déplacer à la radio et à la télévision. C’est sur les réseaux sociaux qu’il est aujourd’hui le plus vif, sans modération, au sens littéral, les géants du numérique refusant de censurer les échanges au nom de la liberté d’expression. Et, plus prosaïquement, parce que la masse d’avis postés, parfois dans des langues dont les modérateurs ne maîtrisent pas les subtilités, est inimaginable à gérer.

Pensées exacerbées, délicatesse de ne froisser aucune communauté, cloisonnement du débat aux seules personnes autorisées à le faire, et ce dans à peu près tous les domaines : le débat, censé réunir les avis qui s’opposent, tendrait-il à disparaître ? « Aux États-Unis, chaque camp politique est à ce point enfermé dans sa bulle idéologique qu’il donne cette impression, même au niveau de l’opinion publique, que le débat est impossible, explique Pascal Sciarini, professeur au Département de science politique et relations internationales de l’Université de GenèveAjoutez à cela les réseaux sociaux qui alimentent cette bulle en diffusant les informations qui correspondent à vos convictions et à vos prédispositions et vous mettent à distance des arguments de ceux qui ne pensent pas comme vous. En Suisse, si le phénomène existe, on est loin de ces extrêmes. Nous avons une culture du débat et de la discussion, même si ponctuellement, les positions entre certains partis sont à ce point éloignées qu’elles donnent l’impression de rendre le débat très compliqué. »

Instrument de dominants

Icône des luttes féministes et de l’antiracisme, la militante afro-américaine Angela Davis mène plusieurs débats par an, en général sans encombre. En avril 2022, elle devait discuter au Théâtre national de Bruxelles. 1700 places à guichet fermé. Engagée sur les questions coloniales, la journaliste belge Safia Kessas avait été choisie pour modérer les échanges. Un groupe de militants antiracistes s’en est ému, estimant que le choix d’une « personne non noire pour dialoguer est un nouveau crachat au visage des militant.e.s noir.e.s. » La dizaine de signataires d’un texte diffusé sur les réseaux sociaux juge que des animateurs « militant.e.s noir.e.s féministes et queer » auraient été plus légitimes. « N’avons-nous pas assez de compétences à votre goût ? Ne sommes-nous pas les mieux placé.e.s pour discuter de la libération des peuples noirs de la domination blanche et capitaliste ? »

La conférence a finalement eu lieu, avec une journaliste sous protection policière et une Angela Davis d’autant plus circonspecte qu’elle avait validé le choix de son interlocutrice à la peau blanche. Une histoire de couleur « qui est une mauvaise question. Le focus sur les identités entraîne des raccourcis », commentait cette dernière. Il aurait donc fallu mettre en face de la militante, un double parfait. À ce niveau, ce n’est plus du débat, c’est de la propagande. « On constate une polarisation et une radicalisation des positions qui rend le dialogue difficile, observe Pascal Sciarini. Il est paradoxal de constater que des milieux autrefois ostracisés deviennent plus intransigeants que ceux qui, à l’époque, les empêchaient de s’exprimer. Et là, il y a un problème, effectivement. »

Rasta blanc

En mai 2022, à Genève, c’est une autre conférence sur un autre thème – la médicalisation précoce des enfants transgenres – qui a été interrompue. Jugée « ouvertement transphobe » et ses intervenants qualifiés « d’assassins » par un collectif très remonté, venu ainsi perturber la séance organisée à l’Université par la Société suisse de psychanalyse. Au point de pousser à son interruption. Invités à rejoindre le tour de table, les militants ont préféré à la parole la voie du communiqué de presse pour dénoncer le débat comme « un instrument des dominant.es pour canaliser la colère des dominé.es. » « On assiste à des formes de rejet des opinions des autres avant même de vouloir entrer en débat, c’est vrai, continue le chercheur en science politique. Au point d’interdire une discussion sans même avoir pris connaissance de son contenu. Lorsqu’un militant LGBTQIA+ lance à un intervenant de cette conférence : ʻ votre livre est nul, je ne l’ai pas lu ʼ, ce n’est pas tenable. Alors que l’Université devrait précisément être ce lieu ouvert au débat et là où, en principe, la liberté de parole y est maximale. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’y laisser se diffuser des propos racistes, homophobes ou xénophobes, mais de tolérer que dans cet environnement il y ait une place pour le dialogue. »

Céline Masson, l’une des pédopsychiatres qui devaient participer à la discussion, observait dans le journal Le Temps : « Les étudiants sont devenus réfractaires au débat. Ils ne prennent pas la parole lorsqu’on les sollicite, mais écrivent des réclamations. » De son côté, Marco Cattaneo, porte-parole de l’Université, faisait remarquer : « Le premier mouvement des manifestants qui refusent le dialogue est de créer ce même dialogue dans les médias en envoyant un communiqué. Ce déplacement est intéressant. »

La prise de position par l’écrit offre plusieurs avantages, dont celui de ne pas avoir de représentants identifiables. Difficile dès lors de suivre ces collectifs sans vrai porte-parole, qui se dissolvent aussi vite qu’ils apparaissent sur Twitter ou Facebook, au gré de leurs actions. Un anonymat qui, de fait, invalide toute forme de débat. « Un communiqué de presse ou une série de tweets permettent aussi d’occuper le terrain et d’affirmer des positions, à une époque où le débat politique se fait essentiellement à travers les médias, et plus tellement dans des meetings ou sur des stands de partis déployés dans les rues comme dans le temps », reprend Pascal Sciarini. « Ces moyens de communication surpuissants qui mettent en prise directe la base et le politique ont court-circuité les intermédiaires historiques qu’étaient les syndicats ou les partis qui canalisaient, agrégeaient et transféraient de manière plus raisonnable les demandes dans l’arène des débats. »

Sujet éminemment à la mode, les accusations d’appropriation culturelle se multiplient et confinent parfois au délire. À Berne, en plein milieu de l’été 2022, le patron d’une brasserie faisait interrompre un concert de reggae au motif qu’une partie du public se sentait offensée par la coiffure rasta de certains membres du groupe, tous blancs. Le bistrotier aurait pu laisser continuer la musique. Il a préféré prendre les devants pour éviter d’essuyer le gros temps de l’émeute. La tempête a quand même eu lieu, amplifiée par la bronca générale sur les réseaux sociaux. Cet incident local devenu viral dit aussi beaucoup de l’anxiété du monde de la culture face à des situations « politiquement correctes » devenues incontrôlables. Il peut aussi jeter un doute sur notre capacité à prendre le temps d’articuler une pensée et sur la délégation de nos avis à l’impulsion aveugle plutôt qu’à la réflexion contenue. « Je ne pense pas que les gens soient moins intelligents qu’avant. J’aurais même plutôt tendance à penser le contraire, reprend Pascal Sciarini. En moyenne, notre niveau d’éducation est plus élevé qu’il y a cinquante ans. A priori, notre faculté de discussion devrait donc être supérieure. Ce n’est pourtant pas le cas, dans la mesure où ces sujets dont on parle sont extrêmement émotionnels. Et puis développer une idée constructive en 280 signes sur Twitter… »

Emanuel Grandjean

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