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Le pouvoir iranien en voie de talibanisation

PERSE Nombre de petites villes iraniennes crèvent de faim. Si, à Téhéran et dans les grandes villes du pays, la population parvient encore à supporter l’explosion du coût de la vie provoquée par la réduction drastique des subventions, notamment en multipliant les petits boulots dans le secteur informel, les localités des provinces de l’ouest, du sud-ouest, d’une partie de l’est iranien et du centre n’y arrivent plus.

D’où, depuis plusieurs semaines, des rassemblements spontanés, des grèves et, parfois, des révoltes violentes, auxquelles le régime islamique répond, comme à son habitude, par une répression systématique des forces sécuritaires, qui tirent à balles réelles sur les manifestants, et par des coupures locales d’Internet pour les empêcher de communiquer entre eux.

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La révolte a même trouvé un écho au festival de Cannes où, tranchant avec la prudence habituellement de mise chez les cinéastes iraniens, le réalisateur aux deux Oscars Asghar Farhadi s’est ému de la situation lors d’une conférence de presse du jury : « Cette joie que je ressens n’est pas aussi profonde que je le voudrais en raison de ce que vit mon pays aujourd’hui. Les perspectives sont sombres pour le peuple iranien, qui est à bout. Et je dois avouer que cela gâche quelque peu mon plaisir d’être ici. »

De son côté, l’acteur Shahab Hosseini, prix d’interprétation masculine à ce même festival en 2016 pour Le Client du même Asghar Farhadi, a clairement soutenu les manifestants sur son site Internet : « Lorsque la pauvreté entre dans les foyers, la foi s’en va. » 

La contestation a commencé au Khouzistan (sud-ouest), où les heurts sont les plus nombreux. Dans cette riche province pétrolière mais aussi l’une des plus défavorisées, l’accablante situation économique s’ajoute à de graves problèmes environnementaux (pollution et manque d’eau), de sous-développement, une politique de ségrégation envers les sunnites et l’absence de redistribution à la population locale des revenus du pétrole.

L’agitation s’est ensuite étendue à au moins dix-neuf villes et de nombreux villages, selon l’agence d’information sur les militants des droits de l’homme HRANA (un organisme indépendant) dans une dizaine de provinces (sur les 31 que compte l’Iran). Cinq ou six personnes ont déjà été tuées et quelque 1 650 personnes arrêtées, selon des informations publiées dernièrement sur les réseaux sociaux, certaines reprises par l’ONG Human Rights Watch.

À l’origine de la révolte, les mesures d’austérité annoncées le 3 mai par le gouvernement du président Ebrahim Raïssi dans un contexte marqué déjà par une lourde inflation (de l’ordre de 40 %). Il a ainsi diminué les subventions sur une partie des denrées alimentaires de première nécessité et provoqué la multiplication par deux ou trois des prix de la farine, de l’huile, des œufs, du poulet et des pâtes, d’où le surnom donné aux émeutes de « révolte des macaronis ».

Cette contestation n’a pas encore débouché sur des revendications politiques.

Azadeh Kian, directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes de l’université Paris-Diderot

Pour justifier ces mesures, le régime a invoqué la crise mondiale provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine, ces deux pays étant parmi les plus gros fournisseurs de blé et d’huile alimentaire à l’Iran, en se gardant bien de critiquer Moscou, son allié. Par ailleurs, les sanctions internationales décidées par Donald Trump continuent toujours d’asphyxier l’économie iranienne, l’empêchant d’exporter son pétrole et son gaz, les négociations de Vienne sur le nucléaire iranien n’ayant toujours pas abouti.

« Ceux qui descendent dans la rue, étant donné les risques qu’ils prennent, ce sont ceux qui n’ont rien, et qui, donc, n’ont rien à perdre, souligne la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian, directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes de l’université Paris-Diderot. Actuellement, 43 à 45 % des Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté et 10 % d’entre eux n’ont rien à manger. Ces manifestations ont un caractère spontané. Ce n’est donc pas un mouvement social. Je ne vois ni organisation, ni leadership, et la répression est là pour tout empêcher. Dès lors, cette contestation n’a pas encore débouché sur des revendications politiques. »

Grève des enseignants et des chauffeurs de bus

Ce qui n’empêche pas les slogans d’être politiques, ciblant notamment le guide suprême Ali Khamenei et le clergé, accusé d’accaparer toutes les richesses du pays. Certains témoignent non seulement d’un sentiment antireligieux violent mais d’une profonde nostalgie impériale, faisant référence à Reza Chah (le père de Mohammed Reza, renversé par la révolution islamique en 1979), qui avait le projet de séculariser l’Iran et prônait une laïcité militante.

« C’est une contestation latente que le régime ne peut pas arrêter, mais tant qu’il n’y a pas de passage au politique, il n’est pas menacé,renchérit Clément Therme, chercheur associé à l’Institut international des études iraniennes, qui a dirigé l’ouvrage collectif L’Iran et ses rivaux (éditions Passés / Composés, 2020). Les sources de mécontentement sont multiples et le risque, pour lui, c’est leur convergence. Il doit donc les segmenter et si possible les récupérer. Sa crainte, c’est d’abord que la classe moyenne descende à son tour dans la rueCe qui est certain, c’est que les gens ne croient plus du tout au changement par l’alternance entre les différentes factions à l’intérieur du système. »

À côté de ces manifestations se poursuit depuis des semaines la grève des enseignants et des chauffeurs de bus, même si ces deux mouvements tendent à s’essouffler. Entraînant là encore une répression intense, avec l’arrestation, fin avril, de dizaines de syndicalistes du Conseil de coordination de l’association des professeurs, dont certains sont toujours détenus, comme son porte-parole Mohammad Habibi.

Des centaines de professeurs, de chercheurs, de militants des droits humains et d’artistes, dont les documentaristes Firouzeh Khosravani et Mina Keshavarz – elles ont été libérées sous caution le 17 mai, après avoir passé huit jours en détention – ont été arrêtés également.

C’est en invoquant leur relation avec ce mouvement que la télévision d’État a annoncé l’arrestation, le 7 mai, de l’enseignante Cécile Kohler, âgée de 37 ans, et de son compagnon Jacques Paris, 69 ans, les accusant de vouloir « former une sorte de manifestation pour créer des troubles ». Le ministère iranien des renseignements a même affirmé le 11 mai qu’ils cherchaient à « déstabiliser » le pays.

Au total, quatre Français et Françaises sont détenu·es dans les geôles iraniennes : la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, depuis trois ans, et le touriste Benjamin Brière, depuis près de deux ans, complètent cette liste.

L’appareil de sécurité prend le dessus

« Quand les ultras sont au pouvoir, ils suscitent toujours plus de crises en politique étrangère,commente Clément Therme. Cela participe du complexe obsidional de la République islamique. Il lui faut fabriquer des crises avec l’extérieur pour s’en nourrir à l’intérieur et pouvoir mieux exercer une répression accrue contre toute forme d’opposition. Chaque crise est utilisée pour effrayer la population, pour créer un bouc émissaire afin d’éviter qu’elle se focalise sur les problèmes internes. Il s’agit pour lui de créer un climat de peur qui peut se résumer ainsi : soit le chaos, soit le statu quo. »

« Plus sa base rétrécit, plus le régime se durcit, ajoute-t-il. Ce qui le conduit à une phase de purification idéologique, comme sous Mahmoud Ahmadinejad [président de 2005 à 2013 – ndlr]. L’appareil de sécurité prend le contrôle des institutions élues, il crée une surenchère idéologique qui s’accompagne d’une fuite en avant sécuritaire. »

Azadeh Kian parle même d’une « talibanisation du régime » qui a transformé la République islamique en régime islamique. « Celui-ci s’attaque aux dernières libertés individuelles. Mais c’est à l’égard des femmes que c’est le plus manifeste, avec des agressions violentes dans la rue si elles ne portent pas correctement le hijab, une politique ouvertement nataliste, l’encouragement des mariages précoces, la séparation des femmes et des enfants d’avec les hommes dans les parcs. »

« La victoire des talibans en Afghanistan n’a pas été sans effet sur le régime. Leur pensée a eu un impact sur les dirigeants iraniens. Désormais, beaucoup d’ayatollahs de Qom souhaitent voir élaborer une politique de retour des femmes au foyer alors qu’elles ne sont déjà que 11 % engagées dans la vie active », conclut la sociologue.

Paradoxalement, le tout-puissant et omniprésent appareil sécuritaire montre ses failles : le 22 mai, le colonel Sayyad Khodai, de la force Al-Qods, l’unité au sein des Pasdaran (Gardiens de la révolution, l’armée idéologique du régime) chargée d’intervenir sur les théâtres extérieurs, a été tué, le 22 mai, de cinq balles par deux motards alors qu’il regagnait en voiture son domicile de Téhéran.

C’est la première fois qu’un haut gradé militaire ayant servi en Syrie, où il dirigeait, semble-t-il, le transfert de la technologie des missiles au Hezbollah libanais, est assassiné en Iran.

Jean-Pierre Perrin

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