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En Libye, «un cessez-le-feu n’est pas réaliste tant qu’il n’y a personne pour arrêter Haftar»

BOURBIER Le maréchal libyen Khalifa Haftar a quitté Moscou lundi sans signer l’accord de cessez-le-feu auquel il avait pourtant consenti. Le militaire va-t-en-guerre dicte encore sa loi en refusant de signer la paix. Entretien avec le chercheur allemand Wolfram Lacher, spécialiste de la Libye.

Après des mois de combats meurtriers qui ont torpillé des années d’un processus de paix très laborieux et alors que le risque d’escalade est à son comble, le mince espoir d’une trêve avait fini par jaillir en Libye.

Fayez al-Sarraj, le chef du très fragile gouvernement d’entente nationale (GNA – Government of National Accord), reconnu par la communauté internationale, et Khalifa Haftar, l’autoproclamé chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), qui contrôle l’est et une grande partie du sud du pays, s’étaient engagés à signer un cessez-le-feu à l’initiative de la Turquie et de la Russie, deux pays devenus incontournables dans la médiation comme sur le terrain de l’interminable conflit. Sans jamais se parler directement.

Mais si Fayez al-Sarraj a paraphé l’accord lundi 13 janvier, Haftar, qui a pourtant fait le déplacement jusqu’à Moscou, a finalement tourné les talons et quitté la Russie sans apporter sa signature, après avoir d’abord argué la nécessité d’un temps de réflexion.

Est-ce parce qu’avec cet accord, Haftar s’engageait de fait à renoncer à sa conquête de Tripoli et donc du centre du pouvoir, et qu’il n’en est pas question pour lui ? Est-ce sous la pression de ses très nombreux soutiens étrangers, directs et indirects ? Est-ce parce qu’il veut sonder ses bases ? On ignore les raisons de sa volte-face et les questions affluent dans ce dossier déjà éminemment complexe, où plus d’une vingtaine de pays étrangers sont impliqués à des degrés divers, « dans le seul but de servir leurs propres intérêts », comme le rappelle ici le chercheur Hasni Abidi.
Si les Russes, qui sont des soutiens de Haftar, lui fournissant matériels de guerre mais aussi mercenaires, annoncent rester optimistes et poursuivre leurs efforts en vue d’une trêve, les Turcs, qui soutiennent le camp rival et se tiennent prêts à intervenir militairement, haussent le ton. « La Turquie n’hésitera pas à donner à Haftar la leçon qu’il mérite, s’il poursuit ses attaques contre le gouvernement légitime et nos frères en Libye », a prévenu le président turc Erdogan.

Entretien avec Wolfram Lacher, chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, basé à Berlin et spécialiste de la Libye.

Comment interprétez-vous la volte-face du maréchal Haftar, qui a refusé de signer le cessez-le-feu à l’initiative de Moscou et Ankara ? Est-ce un désaveu pour la Russie et la Turquie ?

Wolfram Lacher : Les Russes semblent avoir fait l’expérience, à Moscou, que leur soutien militaire à Haftar ne leur donne qu’une influence relative sur celui-ci. Il a trop d’autres sources de soutien extérieur, particulièrement les Émirats et l’Égypte, qui voyaient les perspectives d’un accord chapeauté par la Russie et la Turquie sans doute d’un mauvais œil, du fait de leur hostilité à Erdogan. Maintenant, la question se pose si le cessez-le-feu s’effondre – et aussi si la Russie retire son soutien à Haftar, pour lui mettre la pression.

La conférence internationale sur la Libye sous l’égide de l’ONU à Berlin, sans cesse reportée et aujourd’hui annoncée pour le 19 janvier, est-elle menacée ?

Oui. La Turquie a réagi à la débâcle de Moscou en disant que la conférence de Berlin n’avait pas de sens si Haftar n’était pas prêt à un cessez-le-feu. Et même si la conférence a lieu, elle ne fournira pas de perspective réaliste de sortie de crise, tant que ni les États qui soutiennent Haftar, ni les États occidentaux ne sont disposés à mettre la pression sur celui-ci.

Justement, quel est le rôle des puissances étrangères dans le conflit libyen ?

Nous sommes dans une situation de guerre civile. Haftar veut prendre le pouvoir à Tripoli par la force. Pour ce faire, il a des soutiens internationaux militaires et politiques très importants : les Émirats arabes unis, la Russie et l’Égypte sont les principaux soutiens militaires ; la France et l’Arabie saoudite le soutiennent surtout politiquement.

Ses opposants sont soutenus uniquement par la Turquie sur le plan militaire ; le Qatar est le seul pays à les soutenir sur le plan politique. Il y a là une asymétrie importante en défaveur du gouvernement reconnu par la communauté internationale.

Le camp dominant du Proche-Orient – celui de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Égypte – soutient donc Haftar. La Turquie et le Qatar sont assez isolés, et la Turquie espérait sortir de cet isolement en s’alliant avec la Russie pour s’imposer comme arbitre en Libye. 

La France s’associe clairement avec le camp dominant, tandis que les États-Unis et les autres États européens ne sont pas prêts à s’opposer à ce camp, à exercer des pressions réelles. C’est cela qui explique que la guerre dure depuis avril, malgré l’échec de Haftar à prendre Tripoli, et qu’elle ait d’abord attiré l’intervention de la Turquie, puis celle de la Russie, avec une escalade progressive.

Comment analysez-vous la position turque ? Quelle est l’ambition réelle du président turc Erdogan, qui est le seul à avoir officiellement annoncé l’envoi de troupes en soutien au gouvernement de Tripoli ? 

Il s’agit d’un jeu de rivalités régionales. Haftar est soutenu par des États hostiles à la Turquie, notamment les Émirats arabes unis et l’Égypte. Haftar se montre lui aussi clairement hostile à la Turquie. Si Haftar prend le contrôle de la Libye, la Turquie craint de perdre l’accès à un pays riche, où les compagnies turques sont très présentes, et de gagner un adversaire dans la région.

Par ailleurs, en contrepartie de leur soutien militaire, les Turcs ont forcé le gouvernement de Tripoli à signer un accord de délimitation maritime qui leur sert de moyen de pression dans leur différend en Méditerranée orientale avec la Grèce, l’Égypte et Chypre, qui convoitent ces eaux.
Il est donc dans l’intérêt de la Turquie de maintenir le gouvernement de Tripoli en vie, d’éviter qu’il tombe, pour maintenir ce moyen de pression dans le contentieux sur les droits maritimes. Ou de promouvoir une solution politique qui sauvegarde cet intérêt.

L’implication turque a été vivement critiquée, notamment par les États européens, dont la France. N’est-ce pas beaucoup d’hypocrisie ? L’ingérence étrangère n’est-elle pas une donnée maîtresse dans cet interminable conflit depuis des années ? Haftar est politiquement et militairement soutenu par l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Jordanie, tous rivaux régionaux d’Ankara, mais aussi par des pays comme la France qui reconnaissent le gouvernement de Tripoli mais aident en sous-main Haftar. Depuis des années, ces grandes puissances étrangères alimentent par leurs livraisons d’armes, leurs envois de « conseillers », leur aide financière, leur appui diplomatique et parfois l’intervention directe de leur aviation, cette guerre insoluble…

Depuis des années, il y a en effet un soutien en sous-main à Haftar de la part de l’Égypte, des Émirats et de la France aussi. Au moins jusqu’au début de l’année dernière, il y avait un soutien militaire français à Haftar, soutien apparu au grand jour notamment quand trois agents du renseignement français ont été tués lors d’un vol en hélicoptère dans la région de Benghazi en 2016.

Depuis avril 2019, l’offensive de Haftar pour prendre le contrôle de Tripoli a été soutenue par les Émirats, qui ont envoyé des drones, des systèmes de défense aérienne et d’autres armes. Les drones et les avions émiratis ont fait des bombardements avec un nombre important de victimes civiles, y compris les 53 migrants tués à Tajoura en juillet. À partir de septembre, la Russie a envoyé mercenaires et matériels, des spécialistes, snipers, chargés d’artillerie, qui ont considérablement renforcé les forces de Haftar.

Tout cela, tout le monde le sait mais personne n’en parle. La Turquie est le premier pays à assumer de manière officielle son soutien. Depuis mai 2019, les Turcs opèrent des drones de combat en Libye, et ils ont fourni un soutien modeste en armes, toujours en sous-main. Avec la décision officielle du Parlement turc d’envoyer un soutien militaire en Libye, c’est la première fois qu’un de ces États impliqués dans le conflit annonce son intervention formellement, ouvertement. 

Reprocher aux Turcs une ingérence est dans une large mesure hypocrite quand on sait que toute cette guerre a été rendue possible grâce au soutien apporté à Haftar par les autres puissances impliquées, soutien qui n’a jamais été remis en question.
« La guerre pourrait encore continuer, avec une implication grandissante des acteurs extérieurs »

Une intervention turque peut-elle conduire à l’escalade ?

Avec l’annonce d’une intervention turque dont on ignore encore les contours, il y a un risque d’escalade, notamment si les États qui soutiennent Haftar répliquent à cette intervention turque en augmentant leur soutien à Haftar. Une escalade est probable, notamment si les soutiens extérieurs de Haftar jugent qu’Ankara ne sera pas prêt à faire ou ne sera pas capable de faire ce qu’il faut pour arrêter l’offensive de Haftar.
Mais il y a aussi une possibilité, si les Turcs empêchent Haftar de prendre Tripoli, que les chances de négociation s’améliorent. Le fait que l’annonce de l’intervention turque a été suivie par l’initiative turco-russe pour un cessez-le-feu l’a démontré : un cessez-le-feu n’est pas réaliste tant qu’il n’y a personne pour arrêter Haftar.

Cela reste encore très compliqué, car beaucoup d’acteurs extérieurs sont impliqués. Il n’est pas sûr que l’influence de la Turquie et de la Russie sur le terrain suffise pour jouer le rôle d’arbitre, et il est peu probable que la Russie soit prête à marginaliser l’Égypte et les Émirats arabes unis pour travailler main dans la main avec la Turquie. Tout cela veut dire que la guerre pourrait encore continuer, avec une implication grandissante des acteurs extérieurs, et sous les regards d’une Europe impuissante.

Quel est l’état réel des forces respectives de chaque camp ? Dans un récent rapport destiné au Conseil de sécurité de l’ONU, on découvre l’impressionnante liste de groupes armés qui se divisent le pays. Une soixantaine sont pro-Haftar, une quarantaine pro-GNA…

Ce qui fait la force de Haftar, c’est surtout son soutien extérieur important en matériels de guerre, en armes, en finances, en mercenaires. On ne peut pas nier qu’il a aussi une certaine base sociale, mais ce qui lui a permis de devenir l’acteur principal, c’est le soutien extérieur. Ce soutien est bien supérieur à l’assistance turque aux forces qui luttent contre lui – une assistance qui existe déjà depuis mai, bien avant la décision officielle du gouvernement turc d’intervenir. D’ailleurs, les forces anti-Haftar ignorent encore l’ampleur que prendra le soutien turc après cette décision officielle.

Les forces qui luttent contre Haftar sont des groupes armés locaux qui appartiennent à des villes comme Misrata, Zaouia, Tripoli, qui sont des villes amazighes [berbères]. La plupart de ces groupes ont soutenu la révolution en 2011 et ont lutté contre Kadhafi. Ce qui n’est pas le cas dans le camp de Haftar, où l’on trouve beaucoup de figures de l’ancien régime. Parmi les forces de Haftar, on trouve aussi les madkhalistes [une branche de salafistes, du nom du très rigoriste cheikh saoudien Rabee al-Madkhali – ndlr].

Alors qu’elle justifie son soutien au maréchal Haftar et son attitude trouble par la lutte contre les islamistes et les terroristes dans cette région clé pour la stabilité tant du Maghreb que du Sahel, la France ne s’émeut pas de voir Haftar s’allier à une puissante brigade d’islamistes ?
La propagande développée autour du conflit libyen a peu à voir avec les réalités sur le terrain. En Libye, ce n’est pas un conflit entre d’un côté les forces séculières, laïques, et de l’autre les forces islamistes. Les forces qui luttent contre le maréchal Haftar comptent très peu d’islamistes. Ce sont des groupes qui ont une identité locale et révolutionnaire. En revanche, les madkhalistes sont une force importante dans les rangs de Haftar.

Parmi ces innombrables milices, certaines ont-elles récemment changé de camp ?

 

Il y a assez peu de milices qui changent de camp. Dans la récente prise de Syrte par Haftar, une milice de makhdalistes l’a rejoint. C’est une milice essentiellement issue de la tribu Firjan, à laquelle appartient Haftar. On savait qu’ils pouvaient rejoindre Haftar à cause de leur identité salafiste mais aussi tribale. Faire défection pour rejoindre Haftar n’est pas un choix très attractif.

Quiconque rejoint Haftar aujourd’hui court le risque d’être écarté, voire mis en prison, sinon tué une fois que Haftar sera au pouvoir. Il faut voir comment il s’est débarrassé de ses alliés depuis 2014, en les tuant, en les emprisonnant ou en les contraignant à l’exil. Haftar a une ambition très claire : installer une dictature.

Quelles sont les milices les plus stratégiques ?

Dans le camp des forces anti-Haftar, ce sont les dizaines de milices de Misrata. Dans le camp de Haftar, c’est la milice de Tarhouna, à 80 km au sud-est de Tripoli. Cette milice, contrôlée par les frères el-Kani, et qui a tué plus d’une centaine de personnes pour prendre le contrôle de Tarhouna à partir de 2015, a rejoint le camp de Haftar seulement le jour où il a lancé son offensive sur Tripoli. Tarhouna offre la seule base pour l’offensive de Haftar à Tripoli. Pour cela, la milice des frères el-Kani est l’allié de Haftar le plus important en Tripolitaine.

Vous avez évoqué la prise de Syrte par Haftar et ses forces, le 6 janvier. Que représente la prise de ce fief des khadafistes dans le centre du pays pour le maréchal Haftar ?

C’est une victoire importante. Les forces du maréchal Haftar sont sur l’offensive depuis le début du mois de novembre. Elles enregistrent des progrès grâce à l’appui des Russes. Un nombre important de mercenaires russes a renforcé le camp Haftar à partir de septembre avec du nouveau matériel de guerre, de nouvelles armes.

Cet appui a affaibli les forces du GNA. La prise de Syrte montre bien d’ailleurs la faiblesse du camp du GNA. Il n’y a quasiment pas eu de combats dans la ville. Les forces du GNA se sont retirées pour laisser la ville à Haftar. 

Il faut garder à l’esprit que Syrte n’est pas une ville où les forces du GNA avaient une base sociale – contrairement à toutes les autres villes que ces forces tiennent encore aujourd’hui. Les milices de Misrata avaient vaincu Daech à Syrte en 2016 et elles contrôlaient la ville depuis, mais une bonne partie de la population locale les voyait comme une force d’occupation.

Haftar, au contraire, a des soutiens à Syrte, car la tribu à laquelle il appartient, les Firjan, est une des principales communautés de la ville. Mais il a pu prendre Syrte aussi parce qu’il a noué une alliance avec une partie des anciens partisans de Kadhafi, qui eux sont très forts à Syrte.

Haftar partage-t-il les objectifs des anciens kadhafistes ?

Haftar n’est pas un kadhafiste. Certes, il a été haut officier de Kadhafi dans les années 1980. Mais lorsqu’il a été fait prisonnier au Tchad et que Kadhafi a nié l’existence de prisonniers de guerre libyens, il a rejoint l’opposition en exil, puis les États-Unis pendant deux décennies.
Il est revenu en 2011 soutenir la révolution contre Kadhafi. Il a essayé d’y jouer un rôle clé mais n’a pas réussi, car il y avait beaucoup de méfiance envers lui. À cause de toute cette histoire, beaucoup de kadhafistes le perçoivent comme un traître. 

L’alliance entre Haftar et les kadhafistes est opportuniste. Les kadhafistes pensent qu’ils peuvent utiliser Haftar pour reprendre le contrôle de la ville de Syrte, peut-être même arriver au pouvoir à Tripoli. La question est jusqu’à quand cette alliance tiendra.

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