Pourquoi la presse est l’affaire de tous ?
ADIEU L'AMI Ce samedi paraît le dernier numéro du «Matin» qui ne sera désormais présent qu’en ligne. Une page se tourne…
Si vous lisez ce journal au café, il y a de fortes chances que votre voisin se nourrisse de vitamine orange. Faites comme lui. C’est votre dernière chance. Dès lundi, «Le Matin» sur papier aura disparu. Et le manque se fera sentir intensément même si la mort du journal sur papier est annoncée depuis des lustres. Le titre au logo orange que l’on aimait détester, la formule a fait florès, répondait à un puissant besoin. Sports, émotions, faits divers, stars mais aussi enquêtes et politique. Tel était le menu d’un journal coup-de-poing réalisé par des pros de l’info. Comment expliquer sinon qu’il soit lu chaque jour par 235 000 Romands, la plus grande audience pour un quotidien payant dans cette partie du pays?
En Suisse comme ailleurs, la presse éprouve bien des difficultés à parler d’elle-même, surtout quand il s’agit d’analyser la disparition d’un cousin du même groupe, Tamedia en l’occurrence. Un journal est le lieu de rencontre et de friction entre les acteurs de la société. À l’interne, il peut aussi devenir un point de tensions extrêmes entre les acteurs de l’entreprise. C’est le cas aujourd’hui. Entre autocensure, incitations diverses à la modération, mépris ou haine d’un concurrent, défense d’intérêts collectifs ou particuliers, ou encore par simple instinct de préservation, les professionnels de la presse, à tous les étages, renoncent à utiliser complètement cette licence dont pourtant tous se prévalent: la liberté de la presse. Les conflits de presse et leurs enjeux constituent certainement l’une des matières les plus mal couvertes par les titres touchés. Ces derniers se contentent généralement d’une dépêche d’agence, garante d’une certaine neutralité, calée en bas de page.
Dès lors, les commentateurs internes se rejoignent sur quelques vertueuses lapalissades érigées en vérités intangibles. Dans le cas du «Matin»: 34 millions de déficit en quinze ans, preuve que le modèle est à bout de souffle. L’avenir, s’il y en a un, se jouera sur le digital. C’est une perte pour les lecteurs qui aimaient ce «Matin» «popu». C’est une perte pour la diversité des points de vue. Enfin, la disparition d’un journal aux enquêtes parfois tranchantes constitue un manque pour le bon fonctionnement de la démocratie. Cela a été dit pour «La Suisse», qui a tiré son chapeau en 1994, le «Journal de Genève», «Le Nouveau Quotidien», «L’Hebdo» l’an dernier et bien d’autres petits journaux moins illustres au moment de leur enterrement. Au final, une fois le premier choc encaissé, les licenciements «digérés» et la période de deuil achevée, on constate que l’information continue de circuler et que la démocratie reste vivante, en apparence du moins. Le même scénario risque d’accompagner la fin du «Matin» en attendant le prochain accident industriel.
Alors, quelle est la véritable valeur démocratique d’un journal? Peut-on la chiffrer? Peut-on déterminer l’apport de la presse locale au bon fonctionnement de nos institutions autrement que par quelques professions de foi bien-pensantes? Tentons de répondre à cette question avant que ne retombent les cris alarmistes d’une élite qui parle haut et fort quand une crise médiatique mobilise l’opinion publique. Puis oublie.
Une presse locale dope le taux de participation
En Suisse, les études et données sont rares sur cette question. Toutefois, une recherche publiée le 5 mars dernier par le professeur Daniel Kübler*, de l’Université de Zurich, établit un lien direct entre l’intensité de la couverture des communes par la presse locale dans une région donnée et le taux de participation aux scrutins populaires dans cette même région. L’enquête a porté sur 408 communes de six régions métropolitaines en Suisse (Zurich, Genève, Bâle, Lausanne, Lucerne et Lugano) représentant une population de trois millions d’habitants. L’étude isole les autres facteurs impactant le taux de participation. Elle confirme dans les faits ce que semblait dicter le bon sens: plus la presse est active et pertinente dans une région, plus les habitants s’intéressent au débat politique; ils voteront donc plus et se laisseront moins séduire par les solutions les plus radicales et simplistes, autrement dit populistes.
La réponse reste insuffisante, car elle ne dit rien sur l’intérêt des institutions elles-mêmes et du citoyen contributeur à se soumettre à la surveillance de «chiens de garde». Tournons-nous donc vers les États-Unis, où, contrairement à la Suisse, les médias constituent un champ de recherche exploré avec assiduité et des moyens importants. Plusieurs instituts, comme le Pew Research Center, la «Columbia Journalism Review», le Nieman Lab ainsi que d’innombrables centres universitaires réputés se focalisent sur les rapports entre démocratie et médias.
L’exemple états-unien est d’autant plus intéressant que les grands mouvements, qu’ils soient sociétaux ou industriels, précèdent d’une dizaine années le développement de ces mêmes trends en Europe, qu’il s’agisse de l’alimentation, de la mobilité, de la technologie ou des médias. Les premiers journaux ont commencé à explorer le potentiel du Web dès 1993 dans la Silicon Valley. Le «San Jose Mercury News» proposait déjà un moteur de recherche permettant de fouiller l’actualité ou, mieux, un système d’alerte par mot-clé. Banal aujourd’hui. Révolutionnaire alors. Si la montée en puissance des médias sur Internet fut largement anticipée, il en est de même de la débâcle de la presse papier. L’audience a baissé de moitié entre 2003 et 2017 (30 millions de lecteurs) tandis que le volume publicitaire s’effondrait de deux tiers. Le site d’annonces Craigslist a littéralement tué le marché des petites annonces (immobilier, automobile, emploi…) dans les journaux. Le déploiement de ce nouvel acteur digital dans un comté a, à maintes reprises, donné le coup de grâce au journal local, comme les McDonald’s ont avalé les diners.
Les «déserts de l’info» américains
Aux États-Unis, on parle désormais de news deserts ou déserts de l’info. La «Columbia Journalism Review» a dessiné la carte interactive de ces zones asséchées qui ne cessent de s’étendre, comté par comté. Les trous de l’information sont béants, affichant la disparition de journaux locaux par dizaines. Et pas seulement dans les zones rurales. La ville de Denver (600 000 habitants), historiquement servie par deux titres régionaux, en fournit un bon exemple. Le «Rocky Mountain News» meurt en 2009, tandis que le «Denver Post», aujourd’hui également moribond, a subi plusieurs vagues de licenciements plongeant la rédaction dans un état d’anémie. Elle a perdu en quelques années les quatre cinquièmes de ses effectifs.
Les chercheurs spécialisés dans les médias se sont penchés sur ce paysage dévasté de la presse locale et régionale. Et convergent dans leurs conclusions: non seulement ils constatent évidemment un déficit d’informations de base, suivi d’un déficit du débat démocratique, mais surtout, et c’est là l’originalité de ces récentes recherches, ils établissent un lien direct entre l’affaiblissement de la presse locale et la détérioration des finances publiques locales. Trois experts de Chicago* ont passé au crible 200 comtés (ou municipalités) ayant enregistré des pertes drastiques en matière de presse. La conclusion de leur étude publiée en mai dernier est sans appel: le taux d’intérêt des obligations émises par les municipalités a augmenté de 11 points.
Dans cette enquête approfondie, l’ensemble des facteurs qui auraient pu expliquer autrement ce phénomène a été pris en compte. Une hausse du coût de l’emprunt signifie que la construction d’écoles, d’hôpitaux ou tout autre investissement en infrastructures deviennent plus coûteux pour les contribuables. La raison: les prêteurs se méfient d’autorités et administrations dont la gestion n’est pas soumise à l’attention de la presse. Autre effet: en l’absence de chiens de garde, les autorités ont une sérieuse tendance à augmenter le traitement des fonctionnaires. En moyenne, les charges salariales d’un comté privé de presse ont progressé de 1,4 million de dollars tandis que les impôts ont subi une hausse de 85 dollars par contribuable. Les trois chercheurs sont formels: efficience et productivité de l’État baissent quand ce dernier n’est pas sous pression des rédactions.
On pourrait faire valoir que les télévisions et radios locales, ainsi que les nouveaux médias digitaux et les réseaux sociaux, remplacent progressivement les journaux traditionnels dans leur rôle de surveillance. Il n’en est rien, affirment aussi bien l’étude l’Université de Zurich que celle de Chicago. Les télévisions locales privées sont davantage axées sur le divertissement, tandis que les sites dits d’information sur Internet, les pure players, sont engagés dans une course à l’audience qui laisse peu de ressources pour enquêter sur des sujets aussi arides que les finances publiques d’une municipalité. Une analyse confirmée par une étude du Pew Research Center: le nombre de correspondants auprès des parlements des 50 États du pays a baissé de 35% entre 2003 et 2014, en majorité des journalistes de presse. Aujourd’hui, 40% de ces correspondants proviennent encore de rédactions de l’écrit.
James Snyder et David Strömberg, professeurs respectivement au MIT et à l’Université de Stockholm, apportent encore un autre éclairage sur l’importance de la presse locale en matière de finances publiques. Dans une étude publiée voici déjà dix ans, ils ont pu vérifier une double hypothèse. D’abord, un journal local qui se concentre sur la couverture d’une région électorale précise et crée donc un lien communautaire puissant augmente de façon massive l’intérêt pour la politique locale et ses élus. Contrairement à ce qui se produit dans une région mal informée, les électeurs se déterminent moins en fonction de l’appartenance partisane d’un candidat que sur la base de ses compétences et de sa personnalité. Plus surprenant: cette couverture locale intense assure au final des subsides fédéraux 10% plus élevés que ce que touche un comté situé dans un désert de l’information.
La Suisse suivra-t-elle les États-Unis?
L’exemple états-unien, dûment documenté, préfigure-t-il une évolution identique en Europe et en Suisse? Si le phénomène n’est pas encore d’une ampleur comparable, le mouvement est déjà plus qu’amorcé.
L’évolution des chiffres de la presse en Suisse indique que le marché des médias devrait poursuivre sa consolidation, selon le jargon pudique des milieux de la finance. Les disparitions de titres s’accélèrent et, a priori, rien ne semble pouvoir freiner le mouvement. Rien, sinon une prise de conscience citoyenne des risques majeurs que cela constitue pour nos sociétés. Le rejet clair et net de l’initiative «No Billag» est un bon indice de l’attachement des Suisses à une information de qualité, dussent-ils en payer le prix. Instinctivement, les Helvètes ont pris la mesure des effets d’une désertification de l’information. La Suisse, sa démocratie directe et son organisation politico-administrative en cascade exigent un degré de transparence et de qualité d’information particulièrement élevé pour assurer le bon fonctionnement des institutions à tous les niveaux de l’État.
Le fédéralisme suisse – ou américain – accorde à la presse locale une responsabilité accrue. C’est à elle de détecter, dès le stade de la gestion d’une commune, les forces et faiblesses des élus locaux. D’une part, afin d’éviter que, faute de suivi critique, des élus peu méritants ou carrément corrompus accèdent au sommet de l’État sur la base d’un bilan lacunaire ou tronqué. D’autre part, parce qu’en scrutant et en exposant les délégués du peuple, on les contraint à s’investir sans relâche pour la défense des intérêts de leur communauté. Un point essentiel, en Suisse comme aux États-Unis, où les cantons/États sont engagés dans une bataille sans merci pour décrocher des subventions fédérales.
On ne fera pas l’économie d’un vrai débat sur la presse
La presse locale n’est plus forcément une affaire pour les éditeurs. Pourtant, elle l’est pour le citoyen, qui en tire indirectement des bénéfices financiers sans le savoir ou sans même lire un journal. La presse contribue à améliorer la gouvernance, veiller à sa transparence, et de ce fait aide à contenir les charges de l’État et donc le niveau des impôts.
Alors que le ciel s’assombrit, cette utilité démocratique objective de la presse locale commence à être perçue. Alors à qui la responsabilité de s’investir ou plutôt d’investir dans la presse? Peut-on faire confiance à des éditeurs soucieux de maintenir les rendements? Est-ce que la presse doit être subventionnée par l’État, avec les risques que l’on sait? Peut-on compter sur les mécènes et grandes fortunes de ce pays possédant un sens civique aigu? Faut-il responsabiliser, voire culpabiliser les citoyens que les journaux n’intéressent plus? Faut-il engager une guerre totale contre les GAFA (Google, Facebook, Amazon…), qui siphonnent l’immense majorité de la publicité digitale? Les journalistes doivent-ils offrir, en partie, leur force de travail en bons militants d’une information accessible? Ou faut-il simplement espérer que «la main invisible» d’Adam Smith fera le travail et que de nouveaux médias remplaceront les vieux?
Des modèles inédits s’esquissent, aux États-Unis en particulier. Mais ils sont encore bien trop fragiles pour être simplement répliqués. Quoi qu’il en soit, nous ne ferons pas l’économie d’un vrai débat sur le rôle et le financement de la presse. Elle est l’affaire des éditeurs mais elle est aussi, et même avant tout, notre affaire. Celle de tous les citoyens. La fin de la livraison du «Matin» en ce samedi 21 juillet le rappelle cruellement.
Ouvrages cités dans cet article:
«Newspapers markets and municipal politics: how audience and congruence increase turnout in local elections», Daniel Kübler, Department of Political science, University of Zürich, in Journal of Elections, 5 march 2018
«Financing dies in darkness? The impact of newspaper closures on public finance», Pengjie Gao, University of Notre Dame, Chang Lee and Dermot Murphy, University of Illinois, Chicago, 8 May 2018.
«Press coverage and political accoutability», James M. Snyder, Department of Political science and Department of Economics, MIT, David Stömberg, Institute for International Studies, Stockholm University, March 2008. (TDG)