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Pourquoi les géants du numérique valent si cher

GAFAM Les niveaux extrêmement élevés des valeurs boursières des grandes entreprises du numérique ne sont pas en rapport avec leurs capacités réelles, mais reflètent un pari des marchés : celui de la construction de monopoles mondiaux que cette valeur même rend possible. Un entretien avec Thierry Philipponnat, directeur de l’Institut Friedland.

Thierry Philipponnat est un connaisseur critique des marchés financiers et de la financiarisation de l’économie, dont il fut acteur au moment de leur libéralisation et de leur complexification, entre 1985 et 2006. Après la crise financière, il a fondé puis dirigé jusqu’en 2014 l’association Finance Watch, qui se veut le « contre-lobby » aux grands du secteur financier. En 2017, il a publié un ouvrage aux éditions Rue de l’échiquier, Le Capital, de l’abondance à l’utilité, où il constatait et expliquait l’absence grandissante de lien entre la finance et l’économie réelle. Il dirige désormais l’Institut Friedland, un think tank qui promeut l’idée d’une finance à nouveau utile à l’activité économique.

Face à l’explosion de la valorisation des géants de la technologie, son analyse se démarque de la lecture traditionnelle de la « bulle spéculative ». Pour lui, les marchés ne valorisent pas ces entreprises selon la méthode traditionnelle parce que leur modèle est pris en défaut. Les marchés donnent alors, par des valorisations excessives, les moyens à ces entreprises de construire des monopoles mondiaux. Mais cette logique est particulièrement risquée pour le système financier et pour l’économie.

Comment comprenez-vous aujourd’hui les valorisations impressionnantes des grands groupes technologiques, notamment ceux que l’on appelle les GAFAM (pour Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ?

À eux cinq, ils cumulent près de 3 900 milliards de dollars de capitalisation boursière, soit l’équivalent du PIB cumulé de la France et de l’Italie. À quelle rationalité cela peut-il correspondre ?
Cela correspond à une inversion de la manière traditionnelle dont les investisseurs évaluent les entreprises : là où l’investisseur évalue de façon classique une entreprise en regardant sa situation et en anticipant les bénéfices futurs probables qu’il ramène à une valeur présente, il regarde les géants du numérique américains ou chinois en partant du principe qu’une valorisation très élevée va asseoir la position de ces entreprises, ce qui leur permettra d’établir leur leadership et justifiera a posteriori les valorisations. La façon traditionnelle d’évaluer une entreprise n’est pas une science exacte, elle est sujette à des phénomènes de spéculation (le fameux « concours de beauté » de Keynes où le jeu ne consiste plus à évaluer la juste valeur d’une entreprise, mais à deviner ce que les autres en pensent), mais elle possède une cohérence économique intrinsèque du fait de son lien avec l’activité réelle des entreprises. Ici, la donne est différente.

Face aux valorisations hors normes des géants du numérique, beaucoup continuent à estimer que le modèle traditionnel fonctionne, soit parce que ces valorisations seraient justifiées, soit parce qu’elles seraient le signe d’une bulle spéculative. Je défends une autre lecture : ce n’est pas parce que les perspectives des géants du numérique sont exceptionnelles que ces entreprises valent si cher, mais parce qu’elles valent si cher que leurs perspectives sont exceptionnelles. Pour arriver à ce résultat, le financier va opérer de façon inversée par rapport à sa façon de faire traditionnelle : là où il considère habituellement que 10 % du capital d’une entreprise qui vaut 100 du fait de ses perspectives économiques a une valeur de 10, il considère dans le cas d’espèce qu’une entreprise vaut 100 du seul fait qu’il a injecté 10 en échange de 10 % du capital. Le montant investi devient la cause de la valorisation au lieu d’en être la conséquence.

Pourquoi ?

Parce que la méthode traditionnelle de valorisation financière s’inscrit dans un contexte d’entreprises connaissant des rendements décroissants, alors que dans le cas des géants du numérique la situation est inverse : les rendements sont croissants. La loi des rendements décroissants est une règle importante de la théorie économique classique : l’augmentation des volumes de production s’accompagne d’une diminution de la productivité des facteurs de production. Cette loi limite, théoriquement, les volumes produits par chacune des entreprises. Mais quand les rendements deviennent croissants, cette logique ne vaut plus. Par exemple, le coût marginal de chaque nouveau logiciel vendu par Microsoft est de plus en plus faible et, par conséquent, sa rentabilité marginale de plus en plus élevée. C’est également le cas pour Facebook, Netflix, Spotify, Google, Tencent ou Alibaba quand ils ajoutent de nouveaux clients ou de nouveaux utilisateurs.

Quand la finance rencontre des entreprises à rendements croissants, elle modifie sa manière de les valoriser. Elle s’emploie alors à leur donner les moyens de développer le plus rapidement possible leurs volumes de vente et, par là même, leurs rendements. Plus les volumes de vente seront élevés plus les marges seront fortes : la course à la taille devient la question essentielle.

Et quelles sont alors les conséquences pour la valorisation des entreprises ?

Les conséquences en sont radicales : par exemple, avec des résultats d’environ 3 milliards de dollars, Amazon pourrait valoir dans un modèle économique traditionnel entre 40 et 90 milliards de dollars selon ses perspectives de croissance. Mais Amazon vaut plus de 800 milliards de dollars, soit environ 270 fois ses résultats : l’ordre de grandeur n’est simplement pas le même. Cela lui donne les moyens de conquérir tous azimuts des marchés aussi différents que le commerce en ligne tous produits confondus, le cloud, les services financiers grand public, la culture ou les droits de retransmission du football. Le même raisonnement prévaut dans le cas d’Alibaba dont la capitalisation boursière est de 500 milliards de dollars.

Concrètement, comment cela se traduit-il ?

La clef réside dans le pouvoir financier que confère à ces entreprises leur valorisation. Les acquisitions, même à prix élevé, leur coûtent peu en réalité, et cela leur permet d’évincer aisément d’éventuels acquéreurs concurrents qui ne possèdent pas le même avantage. Lorsque Facebook rachète Instagram en 2012, une entreprise qui a alors deux ans et treize employés, il paie un milliard de dollars. Mais il ne paie pas en cash, il paie en actions. Quand il rachète WhatsApp en 2014, il paie 19 milliards de dollars, dont 15 milliards en actions et 4 milliards en cash. Plus récemment, Microsoft rachète, en actions également, GitHub, une plateforme pour logiciels libres, pour 7,5 milliards d’euros. Dans tous ces cas, on peut constater la puissance acquise par ces entreprises par l’effet de cette valorisation boursière et l’usage qui en est fait qui leur permet de construire un monopole mondial. Que GitHub, comme Instagram et WhatsApp en leur temps, n’ait pas valu le prix payé selon les critères classiques de valorisation n’est pas la question : l’objectif était de croître le plus vite possible en absorbant les concurrents ou les entreprises présentes sur des secteurs complémentaires. On touche ici au point central : la valorisation conférée à ces entreprises par les investisseurs devient le vecteur rendant la course au monopole possible.

Tout se passe comme si, d’une certaine façon, la finance donnait à ces entreprises une monnaie propre, au potentiel de création quasi infini, qui vient leur offrir cette puissance inédite. Et cette monnaie n’est gagée que sur cette puissance, et non pas sur un sous-jacent précis comme des anticipations de résultats.

Ce qui est certain, c’est qu’elles ne peuvent payer des prix aussi élevés que parce qu’elles paient en actions. Elles paient donc bien dans cette « monnaie », leurs propres actions, dont la valeur est fondée sur la confiance des investisseurs dans la capacité de ces entreprises à bâtir un monopole.

Certains des géants du numérique, en particulier Amazon, sont-ils vraiment en mesure de construire un monopole ? 

A priori, le secteur reste concurrentiel et Amazon profite de ses avantages compétitifs… Les défenseurs d’Amazon nous disent en effet que le géant du commerce en ligne pratique des prix bas et que les consommateurs en profitent. Mais le cours de bourse d’Amazon nous raconte une tout autre histoire. Pour que ce cours soit justifié, il faudra que les marges de l’entreprise soient un jour multipliées par 10 ou 15, ce qui ne sera possible que si Amazon est capable d’augmenter ses prix en organisant un monopole sur les marchés qui sont les siens. Seule la perspective monopolistique permet de justifier de tels cours de bourse. Au passage, ces cours nous disent également que les investisseurs ne croient pas à une réaction des autorités de la concurrence.

Mais n’est-ce pas au bout du compte une formidable cavalerie financière où la valorisation est soutenue par des espoirs insensés déconnectés de la réalité et entretenus par des rachats d’actions ?
Comme on vient de le voir, il s’agit moins d’une cavalerie financière que du pari que, si on leur en donne les moyens financiers, ces entreprises seront en mesure d’établir une domination monopolistique mondiale. Mais ce pari est osé car il faut que les résultats financiers soient un jour à la hauteur pour justifier ces valorisations. La situation est différente selon que l’on regarde Apple, Facebook, Microsoft ou Google qui sont des entreprises très rentables ou, par exemple, Amazon, Netflix ou Spotify qui ne le sont pas. Mais dans tous les cas, si ces valorisations donnent une puissance immense à ces entreprises, elles exercent également sur elles une pression extrêmement forte. Dans ce contexte, le soutien des cours de bourse devient une priorité. Cela explique, pour les plus matures d’entre elles, les rachats d’actions et, plus généralement, l’importance donnée à l’évitement fiscal. Sur ce dernier point, leur opiniâtreté à résister à tout ce qui pourrait ressembler au paiement d’un juste niveau d’impôt qui a, à leurs yeux, l’immense inconvénient de ne pouvoir être payé dans « leur » propre monnaie (leurs actions) me semble symptomatique.

Si la confiance de la Bourse n’est plus accordée à ces géants du numérique, allons-nous connaître une crise spéculative classique ?

Non, parce qu’une crise classique est simplement un retour à des anticipations plus réalistes. On valorise une entreprise 20 fois ses résultats, et, tout à coup, on se retrouve par l’effet « concours de beauté » à 30 ou 35 fois. Le réel ramène tout le monde à la raison et les valorisations se réajustent à la baisse… Mais, on l’a dit, la logique est ici différente. La valeur de ces entreprises n’est pas déterminée par ces critères. C’est pour cela qu’une telle crise serait d’une ampleur beaucoup plus importante pour les entreprises concernées, notamment celles connaissant des valeurs extrêmement élevées alors qu’elles ne génèrent pas ou peu de profit.

 

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