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Interview. Alep :  «Les égorgeurs ont carte blanche et ne laisseront aucun témoin»

MASSACRE. Pour Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste de la Syrie, ceux qui laissent faire les massacres à Alep sont autant responsables que ceux qui les commettent.

Jean-Pierre Filiu est professeur en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po Paris. Il a récemment publié Les Arabes, leur destin et le nôtre (La Découverte) et Les Meilleurs Ennemis. Une histoire des relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient, en collaboration avec le dessinateur David B (Futuropolis). 

Qui est responsable de ce qui passe à Alep aujourd’hui ? 

Le monde entier. La responsabilité collective est historiquement indéniable. Cela fait désormais plus de quatre ans qu’une partie de la population syrienne dans les quartiers est et nord d’Alep avait essayé, tant bien que mal, de construire un espace de liberté et d’administration hors de l’emprise du régime Assad. Mais, visiblement, cela était insupportable non seulement pour le despote syrien et ses parrains russes et iraniens, mais aussi pour le reste du monde, qui n’a cessé de salir et de calomnier, avant d’abandonner à l’horreur actuelle, cette Alep libre qui n’essayait que de le rester.

Tout processus de libération possède, certes, ses zones d’ombre et j’ai été un des premiers à dénoncer les exactions commises par des insurgés syriens, mais j’ai aussi tenu à rapporter comment des manifestants à Alep-Est protestaient contre de tels crimes. Dans ces quartiers d’Alep, il leur était possible de protester dans la rue, à la différence des zones tenues par le régime d’Assad ou par Daech.  

Sans calomnier, n’est-il pas exact d’affirmer que la rébellion à Alep est désormais majoritairement composée de djihadistes, même si ce ne sont pas ceux de l’État islamique ? 

Je connais intimement Alep, à la différence des vautours qui en parlent actuellement en se faisant les relais complaisants des bourreaux. Je sais que les égorgeurs ont carte blanche et qu’ils ne laisseront aucun témoin. Mais je ne sais ce qui est le plus révoltant : l’action des criminels ou celle de ceux qui leur fournissent le bon à tuer. Je connais cette ville depuis 1980 et je m’y suis rendu régulièrement, y compris pendant la révolution. Les risques n’étaient pas minces, puisque quatre de nos compatriotes se trouvaient alors, en juillet 2013, entre les mains de Daech. Les combattants que j’ai alors rencontrés et avec qui je suis resté en contact incarnaient une forme de résistance locale, pour le meilleur et pour le pire. Cette résistance n’a justement pas su ou pu dépasser ce niveau local afin susciter une solidarité internationale et une mobilisation au-delà de la ville elle-même.

Peut-on savoir combien de civils se trouvent encore à Alep dans les quartiers est et nord .

Quand j’ai séjourné à Alep à l’été 2013, envoyé par la revue XXI pour un reportage sur la défense citoyenne du patrimoine d’Alep, il y avait sans doute un million d’habitants dans les zones dites libérées. C’est lorsque les révolutionnaires d’Alep ont mené ce qu’ils nomment leur « seconde révolution », en expulsant Daech de la ville en janvier 2014, que les campagnes de démolition systématiques au baril, c’est-à-dire au conteneur chargé de grenaille, se sont soudainement intensifiées, amenant la population à chuter d’un million à environ 250 000 ou 300 000 personnes. Elles seraient désormais 100 000, en tout cas des dizaines de milliers, livrées à la barbarie du régime et des milices qui lui sont alliées, car il n’y a aucun – strictement aucun – témoin extérieur sur le terrain pour empêcher ces atrocités. 

Pourquoi cette offensive définitive contre Alep a-t-elle lieu maintenant ? 

Poutine ne veut rien devoir à Trump. Il a, durant plus de trois ans, profité de chacune des reculades d’Obama sous prétexte de négociations entre Washington et Moscou qui ne servaient que de couverture à l’escalade militaire russe sur le terrain. Plutôt que de chercher un accord avec le futur président américain, dont il ne méconnaît pourtant pas la volonté de conciliation, surtout depuis la nomination à la tête de la diplomatie américaine de Rex Tillerson, le PDG d’Exxon Mobile, décoré personnellement par Poutine, il préfère pousser son avantage sans attendre. L’agressivité du discours russe n’a plus de limites, comme l’a encore montré la manière dont les Russes ont mis en cause la responsabilité des États-Unis dans l’avancée de Daech à Palmyre. Nous nous trouvons dans une situation de guerre froide à sens unique, dont Poutine est le seul gagnant. 

Daech a effectivement repris Palmyre. L’armée syrienne, ou ce qu’il ne faudrait pas appeler comme cela selon vous, n’a-t-elle pas les moyens d’attaquer Alep tout en tenant Palmyre ? 

Je ne crois pas que l’on puisse aujourd’hui parler d’« armée syrienne », dans le sens d’une armée du régime Assad. Il existe une garde prétorienne engagée dans les combats d’Alep ; il y a des milices dites de défense populaire, dont la plus redoutable a elle aussi été pleinement mobilisée sur Alep. Mais il faut voir que, sans la présence sur le terrain des troupes de choc des Gardiens de la révolution iraniens, du Hezbollah libanais et de milices irakiennes et afghanes, jamais l’offensive actuelle n’aurait été possible. Nous voyons le résultat du choix très conscient d’abandonner des pans entiers du pays pour donner la priorité à l’écrasement de toute forme de troisième voie entre Assad et les djihadistes, y compris Daech, afin de poser le régime en seul recours face à ce dernier.

 

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