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Portrait. Hyeonseo Lee, vers l’autre rive

SONGBUN. Menacée de mort par Pyongyang, cette médiatique transfuge nord-coréenne témoigne d’une adaptation pas si aisée à la liberté

«On peut être heureux sous la dictature tant qu’on ne sait pas ce qu’est la liberté. J’étais si naïve que je n’ai pas réalisé que si je quittais la Corée du Nord, il n’y aurait pas de retour.» A Paris, où Hyeonseo Lee fait la promotion de son autobiographie, on ne croirait pas, à la voir si gaie et juvénile, qu’elle a 35 ans et déjà plusieurs vies. Elle est née à Hyesan, une ville nord-coréenne frontalière de la Chine. Grâce à une grand-mère pionnière communiste dès les années 40, sa famille possède un excellent songbun. Ce rang très élevé dans le système implacable de castes qui régit la société, écrasée sous la dictature de la dynastie Kim depuis les années 50, assure une certaine liberté de déplacement et d’entreprise. Les huit enfants de l’aïeule prospèrent dans les affaires, le cinéma ou le trafic de drogue. Mais il suffirait d’une dénonciation ou d’un cousin qui fait défection pour jeter toute la lignée dans les bas-fonds de la société.

Hyeonseo assure avoir grandi avec insouciance dans ce monde corrompu, à la morale pervertie, où la drogue sort directement des laboratoires d’Etat, et où elle assiste à sa première exécution publique à 7 ans. Pendant la famine de 1995, alors qu’elle voit les cadavres flotter sur la rivière, les enfants devenir squelettiques et que son professeur d’accordéon meurt, littéralement, de faim, la jeune fille se fournit au «magasin dollars» grâce à la florissante entreprise de contrebande de sa mère. Tout juste remarque-t-elle que le «cher dirigeant» Kim Jong-il semble toujours aussi bien portant. «Les Kim étaient nos dieux. Jusqu’à la mort de Kim Il-sung, en 1994, je croyais qu’il était immortel.»

Elle se dit «bonne communiste»

A 17 ans, Hyeonseo est une ado légèrement rebelle, rongée par la culpabilité. Son père s’est suicidé alors qu’elle le boudait après avoir appris qu’il n’était pas son géniteur. Sa mère avait divorcé après sa naissance issue d’un mariage arrangé pour épouser l’officier qu’elle aimait, et omis d’en informer sa fille. Dans ce monde de faux-semblants, sa mère a maquillé la mort de son époux en crise cardiaque, le suicide étant la défection suprême aux yeux du régime.

Hyeonseo se dit «bonne communiste» mais écoute de la musique sud-coréenne en cachette. Le cerveau lavé par des années de propagande et d’idolâtrie forcenée, elle est persuadée que le monde entier les envie, que la Corée du Sud est aride et affamée et que les Chinois teignent les vêtements avec du sang humain. Un fleuve, le Yalu, sépare leur maison de la Chine, onze petits mètres traversés à gué par les contrebandiers ou par son petit frère qui va jouer avec ses copains en face. Les gardes-frontières, «corrompus comme toute la société», laissent faire. Quand on s’étonne de cette porosité, elle explique: «Hors de Hyesan, les gens ne savaient pas vraiment qu’il y avait une frontière, pour eux, c’était juste une rivière.»

Sa mère lui ordonne de rester en Chine

Avant de se marier et de devenir «accordéoniste ou commerçante», l’enfant gâtée aimerait aller voir avec une copine si les Chinois ont des robinets en or comme dans les feuilletons qu’elle capte à travers la frontière. Elle aura bientôt 18 ans et se dit que tant qu’elle est mineure, elle ne craint pas grand-chose de la toute-puissante police nord-coréenne, le Bowibu. Sa mère refuse et, pour la consoler, lui offre des escarpins. C’est avec ses belles chaussures que le 14 décembre 1997, sous prétexte d’aller voir une amie, elle traverse la rivière gelée. Ensorcelée par les lumières de la ville où elle rend visite à une tante paternelle, la fugueuse s’attarde un mois, jusqu’à ce que sa mère l’appelle et lui ordonne de rester en Chine.

Pour faire taire la rumeur de sa défection, elle l’a fait porter disparue dans une autre province. Commencent des années d’errance et de cauchemar pour la jeune femme, à la merci de la police chinoise qui traque les transfuges pour les renvoyer en Corée du Nord, où les attendent prison et torture. Quand sa tante, fatiguée de l’héberger, arrange son mariage, Hyeonseo fuit à Shanghai, où elle trouve travail et papiers et se fond dans la société sino-coréenne.

Elle devient catholique

En 2012, elle demande l’asile politique en Corée du Sud. La police peine à croire que cette Shanghaïenne lookée, qui parle le chinois et a débarqué par un vol direct, provient bien de l’anachronique territoire ennemi: «Pour survivre, la plupart des transfuges se prostituent ou sont vendues à des fermiers célibataires.» A Séoul, libre et en sécurité pour la première fois de sa vie, elle panique, déprime. «En Chine, ma seule préoccupation était de gagner de l’argent et de ne pas être capturée. Je ne connaissais rien, ni les droits de l’homme ni la démocratie. Je n’avais aucune curiosité pour le reste du monde.» Elle refuse de voir un psy mais devient catholique, va à la messe: «Je supplie Dieu de me prouver qu’il existe, qu’il ne va pas me trahir comme les Kim.»

Rébellion ultime, la transfuge tombe amoureuse de Brian Gleason, Yankee blond roux bien bâti, étudiant en histoire et éditeur dans une revue diplomatique. Le «bâtard impérialiste», comme il se définit en rigolant, est toujours ému par sa femme: «Il y a chez elle une pureté, un émerveillement que l’on ne trouve que chez les transfuges, comme s’ils venaient d’une autre planète. On rit avec eux de leur maladresse, mais c’est tragique. Beaucoup se suicident.» A Paris, elle porte une sage robe crème sans manches: «On est tellement pudiques en Corée du Nord, j’aurais honte de mettre un décolleté.» La jupe au-dessus du genou de la femme de Kim Jong-un aperçue à la télévision l’a choquée. «Des choses changent, doucement. Avant, les gens fuyaient la famine. Aujourd’hui, certains savent que la vie est différente ailleurs.»

«Je hais ce régime»

Hyeonseo «pleure tous les soirs». Elle a remué ciel et terre pour faire venir sa mère et son frère à Séoul. «Ma mère a tout quitté pour moi. Sonsongbun ne vaut rien ici, elle a dû faire des ménages pour vivre. Elle a 61 ans, elle ne s’adapte pas. Quand je la vois pleurer, je doute, je me demande si j’ai fait les bons choix.» Recomposée, la famille se débat dans «d’immenses problèmes d’argent».

Hyeonseo Lee est devenue une sorte de porte-parole de la «souffrance» des transfuges nord-coréens. «Je hais le régime, pas mon peuple. Quand je vois des touristes qui se prosternent devant la statue de Kim à Pyongyang, ça me dégoûte. Ça les fait rire, mais pour nous, c’est sérieux.» Brian s’inquiète des menaces de plus en plus précises: «Notre mariage doit les rendre dingues.» En septembre, la police sud-coréenne a informé Hyeonseo qu’elle figure sur la liste des personnes à abattre du régime de Pyongyang: «Il y a trop d’espions à Séoul. Seuls les Etats-Unis peuvent protéger ma véritable identité. Cet hiver, nous déménageons à New York.» Une nouvelle vie commence.


Profil en quelques dates

1980 Naissance à Hyesan (Corée du Nord).

1997 Traverse la frontière chinoise.

2012 Asile politique en Corée du Sud.

2015 Autobiographie «La Fille aux sept noms» (Stock).

2016 Master en droits de l’homme à l’université Columbia.

 

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