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Interview: François Boespflug « La une de Charlie Hebdo associe les «culs-bénits» aux assassins »

TRISTESSE. L’historien François Boespflug déplore la faiblesse de la Une anniversaire deCharlie Hebdo, et sa représentation empreinte de références chrétiennes, qui associe, selon Riss « les culs bénits » aux assassins.

Quelle a été votre réaction à la vue du dessin de la couverture du numéro spécial deCharlie Hebdo, un an après la tuerie qui ont eu lieu dans leurs locaux?

François BOESPFLUG. – La tristesse. Du point de vue du contenu de pensée, point de vue que j’encourage à privilégier toujours s’agissant d’évaluer les caricatures, qu’il s’agisse de politique ou de religion, ce dessin est imprévisible, ce qui pourrait être une qualité, agressif et provocant au dernier degré, mais équivoque et au fond complètement incohérent. Il ne fait qu’ajouter de la rancœur et de la confusion, ce qui ne profitera à personne. J’ai la faiblesse de penser qu’il y avait mieux à faire pour honorer la mémoire des disparus et défendre la liberté de la presse (et la liberté tout court), cause qui ne m’est pas moins chère qu’à Riss. Encore fallait-il y réfléchir à deux fois, et éventuellement prendre conseil. Arrive-t-il à Riss de prendre conseil auprès de quelqu’un qui ne soit pas de sa bande? Je suis triste pour ce journal, la presse et la France. Ce n’est tout simplement pas à la hauteur de l’anniversaire dont il s’agit et de son enjeu. Et l’idée que le numéro dont c’est la Une est tiré à un million d’exemplaires achève de me consterner, avec, je l’avoue, un nuance de dégoût. Les Français et les amoureux de la liberté auraient vraiment besoin d’autre chose que de ce message mal encodé et archi contradictoire — il sera lu de bien des façons, dont aucune ne s’impose. Même l’interview de Riss dans Libé de lundi, que j’ai été lire pour éclairer ma lanterne, ajoute à la confusion. «L’éternité nous est tombée de dessus», gnose-t-il. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire? Qu’il croit à l’éternité et à sa présence active dans les affaires de ce monde? Ou qu’il tient tous ceux qui croient en l’éternité pour des assassins en puissance?

Le diagnostic s’impose : c’est débile, indépendamment de savoir si l’on est croyant ou non, et estime que Dieu est en fait désarmé.

Comment analysez-vous sur le plan graphique le dessin de Riss? Ce noir et blanc, les taches de sang, la Kalachnikov en bandoulière, le triangle maçonnique, etc…

Que le dessin s’en tienne au noir et blanc, c’est peut-être porteur d’une ascèse chromatique volontaire en lien avec le deuil, je n’en sais rien, mais c’est possible. Mais c’est surtout le motif principal qu’il s’agit d’analyser. Riss n’a pas l’air de bien savoir le sens des symboles figuratifs qu’il manie, en quoi il est d’ailleurs la victime d’un mal que nous sommes nombreux à constater à dénoncer et à combattre depuis plusieurs décennies, à savoir la calamiteuse perte des clefs de connaissance de la religion. Imaginant sans doute se saisir, pour l’en charger d’une kalachnikov et le désigner comme un meurtrier détalant après son crime, d’une figure de Dieu commune aux trois monothéismes abrahamiques voire aux religions en général, le dessinateur a en fait extrait de sa mémoire rétinienne une figure de Dieu le Père archi-chrétienne, archi-occidentale, totalement absente des patrimoines culturels juif et musulman, repoussée d’ailleurs par bon nombre de dénominations chrétiennes, parmi lesquelles la réforme protestante, et condamnée comme inacceptable par plusieurs synodes orthodoxes. Il faut le faire. Si bien que l’anniversaire de la tuerie de janvier 2015, qui concerne tout de même au premier chef voire exclusivement certaines dérives fascisantes de la planète islam, se solde, en raison de l’inculture de Riss, par une attaque frontale de la figure de Dieu qui grosso modo est celle du christianisme occidental de la Contre-Réforme et de l’époque baroque (une figure, soit dit en passant, complètement éteinte dans l’art depuis quasiment deux siècle). Le nimbe triangulaire est de cette époque.

Le dessinateur a en fait extrait de sa mémoire rétinienne une figure de Dieu le Père archi-chrétienne, archi-occidentale, totalement absente des patrimoines culturels juif et musulman.

Dernière remarque: que Dieu ait une arme à feu en bandoulière, et du sang jusque sur la barbe c’est une chose. Mais le clou, quand on y songe, c’est que ce Dieu meurtrier, craignant sans doute de se faire arrêter et conduire en prison, s’enfuie à toutes jambes, ce qui est tout de même bien peu conforme à sa gloire et, qui pis est, se retourne pour nous présenter un visage haineux — ce retournement vers le spectateur faisant de ce dernier le témoin, voire le complice, de la fuite de Dieu. S’il faut récompenser l’audace, l’impensé, la provocation, l’art de répandre la honte et le mépris, alors Riss mérite d’être décoré, sans l’ombre d’une hésitation…

Vous publiez aujourd’hui un ouvrage sur les caricatures de Dieu. N’êtes-vous pas étonné que l’imagerie mahométane soit absente de ce dessin?

Mon ouvrage déborde en fait le christianisme, c’est une étude où sont comparées les réactions des différentes religions aux caricatures les touchant et s’en prenant à ce à quoi elles croient et cherchent à transmettre de génération ne génération. Certaines d’entre elles, je tiens à le souligner, qui dénoncent astucieusement certains abus, font penser et sont à cet égard bénéfiques: elles ouvrent les yeux, provoquent une prise de conscience. Mais ce n’est pas le cas, d’après moi, de ce dessin. Il brouille les cartes en mettant l’islam hors jeu. Absolument impensable dans la presse actuelle des pays où l’islam est répandu, il n’a jamais eu cours le moins du monde dans les arts figuratifs de la Perse ancienne, de l’Inde ou de l’Empire ottoman. C’est une image du Dieu chrétien exclusivement. Mais que vient-il faire ici? L’affaire de janvier 2015 impliquait-elle les chrétiens? Pas que l’on sache. Qu’est-ce à dire? Risquons une hypothèse, que parmi «les culs bénits» associés allègrement par Riss aux assassins, il y a des chrétiens souhaitant la disparition de Charlie Hebdo. On pouvait le dire autrement, et de manière plus percutante. Certains musulmans se frotteront peut-être les mains en constatant qu’il n’est pas question explicitement question de leur religion dans cette Une d’anniversaire, ni de ses ressortissants. Quelques responsables musulmans ont déjà exprimé leur regret qu’en lieu et place des signes d’apaisement, cette couverture diffuse une nouvelle dose de haine, dont l’année 2016, pas plus que 2015, n’avait nul besoin. Et s’il faut pour finir exprimer un vœu, ce sera que l’humanité, pour devenir ou rester civilisée, répudie décidément ces façons de faire et de dire, qui ne profitent durablement à aucune cause et sèment la discorde, non la liberté.

François Boespflug est un médiéviste, historien du christianisme et de l’art chrétien. Il est l’auteur deCaricaturer Dieu? Pouvoirs et dangers de l’image(Bayard, 2006) Le prophète de l’Islam en images: un sujet tabou? (Bayard, 2013) et de Religion, les mots pour en parler (avec T. Legrand et A. L. Zwilling), (Bayard, 2014).

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