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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Moyen Orient. Daech vu de l’intérieur

DOCUMENTS EXCLUSIFS. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel, connu pour ses reportages d’investigation, révèle l’organisation interne de l’État Islamique (EI ou Daech acronyme arabe). L’hebdomadaire a mis la main sur des documents exclusifs : les notes, les ordres de mission et le plan d’ensemble du maître-stratège de l’organisation terroriste.

Der Spiegel dit avoir eu en sa possession 31 pages de cartes, de listes et de programmes qui équivalent à un plan en vue de la création d’un califat en Syrie et assure baser ses affirmations sur plusieurs mois d’enquête effectuée dans différentes provinces du nord de la Syrie et sur l’analyse de documents, trouvés début 2014 dans un ancien QG de Daech à Alep. Cette découverte concernait des centaines de pages de protocoles d’espionnage, de surveillance et de soumission des zones conquises.

On pourrait l’intituler « Daech vu de l’Intérieur », ou comment le groupe s’est constitué, comment il a choisi de se déployer d’abord en Syrie pour revenir en Irak, comment il fonctionne au quotidien. Il existe bien déjà quelques livres sur le sujet, des ouvrages qui, au mieux, compilent le témoignage de quelques rares « repentis », mais qui n’offrent le plus souvent qu’une vue très parcellaire du mouvement… Dans son édition 17/4/2015, et au terme d’une enquête de plusieurs mois, le célèbre magazine allemand aux bordures oranges, édité à Francfort, va beaucoup plus loin : il détaille en profondeur l’organisation terroriste  et son histoire, le tout en se basant sur une série de documents dont les plus importants ont été rédigés par le chef stratège du groupe djihadiste lui-même, celui qui a véritablement mis en place les prodromes de cet « Etat » islamique : Samir Abd Muhammad al-Khlifawi, plus connu sous son pseudonyme d’Haji Bakr.

Haji Bakr a été tué il y a un peu plus d’un an, dans la petite ville syrienne de Tal Rifaat au nord d’Alep, lorsque les brigades rebelles syriennes se sont alliées pour donner l’assaut au groupe terroriste… Les documents d’Haji Bakr – une trentaine de feuillets « sont longtemps restés cachés dans l’extension d’une maison ordinaire dans le nord-syrien en guerre », écrit Christoph Reuter, qui signe cette longue enquête dans le Spiegel. « Leur existence nous a d’abord été mentionné par un témion occulaire, qui les avaient vu peu après la mort d’Haji Bakr. En avril 2014, une première page avait été passée clandestinement en Turquie où le Spiegel avait pu l’examiner. Mais ce n’est qu’en novembre dernier qu’il a été possible de se rendre à Tal Rifaat pour y évaluer la totalité du manuscrit ».

Et celui-ci n’est ni plus ni moins que le plan d’action, rédigé par Haji Bakr, méticuleusement mis en oeuvre, et visant à s’emparer d’une partie du territoire syrien, d’y établir une tête de pont, pour repartir à l’assaut de l’Irak. Car Haji Bakr, comme la quasi totalité des cadres de Daech, est Irakien. Comme la plupart de ces mêmes cadres également, il n’est pas le moins du monde un Imam, un Cheikh, voire religieux… mais un ancien officier supérieur des services secrets de Saddam Hussein.

Après le démantèlement de l’armée irakienne par les autorités américaines en 2003, après l’invasion de mars-avril de cette année-là, Hadji Bakr, était « amer et désoeuvré », écrit le magazine allemand. De 2006 à 2008, il a fait des séjours dans des prisons sous garde américaine, dont celle d’Abou Ghraïb.

En 2010, Bakr et un petit groupe d’anciens officiers des services de renseignement irakiens ont fait d’un certain Abou Bakr al Baghdadi le chef officiel du groupe Etat islamique, avec pour objectif de donner à cette organisation une « façade religieuse », lit-on dans Der Spiegel.

Deux années plus tard, Hadji Bakr s’est rendu dans le nord de la Syrie pour superviser la mise en oeuvre de son plan de prise de contrôle, choisissant de le lancer à l’aide de combattants étrangers, parmi lesquels des jeunes venus d’Arabie saoudite, de Tunisie et d’Europe, ou encore de Tchétchénie et d’Ouzbékistan.

Le journaliste irakien Hicham al Hachimi, dont le cousin a servi naguère sous les ordres de Hadji Bakr, décrit celui-ci comme nationaliste plutôt que comme islamiste.

Selon Der Spiegel, le secret à l’origine du succès de Daech a résidé dans une combinaison des contraires, le fanatisme religieux d’un groupe et les calculs stratégiques d’un autre, dirigé par Haji Bakr.

« Ce qu’Haji Bakr a couché sur le papier, page après page, avec des organigrammes précis n’était rien d’autre qu’un plan d’action visant une prise de pouvoir », écrit Christoph Reuter ; « ce n’est nullement un manifeste religieux mais un plan, technique, précis, visant la création d’un Etat policier islamique, un Califat charpenté par une organisation qui ressemble beaucoup à ce qu’était la Stasi en Allemagne de l’Est : une agence de renseignement intérieur ».

En Syrie, le groupe d’Haji Bakr commence par recruter des jeunes syriens dans les « cercles de prédication », établis dans les zones rebelles. Loin de toute prédication le travail de ces jeunes sera surtout de renseigner, d’espionner. Leurs missions, ordonnées et transcrites sur le papier par Haji Bakr sont les suivantes : « lister les familles importantes de l’endroit, nommer les personnes influentes dans ces familles, découvrir leurs sources de revenu, nommer et évaluer le nombre de combattants rebelles dans chaque village, découvrir le nom de leurs chefs et leur orientation politique… repérer enfin leurs éventuelles activités illégales – du point de vue de la Chariâa (loi islamique)- ce qui pourra être utilisé pour les faire chanter si nécessaire ».

Deuxième étape : recruter des jihadistes. Là, Haji Bakr jette son dévolu sur la myriade de combattants étrangers qui ont afflué en Syrie. Fin 2012, des camps d’entrainement sont établis en Syrie pour ces recrues. « Cette mise en oeuvre était très discrète, mais elle avait d’autres avantages, note encore Christoph Reuter : il s’en est résulté des troupes absolument loyales au commandement du groupe, les étrangers n’ayant aucun contact en Syrie en dehors de leurs camarades ; ils n’ont eu aucune raison de montrer la moindre pitié et pouvaient aussi être déployés n’importe où », au contraire des Syriens attachés à la défense de leurs terres.

En terme d’organisation, Haji Bakr a prévu un système dans lequel tout le monde surveille tout le monde. Le moindre émir de l’Etat Islamique, y compris au plus bas niveau, est doublé, voire triplé, d’autres émirs chargés de le surveiller. « Haji Bakr n’a fait que reprendre ce qu’il avait apris par le passé : l’omniprésent système sécuritaire de Saddam Hussein dans lequel personne, pas même les généraux de ses propres services de renseignements, personne ne pouvait être certain qu’il n’était pas lui-même espionné ».

« C’est en 2010 qu’Haji Bakr, et d’autres anciens officiers de renseignements irakiens ont fait d’Abu Bakr Al Baghdadi le leader officiel de Daech  , faisant le calcul qu’un clerc éduqué dans les sciences religieuses donnerait au groupe sa vitrine de religiosité ». Quant à Haji Bakr lui même, il n’a jamais été religieux, en revanche c’était un vrai nationaliste, témoigne – toujours dans le Spiegel – un journaliste irakien qui l’a connu du temps de Saddam Hussein et dans les premières années de l’invasion américaine de l’Irak.

L’enquête du Spiegel jette aussi une lumière très crue sur les relations entre Daech et le régime de Bachar Al-Assad. Là aussi ces révélations s’appuient sur des documents, d’autres documents : des centaines de pages d’archives que Daech n’a pas réussi à détruire quand il a du quitter Alep précipitemment l’année dernière suite aux coups de boutoir des rebelles syriens. S’y trouvent listé les centaines d’espions. Car Daech a des espions partout, y compris évidemment dans les rangs de Bachar Al-Assad. Il est vrai que les relations d’Haji Bakr et des autres anciens officiers de renseignement irakiens avec Bachar sont anciennes. Elles remontent à 2003-2004, à une époque où le régime Syrien, craignant que les Américains ne poussent leur offensive jusqu’en Syrie ; a organisé le transfert en Irak de milliers de djihadistes et autres radicaux pour y combattre les troupes de Georges W Bush…

Des relations qui se sont poursuivis pratiquement jusqu’à aujourd’hui… Le papier à lettres sur lequel Haji Bakr a couché toutes ses consignes et les organigrammes de son maitre-plan pour la prise du pouvoir en Syrie et en Irak, ce papier à lettre porte l’en-tête du ministère de la défense syrien, plus précisément de son département en charge de l’hébergement des troupes… « Certainement un hasard » note le Spiegel. (Tunisie Focus)