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Philosophie et religions. Souleymane Bachir Diagne: quelle place pour la tolérance ?

TRIBUNE. Il s’agit d’examiner ce qui en soi-même ouvre à l’acceptation de la vérité des autres, à l’acceptation que la différence et la divergence sont dans le bon ordre des choses.

Une dimension essentielle de la foi est la croyance en certaines réalités suprasensibles. Et elles sont telles, par définition, parce que nous ne les appréhendons pas comme nous appréhendons les objets et les êtres dont nous pouvons avoir une expérience sensible, ou les idéalités mathématiques que nous pouvons concevoir. Ainsi la foi nous fait-elle tenir pour des vérités, Dieu, ses attributs, ses anges et d’autres choses de même nature. Elle nous convainc également qu’en tant qu’humains nous avons en nous la capacité d’accéder à ces vérités d’un autre ordre que celui de nos sens ou de notre raison dans ses usages ordinaires, nous possédons donc une faculté pour le suprasensible ou le pur intelligible. La littérature théologique et philosophique la nomme parfois par des termes qui désignent pourtant des objets sensibles comme «cœur» ou «œil», mais en précisant bien qu’il s’agit d’un cœur d’un autre ordre, ou d’un «œil» qui est intérieur ou spirituel et qui donc voit ce qui est au-delà de toute expérience sensible. Parce que cette faculté est portée à sa perfection chez les humains exceptionnels que sont les prophètes, on la dira «prophétique». Les philosophes musulmans comme Al Fârâbî (9ème siècle), Avicenne (10ème siècle) et leurs successeurs ont identifié cette faculté à ce qui est appelé dans la philosophie d’Aristote l’intellect agent, immortel et éternel comme les vérités qu’elle a pour destination de saisir.

VOYAGE PROPHÉTIQUE À TRAVES LES CIEUX

C’est ainsi qu’Avicenne reprend, en ce qu’on peut en appeler une traduction philosophique, le récit islamique de l’ascension prophétique qui a vu le Messager de l’islam voyager à travers les cieux à la rencontre de Dieu, monté sur un coursier fabuleux et guidé par l’ange Gabriel. Dans la lecture qu’Avicenne, l’ange s’interprète comme étant l’intellect agent qui illumine et guide notre intellect humain le rendant pareil à soi. Ainsi le voyage prophétique à travers cieux est-il compris comme le voyage qu’effectue l’humain achevé, accompli, (homo perfectus) jusqu’à la plus fine pointe de sa faculté la plus élevée qui lui découvre alors les vérités essentielles le met en présence du divin.

Mais alors que l’ascension du mystique vers le monde des réalités intelligibles n’a de signification que pour lui-même ou elle-même, le prophète (qui est donc le modèle de ce qu’Henri Bergson a appelé le mystique véritable dont l’expérience n’est pas simple contemplation mais se traduit dans une transformation du monde) a, lui, la mission et la responsabilité de rapporter à l’humanité ce qu’il en est de ces réalités et de l’effet qu’elles doivent avoir sur nos manières de vivre. Il lui faut donc traduire dans les langues que parlent les humains ce qui au-delà de toute expression puisque par définition l’intelligible ne peut entrer dans le sensible, l’éternel dans le temporel, l’infini dans le fini. C’est pourtant à cette traduction à la fois impossible et nécessaire que procède la «descente» du Message et c’est de cette descente que procède la religion. La faculté prophétique, portée chez le Messager à sa perfection, se double aussi chez lui d’une capacité d’imagination hors du commun car elle est nécessaire à la mise en mots, images et récits sensibles de ce qui est pur intelligible.

LA VÉRITÉ DU PLURALISME

Une conséquence clairement exposée par les philosophes comme Al Fârâbî ou l’Andalou Ibn Tufayl (12eme siècle) est alors que les vérités essentielles étant les mêmes, les traductions dans les religions positives seront inévitablement différentes, plurielles. Ainsi, dans le roman philosophique Hayy Ibn Yaqzan, Ibn Tufayl raconte comment le héros éponyme du livre rencontre l’incompréhension et l’hostilité de la religion établie, positive, lorsqu’il essaie de faire retrouver au peuple le sens des vérités que la lettre de la religion essaie de traduire. Les philosophes considéreront donc que les religions positives dans leur pluralisme visent toutes les vérités essentielles qui font leur unité transcendante laquelle commande donc un esprit d’ouverture et de tolérance signifiant un respect authentique pour les diverses manières que ces vérités ont de se manifester. Philosophes et mystiques, parce qu’ils partagent la métaphysique que voilà, seront plus enclins à comprendre que le pluralisme n’est pas le relativisme et que la tolérance n’est pas la simple acceptation indifférente de la traduction de l’autre mais un intérêt et un respect authentiques pour la manière dont les vérités essentielles s’y manifestent.

Est-ce à dire que seuls les philosophes et les mystiques sont capables de tolérance parce qu’ils pensent et vivent dans la visée de ces vérités dont les formes traditionnelles que sont les religions seraient autant de traductions ? Autrement dit : lorsque l’on reste sur le seul plan des religions positives, celles-ci sont-elles naturellement fermées sur leur propre définition exclusive du salut et incapables d’accepter la vérité du pluralisme ? Ces questions se ramènent à celle-ci qui est adressée à chaque religion individuellement : quelle place fait-elle, en son sein même, au pluralisme ? Il ne s’agit donc pas seulement pour une religion donnée de s’engager, depuis sa propre assurance de soi comme la seule vraie, dans une théologie des (autres) religions, quelle que soit la sympathie avec laquelle on les regarde, mais d’examiner ce qui en soi-même ouvre à l’acceptation de la vérité des autres, à l’acceptation que la différence et la divergence sont dans le bon ordre des choses. Il s’agit donc de comprendre, comme il est dit dans le Coran (5 :48), que si Dieu n’a pas voulu faire de vous une seule communauté c’est pour vous éprouver par la différence, pour que vous rivalisiez dans les bonnes œuvres en sachant qu’ultimement c’est quand vous aurez fait retour à Lui qu’il vous informera de ce sur quoi vous divergiez.

Souleymane BACHIR DIAGNE (philosophe, professeur de littérature française à Columbia University, New York, États-Unis) 

Souleymane Bachir Diagne sera présent au Festival Mode d’emploi. Le 23 novembre, à Lyon, il participera, à un débat avec l’historien Adrien Candiard et le politiste Sudipta Kaviraj, sur le thème «Philosophie, religions et tolérance».

 

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