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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Moyen Orient. Une redistribution complète des cartes.

Analyse. Août 2014. Gilles Kepel est un des plus célèbres spécialistes français du monde arabe. il est l’auteur de Passion arabe – Journal, 2011-2013  et de Passion française – Les voix des cités (Gallimard). Il analyse la situation au Moyen-Orient et la situation nouvelle provoquée par l’avancée des djihadistes de l’Etat islamique. Et s’interroge des possibles répercussions en France.

La trêve est fragile entre Israël et le Hamas. Les hostilités ont repris après que ce dernier s’est remis à lancer des roquettes. Comment l’interprétez vous ?

Gilles Kepel – Dans l’état de la trêve médiée par le pouvoir égyptien, le Hamas se trouve dans une position de faiblesse. Israël n’a certes pas détruit tous les tunnels et les batteries de missiles mais, sur le moyen terme, le Hamas n’a pas obtenu grand-chose. Pendant les hostilités, il est apparu, notamment grâce à Al-Jazeera, comme le héraut de la cause arabe, faisant croire qu’on pourrait retrouver un schéma d’interprétation binaire habituel du Moyen-Orient : le monde arabo-musulman d’un côté, l’entité sioniste de l’autre. C’est une image médiatique. Dans la réalité, le Hamas ne dispose pas de carte politique. L’appui iranien ne lui est plus acquis car l’Iran veut un deal avec les Etats-Unis sur le nucléaire. Le Hezbollah est engagé en Syrie avec Bachar Al-Assad et n’a pas les moyens militaires de menacer Israël. L’Egypte n’acceptera de lever le blocus de Rafah (point de passage entre l’Egypte et Gaza – ndlr), principale revendication palestinienne, que s’il est contrôlé par le Fatah de Mahmoud Abbas. Envoyer des roquettes est le seul moyen pour le Hamas de montrer qu’il compte toujours. Mais cela risque de provoquer une scission avec le Fatah. Et c’est une arme à double tranchant car la population de Gaza est épuisée après un mois de guerre et la mort de plus de deux mille civils.

Ce conflit affaiblit-il ou renforce-t-il le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou ?

A l’échelle internationale, seul l’appui américain compte pour lui. Or il y a eu des signes très clairs aux Etats-Unis que les bombardements, avec la mort des civils et des enfants, avaient franchi une ligne rouge. Obama souhaite trouver un deal avec l’Iran qui va fragiliser les relations américano-saoudiennes et américano-israéliennes. Si la révolution du pétrole et du gaz de schiste se poursuit, le Moyen-Orient ne sera plus dans une position hégémonique à moyen terme. Dans l’opinion israélienne, la guerre a bénéficié d’un très grand consensus. Mais la population n’est pas dupe que les buts de guerre n’ont pas été atteints. Il resterait trois mille missiles à Gaza. Le Hamas a fait visiter à Al-Jazeera des tunnels en parfait état de fonctionnement. Netanyahou risque d’être fragilisé par rapport à la droite de sa coalition.

Quel est le rôle de l’Egypte dans la tentative de résolution du conflit ?

C’est grâce à l’Egypte que la trêve a pu se mettre en place. L’Egypte est un peu la clé de voûte du système parce qu’en ouvrant ou pas Rafah, elle décide du changement de la vie quotidienne à Gaza. A l’époque de Morsi, les tunnels permettaient l’approvisionnement en missiles mais aussi en marchandises. Gaza avait retrouvé une certaine prospérité. Depuis leur fermeture par le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, ennemi du Hamas et des Frères musulmans, la vie économique à Gaza s’était arrêtée et le Hamas était ruiné.

Sommes-nous à la veille d’une troisième Intifada ?

Pour cela, il faudrait qu’il y ait du coté palestinien, des organisations qui soient capables de la porter. Mais au-delà des tirs de roquette du Hamas, je ne pense pas qu’aujourd’hui il y ait des forces palestiniennes prêtes à cela. Le Fatah redoute de s’engager dans un conflit armé car il a tout à gagner à se poser en interlocuteur modéré afin d’être remis en selle par l’Egypte. Il se placera ainsi en interlocuteur renforcé d’Israël dans les négociations futures.

La ligne et l’immobilisme de François Hollande ont été critiqués. Pourquoi Laurent Fabius s’est-il fait plus tranchant en demandant une solution imposée par la communauté internationale ?

La première déclaration de François Hollande qui ne mentionnait que le droit d’Israël à se défendre a été mal interprétée par une partie de l’opinion française, dont une partie non négligeable de son propre électorat. En 2012, plus de 80 % des électeurs se déclarant musulmans avaient voté pour lui.

Un autre conflit, mené par l’Etat islamique (EI), a lieu en Syrie et dans le nord de l’Irak. Barack Obama a déclaré que les Etats-Unis ne laisseraient pas “les djihadistes créer un califat en Syrie et en Irak” et autorisé l’armée américaine à procéder à des frappes dans le nord de l’Irak. L’avenir du Moyen-Orient est-il en train de s’y jouer ?

Le Moyen-Orient est pris dans une tectonique des plaques due notamment aux transformations de sa place dans le système mondial. D’une part, avec la question de la centralité ou non des hydrocarbures moyen-orientaux. D’autre part, par la question de l’entrée ou non de l’Iran dans la communauté internationale. Si deal il y a avec les Etats-Unis, l’Iran va se trouver en position de force par rapport à ses voisins sunnites du Golfe. C’est la clé de ce qui se joue aujourd’hui en Irak et en Syrie. Damas et Bagdad sont contrôlés par des alliés de l’Iran. L’offensive sunnite djihadiste de l’Etat islamique considère que tous ceux qui ne sont pas sunnites sont des hérétiques et bons à être convertis ou passés au fil de l’épée. C’est un enjeu religieux autant que géopolitique majeur.

Jusqu’où peut aller l’Etat islamique dans sa volonté d’expansion ?

Ce qui se passe, c’est une redistribution complète des cartes au Moyen-Orient, une séquence qui va de l’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie, qui a déclenché le printemps arabe, à la prise de Mossoul par l’EI. Ça fait trente-cinq ans que j’étudie cet univers et c’est sans doute le séisme le plus important auquel j’ai assisté. Beaucoup plus spectaculaire, le 11 septembre 2001 ne s’était pas traduit par une conquête territoriale par les djihadistes. L’Etat islamique apparaît aujourd’hui comme une sorte de remake djihadiste du wahhabisme primitif qui partout exterminait les chiites. C’est une décontextualisation complète des textes sacrés et un mode de fonctionnement intellectuel médiéval et des premiers temps de l’islam. En s’emparant d’une grande partie de l’arsenal que l’Etat américain avait laissé à l’armée irakienne, l’Etat islamique dispose d’une capacité de feu importante qui lui permet de mettre en échec les peshmergas, les combattants kurdes considérés comme les meilleurs de la région mais dénués de forces aériennes.

Les dernières manifestations pro-Gaza ou pro-israélienne se sont déroulées sans incident et sans slogans antisémites. Pensez-vous que la France soit prémunie face à cette importation du djihadisme ?

Les entrepreneurs habituels de ce type de mobilisation, c’est-à-dire le NPA, les groupes propalestiniens et les organisations de soutien à Israël comme le Crif, ont été pris de court lors des premières manifestations. Elles ont eu l’impression que leur hégémonie sur ces mobilisations était menacée. Du coup, elles ont mis les moyens, notamment en matière de service d’ordre, et ont exclu la Ligue de défense juive d’un côté et la Gaza Firm  de l’autre. Néanmoins, je ne pense pas que cela suffise à écarter le danger. Surtout si la France, qui est le plus grand pays juif et arabe d’Europe occidentale, n’arrive pas à trouver une politique suffisamment équilibrée au Moyen-Orient.

Dans votre dernier livre, Passion française – les voix des cités (Gallimard), vous expliquez qu’il n’y a jamais eu autant de candidats aux élections issus de l’immigration musulmane en 2012, cette intégration politique explique t-elle le faible nombre d’attentats djihadistes en France ?

Nous sommes dans une double situation. Effectivement, il y a eu une véritable insertion sociale, participation, intégration politique de cette population. Dans les banlieues et quartiers populaires, il y a également des frustrations sociales et culturelles qui restent très fortes dans une société où la crise de l’emploi touche en priorité les populations avec un faible capital éducatif. On assiste à un phénomène nouveau qui est celui de l’attraction pour le djihadisme comme une idéologie de substitution à tous les problèmes. Si le nombre de dijhadistes français partis en Irak peut paraître faible à l’égard de la population totale, 800 personnes selon le ministère de l’Intérieur, nous ne sommes plus dans les mêmes proportions qu’en Afghanistan ou en Bosnie, où il ne s’agissait que de dizaines de personnes.

La logique djhadiste a-t-elle changé ?

Nous ne sommes plus du tout dans le système Al-Qaeda où il y avait une direction pyramidale qui payait les billets d’avion, les cours de pilotage et qui désignait des objectifs à de simples exécutants. Nous sommes dans une logique nouvelle avec un système djihado-terroriste réticulaire où les individus sont formés, entraînés au combat, puis lâchés dans la nature pour identifier eux-mêmes des cibles de proximité. C’est le modèle suivi par Mohamed Merah ou Mehdi Nemmouche. L’ex-lieutenant de Ben Laden, Abou Moussab Al-Souri, est l’idéologue de cette nouvelle génération. Il veut multiplier les affrontements et espère en retour une surréaction de la société occidentale contre les musulmans. L’aboutissement serait une guerre de l’islam face à l’Occident. Les affrontements entre enclaves musulmanes et juives à Sarcelles font écho à cette stratégie. La cristallisation et l’exacerbation des passions autour de la question palestinienne créent un terreau fertile pour la rencontre entre la dimension pro-palestinienne et les djihadistes qui reviennent de Syrie et d’Irak. Comme les slogans “Hamas résistance” et “Djihad résistance”scandés par le Collectif Cheikh-Yassine lors de la manifestation de soutien à la population gazaouie du 9 août.

L’arrêt des répercussions du conflit à Gaza en France passe-t-il par notre politique étrangère ?

Pas uniquement, mais il est frappant que l’Europe se révèle très passive alors que ce qui se passe a des répercussions sur les pays européens. L’Union européenne doit agir, pas seulement pour des raisons humanitaires, mais aussi pour se prémunir elle-même des effets pervers de ce type de conflit. (InRocks)

 

 

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