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Film. Ce que l’Inde ne veut pas voir des viols

RAPE. L’Inde a interdit la diffusion d’un documentaire sur le viol collectif dont avait été victime Jyoti Singh et qui lui avait coûté la vie en 2012. Prétendûment parce que certaines images pourraient encourager les violences faites aux femmes. Or ce film dévoile les racines de la violence en Inde en exposant le fossé qui sépare les pauvres des classes moyennes.

C’est un lugubre rond de lumière qui suit un bus filant à vive allure sur une rocade de Dehli. L’image est en noir et blanc, bruitée, filmée en plongée. Une date est marquée dans un coin: le 16 décembre 2012 –le jour d’un crime odieux qui allait bientôt indigner le monde.

Si rien n’est montré, nous, les spectateurs, savons ce qui se passe dans ce bus à la course monotone. Une femme est à l’intérieur, plaquée au sol, dans le noir et elle appelle à l’aide, cinq hommes sont en train de la violer et de l’éviscérer. Ses blessures seront si graves que Jyoti Singh, 23 ans, mourra 13 jours plus tard. Le médecin qui la prendra en charge à l’hôpital se dira ébahi qu’elle ait même pu survivre si longtemps –à l’intérieur de son corps, plus rien ne faisait sens, tout avait été détruit.

Ces images proviennent en réalité de caméras de vidéo-surveillance en activité ce soir-là –et sont issues d’un terrible nouveau documentaire, India’s Daughter, qui, à travers de longues interviews des coupables, de leurs familles, de la famille de Singh et de divers experts en droit ou en sociologie rassemble les pièces d’un remarquable tableau analysant non seulement ce crime, mais ses répercussions culturelles et judiciaires, conséquences dont ce film fait aujourd’hui partie inhérente.

Le film –la dernière œuvre de la réalisatrice britannique Leslee Udwin– dévoile les racines de la violence en Inde en exposant le fossé qui sépare les pauvres des classes moyennes.

A l’écran, ce schisme devient palpable dans les scènes où la violence de l’acte est décrite par les pauvres (les coupables et leurs familles) puis, en miroir, par les mieux financièrement lotis (la famille de la victime, des représentants de la police, du gouvernement, du système judiciaire).

Le clair-obscur est saisissant: les coupables et leurs familles (et leurs fiers-à-bras d’avocats) disent sans la moindre ambiguïté que la place des femmes est à la maison, pas à baguenauder la nuit au cinéma en compagnie d’hommes qui ne sont pas de leur famille, comme le faisait Jyoti Singh le soir de son agression –leur misogynie a déjà été largement commentée dans les médias.

A l’inverse, la famille de Jyoti Singh explique comment elle a nourri ses ambitions –le père avait dit à sa fille qu’elle pouvait devenir juge, comme son propre frère, et paiera ses études de médecine pour qu’elle devienne kinésithérapeute. Jyoti Singh, comme l’explique une spécialiste de l’Asie du Sud, Myra MacDonald, était «une femme qui avait essayé d’échapper à sa classe». Le genre d’évolution féminine qui, dans une culture hiérarchique et patriarcale, n’est pas bien tolérée.

Mais même dans un tel contexte, l’Inde se sera démenée pour qu’on la considère non seulement comme un endroit où la violence envers les femmes est endémique et reste le plus souvent impunie, mais où la dénonciation de ces crimes devrait être interdite.

Au lendemain même de l’agression, de grandes manifestations pacifiques allaient rapidement dégénérer lorsque la police chargera la foule avec des canons à eau et des gaz lacrymogènes. Un premier message, et un message clair, disant que l’expression d’un mécontentement face au gouvernement et à sa manière de s’occuper des violences sexuelles ne pouvait être tolérée. Que c’était une honte de vouloir montrer au monde la honte du pays. Une entreprise de silenciation qui ne faisait que commencer.

Un nombre extraordinairement élevé d’agressions

La diffusion d’India’s Daughter était initialement prévue sur BBC 4 pour le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, mais a été avancée de quatre jours après que les autorités indiennes ont décidé de l’interdire de programmation sur leur territoire, et ont même réussi à faire retirer le film de YouTube. YouTube était obligé d’obtempérer, car la plateforme doit se conformer aux lois locales –le film est néanmoins disponible sur le site de la BBC 4 (pour les internautes du Royaume-Uni).

«A mon avis, c’est très bête de la part de l’Inde de croire qu’ils peuvent arrêter la diffusion d’une vidéo à notre époque», affirme Bob Dietz, coordinateur pour l’Asie duComité pour la protection des journalistes (CPJ).

«J’ai l’impression que le pays vit toujours en 1950 dans sa façon de traiter les questions sociales que le mettent mal à l’aise.»

Dans sa Constitution, l’Inde protège la liberté d’expression –mais pas quand elle menacel’ordre public, la sûreté de l’État, la décence ou encore la moralité.

«Il s’agit d’une politique profondément contradictoire, qui ne résout pas vraiment les problèmes sous-jacents, mais réussit, dans une certaine mesure, à étouffer le débat public.»

Un débat pourtant cruellement nécessaire dans un pays souffrant d’un nombre extraordinairement élevé de défigurations à l’acided’infanticides féminins et de femmes victimes de violences sexuelles.

Le ministère indien de l’Information et des médias a justifié son interdiction en affirmant que certaines scènes du film «semblent encourager et inciter à la violence envers les femmes». Mais Bob Dietz n’est pas dupe. Historiquement, l’Inde a souvent fait usage de la censure «afin tuer dans l’œuf d’éventuels troubles sociaux», explique-t-il.

Et comme pour rendre encore un peu plus abscons cet argument initial, le 4 mars, leministère indien des Affaires domestiques faisait valoir une liste de raisons techniques supplémentaires à la censure de ce film, en affirmant notamment que son propos contrevenait aux accords passés entre l’équipe du film et les autorités pénitentiaires lors des interviews menées avec les auteurs des faits.

D’autres cas de censure

L’Inde, une soi-disant démocratie amoureuse de la liberté de la presse, n’a eu de cesse ces dernières années de traîner en justice des journalistes critiques envers son gouvernement[1]. En Inde, tout ce qui pourrait nuire aux délicates politiques et attiser les tensions ethniques nationales –quitte à bloquer des chaînes diffusant une satire politique ou ordonner à des journalistes de ne pas critiquer le premier ministre– est visiblement bon à interdire. The Hoot, un organisme de surveillance des médias sud-asiatiques a ainsi rapporté 52 cas de censure au premier trimestre 2014 en Inde, contre 45 à la même période l’année précédente.

En février 2014, les censeurs du gouvernement bloquaient la diffusion d’un autre documentaire, No Fire Zone: The Killing Fields of Sri Lanka en arguant que «la plupart des visuels sont d’une nature choquante et ne sont pas adaptés à une exhibition publique». Mais bien sûr.

Son réalisateur qualifie la manœuvre d’«aveu explicite que l’Inde ne veut pas diffuser ce film par pur opportunisme politique», car une telle diffusion pourrait «entacher» les relations par ailleurs bonnes entre l’Inde et le Sri Lanka.

«Une censure gouvernementale est incompatible avec une société démocratique, affirme le directeur exécutif du CPJ, Joel Simon. L’Inde ne peut pas avoir les deux en même temps.»

 

Mais l’Inde n’est pas le seul pays à aller trop loin en matière de censure des journalistes ou des artistes susceptibles de mettre à mal le gouvernement ou ses croyances religieuses ou morales.

En 1997, au Chili, le gouvernement avait censuré le film de Martin Scorsese, La dernière tentation du Christ, afin de protéger l’honneur de «Jésus Christ, de l’Eglise catholique et de ses fidèles». En 2012, l’Afrique du Sud refusait la diffusion du documentaire Project Spear sur les énormes détournements de fonds publics durant l’Apartheid. Selon sa réalisatrice, un responsable de la South African Broadcasting Corporation lui avait expliqué dans un email que son film était «trop sophistiqué pour le public de la SABC2».

En France, après l’attentat contre le magazine satirique Charlie Hebdo, un maire a voulu interdire la projection du film Timbuktu –une fiction inspirée par l’occupation réelle de la ville malienne par les djihadistes– de peur d’inciter à la violence. Le maire, Jacques-Alain Bénisti, craignait visiblement que «le film ne fasse l’apologie du terrorisme», tout en admettant ne pas l’avoir vu. Voici quelques jours, le New Yorker nous apprenait qu’un festival pan-africain du Burkina Faso avait lui aussi décidé de retirer le film de son affiche pour raisons de «sécurité».

Prétexter la peur pour essayer de réduire au silence des journalistes ou des artistes, comme ce que fait aujourd’hui l’Inde, consiste à dire que des spectateurs seront fascinés par les mots et les actions de criminels et voudront les imiter. Dans le cas d’India’s Daughter, en entendant les justifications de misogynes analphabètes, des hommes pourraient avoir envie de violer et de punir des femmes.

Les premiers articles parus sur le documentaire se focalisent sur une citation d’un des coupables, Mukesh Singh:

«La peine de mort rendra les choses encore plus dangereuses pour les filles. Maintenant, quand ils violeront, ils ne feront pas comme nous, ils ne laisseront pas la fille. Avant, ils pouvaient violer et dire “laisse là, elle n’en parlera à personne”. Maintenant, quand ils violeront, surtout les types les plus violents, ils tueront la fille. La mort.»

S’ils sont terrifiants, ces mots que les médias ont choisi de mettre en exergue avant la diffusion du film sont ceux d’un violeur condamné à mort, et les journaux ne l’ont pas toujours remis dans leur contexte, un contexte susceptible d’expliquer plus généralement les violences envers les femmes et leurs possibles solutions: ce qui est fait pour changer les lois et les comportements.

En d’autres termes, nous ne voyons pas clairement comment fonctionne la violence et comment il est possible d’y remédier. Bon nombre de ces articles visaient l’indignation de leur lectorat, manœuvre réussie.

Couper court au débat nécessaire

Si le gouvernement indien a censuré le documentaire après avoir lu de tels articles, alors il s’agit d’un réflexe instinctif face à ce qu’ils ont estimé être le risque de futurs troubles –alors qu’en réalité, ce que montre le documentaire, c’est que le gouvernement indien prend bien à cœur ce que le condamné a à dire.

En outre, cette censure retire aux médias et aux spectateurs une opportunité essentielle d’analyser pourquoi des hommes commettent des crimes aussi odieux.

Comme le montre le film, scène après scène, les hommes qui ont violé et éventré Jyoti Singh avaient des vies «normales», quoique misérables. Ils travaillaient, avaient des familles, buvaient entre copains. Les interviews de leurs parents montrent combien ces hommes menaient la seule vie qu’ils savaient mener.

Cette nuit-là, dans le bus, plusieurs facteurs ont fait jaillir le pire d’eux-mêmes. Mais, en y regardant de plus près, ces individus nous montrent combien la haine et la violence, à des degrés divers, sont partout. Et que, peut-être, nous sommes trop nombreux à avoir cette haine et cette violence au fond de nous. 

Dans le film, Sandeep Govil, le psychologue pénitentiaire qui s’occupe d’eux, dit que les violeurs et les meurtriers de Jyoti Singh sont «en réalité des êtres humains normaux». Ils ne sont pas des «monstres» – ils ne sont pas quelque chose qui nous serait étranger, inconnaissable.

Et c’est peut-être de cela que le gouvernement a le plus peur, c’est peut-être cela que le gouvernement indien ne veut pas que le pays entende. Mais qu’ils, ou nous, aient la chance de pouvoir écouter ces mots ne change rien au fait que la violence envers les femmes continuera de toutes façons.

Permettre à ce film d’être diffusé est une opportunité supplémentaire de voir précisément comment, et une fois pour toutes, nous pouvons mettre fin à cette violence.

Lauren Wolfe (Slate)

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