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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Ferguson : pourquoi le «grand jury» n’a pas poursuivi le policier ?

DÉCRYPTAGE. La responsabilité du policier dans la mort de Michael Brown n’est pas contestée, mais la thèse de la légitime défense semble l’avoir emporté. Retour sur ce qu’a dit le grand jury et les raisons du tollé déclenché par sa décision.

En décidant de ne pas engager de poursuites contre Darren Wilson, le policier auteur des coups de feu qui ont causé la mort de Michael Brown, le grand jury formé par les autorités judiciaires du comté de Saint-Louis a déclenché un tollé dans la communauté noire, relançant les émeutes raciales dans une population qui dénonce les violences policières et l’impunité de leurs auteurs. Décorticage du contexte, du déroulement et de la perception d’une décision de justice très contestée. 

COMMENT A ÉTÉ TUÉ MICHAEL BROWN ?

Le procès a permis d’établir au plus près le scénario de la mort de Michael Brown, malgré les incertitudes encore présentes. Ce jeune afro-américain de 18 ans, a été tué le 9 août à Ferguson, une banlieue de Saint-Louis, dans le Missouri, touché à la tête et à la poitrine par plusieurs des douze balles tirées au total par Darren Wilson. Selon le témoignage de ce dernier et de plusieurs autres personnes, ainsi que l’analyse de la scène, les faits se sont déroulées ainsi : apercevant Brown et un ami marcher dans la rue, Wilson, qui est en voiture, pense être en présence des auteurs d’un vol dans un bureau de tabac et se range à leur hauteur. Une lutte s’engage alors entre Brown et Wilson à travers la fenêtre de la voiture, et le policier tire deux balles, qui effleurent Brown au bras. Le jeune homme s’enfuit alors, poursuivi par le policier. Quelques mètres plus loin, Brown, qui n’était pas armé, fait alors demi-tour et se rue vers Wilson, qui tire alors dix balles sur lui, le touchant notamment à la poitrine et à la tête. Selon certains témoins, Brown tentait alors de se rendre en marchant, mains levées, vers le policier. Ce dernier a au contraire affirmé que Brown avançait vers lui de façon menaçante. (Plus de détails sur les faits du 9 août ici.)

QUEL EST CE «GRAND JURY» ET QUE DEVAIT-IL JUGER ?

Les autorités judiciaires locales, en l’occurrence celles du comté de Saint-Louis, se sont appuyées sur un «grand jury» de douze personnes, sélectionnées par un juge. Ce groupe n’a pas été réuni spécialement pour cette affaire, les grands jurys étant constitués pour une période donnée. «La tâche du grand jury du Comté de Saint-Louis n’était pas de dire si le policier Darren Wilson était coupable ou non, mais s’il existait suffisamment de preuves permettant son inculpation, pour des motifs allant de l’homicide involontaire à l’assassinat»écrit le New York Times. C’est ce jury qui a estimé mardi que de tels éléments n’existaient pas, donnant implicitement crédit à la défense du policier, qui plaidait la légitime défense. «Il ne fait bien sûr aucun doute que Darren Wilson a causé la mort de Michael Brown en faisant feu sur lui, mais l’enquête ne s’arrête pas là»a déclaré par la suite le procureur du comté, Robert P. McCulloch (1)«Le devoir d’un grand jury est de séparer les faits de la fiction, après un examen impartial et critique de l’ensemble des pièces à conviction et de la loi, et de décider si ces éléments autorisent l’inculpation au pénal de Darren Wilson.» Le New York Times a mis en ligne sur son site l’ensemble des documents – témoignages, rapports d’experts, photographies – ayant été soumis au grand jury.

A propos de la décision du grand jury, le procureur McCulloch a précisé que la possibilité d’engager des poursuites avait été rejetée sur cinq chefs d’inculpation potentiels. Les jurés «ont déterminé qu’aucune cause probable n’existait pour inculper l’agent Wilson de quoi que ce soit, et ont rendu un « no true bill » sur chacun des cinq chefs d’inculpation». En droit américain, un «no true bill» désigne la procédure formelle par laquelle un grand jury écarte un chef d’inculpation lorsque ses membres estiment qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments pour le retenir contre le mis en cause. Et cela conduit à abandonner les poursuites. Le concept de «probable cause» ne repose quant à lui pas sur la certitude des jurés, ni sur la présence d’une majorité d’éléments à charge, mais simplement sur un simple doute. Dans ce cas, le mis en cause est poursuivi et un procès se tient. En d’autres termes, les jurés ont totalement écarté la possibilité que Wilson ait enfreint les règles de la légitime défense.

LA COMPOSITION ETHNIQUE DU JURY EST-ELLE EN CAUSE ?

L’image qui reste, c’est celle d’un jury majoritairement blanc qui choisit de ne pas poursuivre un autre blanc, accusé du meurtre d’un noir dans une ville majoritairement noire. La composition ethnique du jury – neuf blancs dont six hommes et trois femmes, et trois noirs dont un homme et deux femmes selon leSaint-Louis Post Dispatch – marque en effet un fort déséquilibre avec la population de la ville de Ferguson, noire à plus de 70% selon les statistiques ethniques du dernier recensement américain, qui remonte à 2010. Elle est en revanche à peu près conforme à la répartition à l’échelle du comté, l’entité administrative dont dépendait la formation du jury. Selon le même recensement, ce comté, qui jouxte mais n’inclut pas la ville de Saint-Louis – laquelle dépend du comté de Saint-Louis City – compte 69% de blancs et 23% de noirs. Malgré la composition du jury conforme à la population du comté – caractéristique visée par le tribunal lors de la formation du jury – et l’absence d’élément permettant d’affirmer que des critères ethniques ont consciemment ou inconsciemment influé les jurés, la décision ne peut que laisser un goût amer à une population régulièrement confrontée au racisme et marquée par une longue litanie de morts dans des affaires similaires. Déjà, dans l’affaire du meurtre de Trayvon Martin par George Zimmerman en Floride en 2012, la composition du jury ayant acquitté le second – six blancs sur six – avait fait débat.

LE REFUS D’ENGAGER DES POURSUITES EST-IL HABITUEL ?

Non. Le refus du grand jury d’engager des poursuites contre le policier est très inhabituel, relève le site de datajournalisme FiveThirtyEight. Sur les 162 000 dossiers dans lesquels des procureurs fédéraux ont engagé des poursuites (face à un juge ou à un grand jury) entre le 1er octobre 2009 et le 30 septembre 2010, il n’est arrivé qu’à 11 reprises qu’un grand jury décide de rendre un «no true bill». Le site souligne toutefois que l’affaire Wilson/Brown ayant été portée devant un tribunal d’Etat et non fédéral, les chiffres ne sont pas directement comparables. Il pointe en revanche que sur un éventail plus large d’affaires, une tendance assez nette s’esquisse pour le blanchiment des policiers mis en cause pour de potentielles bavures. FiveThirtyEightrelève trois explications possibles à ce phénomène. La première suppose que les jurés ont tendance à faire confiance aux policiers et à leur accorder le bénéfice du doute. La deuxième avance que les procureurs, ne souhaitant pas accabler ceux dont ils dépendent pour monter leurs enquêtes, pourraient, consciemment ou pas, présenter ces dossiers de façon moins accablante qu’ils ne le feraient pour des civils. La troisième postule un échantillon faussé: là où un procureur a tendance à ne soumettre un dossier que lorsqu’il est sûr d’obtenir des poursuites (afin d’augmenter son taux de condamnation), la pression de l’opinion pourrait le pousser à lancer une procédure dans tous les cas concernant des policiers, y compris lorsque les éléments à disposition ne sont pas convaincants.

Mais que l’un ou les trois de ces facteurs aient pesé à Ferguson ne changera rien à la colère qui a saisi la population, et qui relance une énième fois la question du racisme et des violences policières aux Etats-Unis. (Libération)

 

 

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