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Analyse. L’Etat islamique et l’ombre portée d’Al-Qaida.

Daech. 25 septembre 2014. L’Etat islamique est né des actions du plus indépendant des lieutenants de Ben Laden, Abou Moussab al-Zarkawi. Son projet est celui d’une tentative de réinvention d’Al-Qaida, mais avec des différences qualitativement importantes entre les deux constructions. Une analyse du Professeur Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou.

Un peu plus d’un an après sa formation, en avril 2013, l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL), renommé simplement l’Etat islamique (EI) en juin 2014, est devenu le principal groupe islamiste radical à portée mondiale. Cette émergence accélérée a, notamment, été caractérisée par un projet explicite de dépassement d’Al-Qaida, le groupe transnational auquel l’EI était précédemment affilié. Si elle venait à se concrétiser plus en avant, la «fin» d’Al-Qaida ne sera donc pas venue à la faveur de la guerre contre le terrorisme, les opérations antiterroristes américaines en Afghanistan et en Irak ou l’ascendant idéologique des démocrates du Printemps arabe, mais plutôt comme conséquence indépendante d’un remplacement générationnel interne et d’une compétition de leadership au lignage enchevêtré.

L’entité qui, aujourd’hui, se pose comme l’Etat islamique apparaît, en effet, à la mi-1999 avec le militant islamiste jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui qui, de retour d’Afghanistan, fonde le Groupe pour l’unité et le djihad (Jama’at al Tawhid wal Jihad). Au lendemain des attaques du 11 septembre 2001 et l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003, al-Zarqaoui rejoint en octobre 2004 l’organisation d’Oussama ben Laden devenant formellement Al-Qaida en Irak (AQI), tout en gardant une importante autonomie opérationnelle. Au lendemain de la mort d’al-Zarqaoui en juin 2006, celui-ci est remplacé au pied levé par Abou Omar al-Bagdadi qui, en octobre suivant, recentre AQI sur le théâtre irakien donnant naissance à un premier Etat islamique d’Irak (EII). Lorsque Abou Omar al-Bagdadi est, à son tour, tué en mai 2010, sa place est prise par son homonyme Abou Bakr al-Bagdadi, qui poursuit «l’irakisation» de l’EII mais en même temps, à la faveur de la dégénération du conflit syrien, étend, début 2012, les actions du groupe au nord et à l’est de la Syrie avant d’annoncer, le 9 avril 2013, la naissance d’un «Etat islamique d’Irak et du Levant», rejeté derechef par Al-Qaida, et enfin le 29 juin dernier, un «Etat islamique» dont il s’adoube «calife Ibrahim».

Le projet de l’Etat islamique est donc celui d’une tentative de réinvention d’Al-Qaida mais il est traversé d’un important paradoxe puisqu’en réalité, les dynamiques actuelles de l’EI ressemblent à maints égards précisément à la configuration en vigueur à l’été 1989 lorsque Ben Laden et Ayman al-Zawahiri avaient créé Al-Qaida en Afghanistan, à savoir: un contexte de long conflit né d’une occupation; un front militant transnational en forte expansion; l’implication contrôlée mais réelle de superpuissances; une féroce compétition de puissances régionales; de violentes insurrections locales et enfin des victoires tactiques d’un ambitieux groupe islamiste constituant de plus en plus un défi stratégique.

Pour autant, les différences entre l’EI et Al-Qaida sont qualitativement importantes au moins à trois niveaux. Premièrement, l’EI est impliqué dans une lutte définie avant tout territorialement (le Levant ou Chaam) alors qu’Al-Qaida poursuivait explicitement une logique planétarisée avec l’Afghanistan post-retrait soviétique comme rampe de lancement du projet anti-américain. Deuxièmement, au-delà de la rhétorique sur le «califat», la dimension idéologique de l’EI est peu élaborée et vient à la suite de son aspect identitaire (levantin) et confessionnel (sunnite), là ou Ben Laden cherchait à mettre en place «la base» (al-qaida) d’une armée d’islamistes de tous bords, non-Arabes et non-sunnites inclus. Enfin, les chemins de traverse de l’EI rassemblent, aujourd’hui, des individus éclectiques de par le monde attirés diversement par le conflit syrien alors qu’Al-Qaida avait été construite en plusieurs phases en Asie dans une logique d’homogénéisation et d’exportation d’opérateurs (telle la cellule de Hambourg de Mohammed Atta qui mena les attaques du 11-Septembre) vers d’autres régions (Afrique de l’Est, Europe occidentale, Etats-Unis, Sahel et Golfe). En d’autres termes, l’EI est focalisé sur la mise en place d’un centre de gravité régional (quelque part entre Falloujah en Irak et Raqqa en Syrie) alors qu’Al-Qaida avait mobilisé des dynamiques transnationales pour porter le combat à «l’ennemi lointain» (al-adou al-ba’id) au lieu de l’ennemi proche (al-adou al-qarib). Pour le nouveau groupe, l’objectif est bien Bagdad ou Damas, pour l’ancien, c’était New York et Washington.

Comprendre donc la montée en puissance d’un Etat islamique qui, désormais, commande quelque 30 000 hommes et qui contrôle un vaste territoire sur deux pays (l’Irak et la Syrie), c’est prendre acte, avant tout, du fait que l’exceptionnalisme de l’EI est né des actions du plus indépendant des lieutenants de Ben Laden avant d’être successivement mis sur orbite par deux militants islamistes irakiens aguerris qui ont, d’abord, recalibré l’action du groupe localement, puis se sont émancipés de la tutelle de leur matrice originelle. Une telle indigénisation du transnationalisme al-qaidien est, ainsi, en passe de produire une transformation incertaine d’une organisation hybride qui tente une avancée mondiale tout en étant, de façon inhérente, liée au territoire irakien et syrien où elle opère. Et c’est là tout le paradoxe d’un EI qui, bénéficiant du plus grand contexte historique d’islamisme transnational, se projette de façon éminemment locale.

La posture de l’EI se révèle donc singulière. Son ultra-violence, son utilisation efficace des moyens de communication et la jeunesse de sa soldatesque – sorte de deuxième génération d’Al-Qaida – ont constitué les soubassements de son avancée ces derniers mois. En même temps, sans la fragile alliance avec les tribus sunnites en Irak, radicalisées par le néo-autoritarisme de l’ancien premier ministre Nouri al-Maliki, et la présence, en Syrie, de divers autres groupes compétiteurs, islamistes (Jabhat al-Nosra, Ahrar al-Chaam) et non islamistes (Armée syrienne libre), opposés au régime de Bachar el-Assad, l’émergence de l’EI se serait probablement articulée autrement plus difficilement.

En définitive, le complexe épisode EI est indéniablement révélateur d’une nouvelle évolution de l’islamisme radical mais, au-delà de la transcendance de la «franchise» Al-Qaida, ce qu’il met à nu, avant tout, c’est la mutation des paramètres de l’insécurité internationale en cette deuxième décennie du vingt-et-unième siècle qui se traduisent de plus en plus par des dynamiques inversées de tentatives d’étatisation des groupes armés et de comportement de milices des régimes faillis.

Cet article synthétise une étude, «ISIS and the Deceptive Rebooting of Al Qaeda», publiée par l’auteur ce mois-ci au GCSP. (le Temps)

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