Interview. Le monde au pied des sneakers

Dans son ouvrage « L’odyssée des sneakers. Comment les baskets ont marché sur le monde », le journaliste français Pierre Demoux retrace l’histoire insolite d’une chaussure au destin planétaire, capable de transcender toutes les frontières sociales, culturelles et ethniques.
Pierre Demoux, en quoi l’histoire de la sneaker relève de l’odyssée?
On parle d’une chaussure très fonctionnelle conçue, à l’origine, pour la pratique du sport. Or elle est devenue en l’espace d’un siècle l’accessoire le plus porté au quotidien à travers le monde, par toutes les classes sociales et tous les milieux. On a donc affaire à un objet anodin qui se fait culte et incontournable aujourd’hui.
Quel est l’acte fondateur qui va la propulser sur la scène planétaire?
L’apparition de la Converse All Star après la Première Guerre. Le succès intemporel de ce modèle, issu du basketball, montre combien les valeurs sportives imprègnent désormais nos sociétés. Reprise par les jeunes, la Converse All Star devient, après la Seconde Guerre, un symbole de contestation sociale et de contre-culture.
Et comment est-on passé d’une chaussure à ses débuts symbole de rébellion à un accessoire à la fois grand public et de luxe?
Le basculement a lieu au milieu des années 2000, au moment où le luxe et la haute couture s’emparent du phénomène sneakers: de chaussure d’ados et de jeunes, parfois avec une image sulfureuse, les sneakers se démocratisent et acquièrent les faveurs du grand public. Ce changement de statut est patent chez les femmes, pour qui les sneakers passent de chaussures sans grande classe à objets de mode.
La banalisation des sneakers est d’autant plus surprenante qu’elles traînaient, vous venez de l’évoquer, une réputation peu enviable, celle de plaire aux délinquants.
Oui, dans les années 1970-1980, la jeunesse des ghettos aux États-Unis se met à porter des sneakers, et dans ce milieu, il y a des dealers et des petites frappes qui en font un symbole de leur «réussite». Ensuite, pendant trente ans, le cliché des délinquants en sneakers, survêtement et casquette a eu la vie dure.
Et qui est le personnage central dans la mise sur orbite de cette chaussure?
Michael Jordan, dont la Air Jordan 1 connaît, dès son lancement, un engouement planétaire. On se souvient qu’au milieu des années 1980, Nike tente un pari audacieux en misant sur un jeune joueur de basket pour en faire un super-héros. Et le discours marketing fait mouche: pour ressembler à ce super-héros, achetez donc chez nous la chaussure qui porte son nom. Le phénomène Air Jordan contient en fait toutes les recettes du succès de la sneaker: le mariage entre l’univers du sport et la culture urbaine américaine, qui va la transformer en accessoire culturel, avant qu’elle ne soit adoptée par d’autres couches sociales dans le monde.
Toujours a propos de Michael Jordan, une vente aux enchères a atteint des sommets hallucinants…
Oui. Une paire d’Air Jordan 13 Bred portée en 1998 par la star américaine lors d’une finale de NBA a été vendue chez Sotheby’s en avril 2023 pour la somme record de 2,2 millions de dollars!
Quels sont les modèles iconiques de la culture populaire?
Parmi les modèles qui ont eu une carrière au cinéma, on peut citer les Onitsuka Tiger Mexico 66 chaussés par Bruce Lee et repris par Uma Thurman dans «Kill Bill», de Tarantino. Mentionnons également les Nike autolaçantes dans «Retour vers le futur 2». Les Converse All Star, pour leur part, apparaissent souvent dans les films mettant en scène des ados.
On se demande comment Portland, dans le nord-ouest des Etats-Unis, a pu s’imposer comme la Silicon Valley des chaussures de sport?
Ce n’est pas cette ville, en effet, qu’on imagine capitale mondiale des sneakers. En fait, le destin de Portland est lié à celui de Nike, fondée dans la plus grande cité de l’Oregon par deux entrepreneurs locaux. Par un effet d’entraînement, toute une série d’entreprises s’y sont installées, au point que Portland abrite de nos jours le siège de plusieurs grands groupes du monde du sport. Et c’est désormais à Portland que l’on trouve les plus grands talents de la branche.
Les sneakers, c’est également une histoire de guerres familiales. On pense a la rivalité féroce entre les frères Adolf et Rudolf Dassier, fondateurs des célèbres marques allemandes Adidas et Puma.
C’est exact. Cette rivalité est aussi effrayante qu’incroyable. Dans les années 1920, les frères Dassler s’unissent pour créer, à Herzogenaurach (Bavière), des chaussures de sport à succès, que portera d’ailleurs le quadruple médaillé d’or en athlétisme Jesse Owens lors des JO de 1936 à Berlin. Puis, la Seconde Guerre les sépare sur fond de rancoeurs personnelles. Cette
haine fratricide divise Herzogenaurach en deux camps irréconciliables: Adidas, la marque créée par Adolf, et Puma, fondée par Rudolf. Leurs fils vont poursuivre cette guerre jusqu’à la fin des années 1980, avant que Puma et Adidas ne se muent en multinationales classiques.
Il y a aussi, autour de cette chaussure, un juteux marché mondial qui dépasserait les 100, voire les 150 milliards de francs. Quel est le rôle de la Chine?
La Chine est de nos jours l’usine du monde des sneakers. Les grands groupes internationaux s’y approvisionnent ou y font fabriquer leurs chaussures par des sous-traitants. Le vent commence néanmoins à tourner: à la base de son succès, il y a la main-d’oeuvre à faible coût et la possibilité de construire des immenses usines pour réaliser des économies d’échelle. Or les coûts salariaux augmentent en Chine à mesure que le pays s’enrichit. L’Empire du Milieu devient ainsi moins intéressant, si bien que certains groupes vont ailleurs: le Vietnam, l’Indonésie, le Cambodge notamment, avec des sous-traitants qui restent toutefois aux mains des groupes chinois.
Comment se développent les sneakers ≪vertes≫, a l’image de celles que commercialise la marque française Veja?
C’est une nouvelle tendance qui reflète les valeurs actuelles: la clientèle recherche de plus en plus des produits dits responsables, avec l’impact le plus faible sur la planète. Ainsi, les Veja sont produites au Brésil dans des usines qui respectent le droit des travailleurs et avec des standards environnementaux, éthiques et sociaux plus élevés que la moyenne. Cette exigence de la clientèle a également poussé les grandes marques historiques à se montrer plus vertueuses dans leur mode de production. Et tous les groupes sont désormais obligés d’afficher des éléments «verts», qu’il s’agisse de matériaux ou de transport. Cependant, on constate que ce n’est pas encore un argument déterminant pour la plupart des consommatrices et consommateurs.
Et qu’en est-il du volet éthique?
On se souvient du scandale, dans les années 1990, des enfants pakistanais qui fabriquaient des ballons dans des conditions misérables. Cela s’est répercuté sur l’ensemble de l’industrie du sport et des sneakers, de sorte que les entreprises ont dû s’amender et élever leurs standards, par conviction réelle ou par peur d’un nouveau scandale. D’une manière générale, l’industrie des sneakers est un peu plus vertueuse sur les conditions éthiques de fabrication que l’industrie du vêtement, par exemple, car elle suppose plus de compétences professionnelles.
Comment voyez-vous l’avenir des sneakers? Pourraient-elles perdre leur hégémonie?
Je n’ai pas le sentiment qu’elles soient destinées à disparaître à court terme, car ilexiste à l’heure actuelle une profusion de modèles et de marques, pour tous les besoins et tous les publics. Et je doute fort que les gens renoncent au confort qu’elles apportent. N’oublions pas que ce confort-là a séduit à la fois les amateurs de mode et Madame et Monsieur Tout-le-Monde: quand vous faites vos courses, vous jardinez ou vous vous promenez, par exemple, vous mettez très souvent vos sneakers.
Eugenio d’Alessio