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Entretien. Facebook et WhatsApp favorisent la conversion à des théories conspirationnistes 

RESEAUX ASOCIAUX Les réseaux sociaux contribuent de façon décisive à la propagation de théories complotistes et au sentiment de défiance envers la démocratie, mais le font-ils tous de la même manière ? Éléments de réponse avec Julien Labarre, chercheur en science politique à l’université de Californie. 

Dès 2016, Steve Bannon, éminence grise et stratège de la campagne victorieuse de Donald Trump, dénonce un ordre mondial contrôlé par les élites politico-financières et complotant en secret pour empêcher l’élection du milliardaire américain. Un prélude, avant l’apparition un an plus tard du mouvement QAnon, du nom de cette mouvance conspirationniste persuadée que Donald Trump est aux prises avec de puissantes forces malfaisantes, regroupées au sein de « l’État profond ». 

Steve Bannon ne restera qu’un an conseiller de Trump à la Maison-Blanche. Suffisamment pour rallier au trumpisme la galaxie des mouvances complotistes d’extrême droite. Cette connivence, que l’ancien président a entretenue tout au long de son mandat, culmine le 6 janvier 2021. Ce jour-là, Donald Trump réussit à lever une armée de conspirationnistes, convaincus que l’élection venait de leur être volée, pour prendre d’assaut le Capitole. 

Le 9 janvier, Twitter décide de bannir définitivement Donald Trump de sa plateforme, pour priver de leur principal relais les incitations à la violence et à l’insurrection du chef d’État défait. Mais voilà, le mal est fait : la démocratie états-unienne s’en trouve affaiblie pour longtemps, et l’idée que le processus électoral est truqué s’installe durablement. Quatre ans plus tard, rebelote. Encouragée par Trump et ses soutiens, l’idée se répand largement que les élections sont d’ores et déjà entachées de fraudes massives. 

Il est aujourd’hui largement établi que les réseaux sociaux contribuent de façon première et décisive à la propagation de telles théories complotistes et au sentiment de défiance envers la démocratie, mais y contribuent-ils tous de la même manière ?

Dans une étude récente, des chercheurs et chercheuses en science politique de l’université de Californie à Santa Barbara montrent que les réseaux sociaux n’ont pas tous la même faculté à convertir des personnes qui en sont initialement éloignées aux idées d’extrême droite et aux théories complotistes. Cette faculté diffère selon que les plateformes connectent des personnes qui se connaissent dans la vie réelle ou rapprochent des anonymes qui partagent les mêmes centres d’intérêt.

 Entretien avec Julien Labarre, l’un des politistes qui ont mené l’étude. 

Qu’est-ce qui vous a encouragé à réaliser cette étude, alors que la responsabilité des réseaux sociaux dans la diffusion des théories complotistes est déjà largement avérée ? 

Julien Labarre : Il est en effet acquis que les réseaux sociaux facilitent la circulation des théories du complot et d’autres fake news parmi les citoyens, et qu’ils connectent de façon directe des dirigeants populistes et des conspirationnistes au grand public, en contournant les fonctions de contrôle et d’analyse des médias traditionnels. Le souci, c’est que les travaux universitaires qui portent sur le sujet sont rarement d’accord entre eux et donnent lieu à des résultats parfois contradictoires. 

L’un des écueils principaux de ces études est de considérer les réseaux sociaux comme un ensemble monolithique, homogène, en tirant des conclusions sur tous à partir de l’étude de cas d’un seul, sans chercher à les distinguer ou à caractériser leur spécificité. Or, les réseaux sociaux ne sont pas structurés de la même manière, ils fonctionnent différemment. Ils n’ont pas le même public, ne mettent pas en relation les mêmes personnes, certains mettent l’accent sur le texte, d’autres sur la vidéo.

Plus important encore, certaines applications facilitent la communication dans des réseaux larges et affinitaires, principalement anonymes, d’autres encouragent la communication dans des réseaux familiers. Il n’y a donc aucune raison de penser qu’elles produisent toutes les mêmes effets.

On a alors entrepris de créer une typologie des réseaux sociaux et de les distinguer selon qu’ils produisent des liens sociaux faibles ou forts. Facebook et les applications apparentées, telles que Snapchat et WhatsApp, mettent ainsi l’accent sur l’interaction dans les réseaux familiaux ou amicaux et prolongent des relations qui existent dans la vie réelle. En revanche, X (anciennement Twitter), Instagram et TikTok favorisent la création de réseaux en ligne principalement basés sur les centres d’intérêt, où les relations sociales préexistantes n’existent pas nécessairement, et où le consentement mutuel n’est pas obligatoire pour interagir avec quelqu’un. 

Enfin, une autre catégorie de réseaux sociaux a pris de l’importance à la fin des années 2010 : les applications de l’« alt-tech » ou se revendiquant de la « liberté d’expression ». Parmi ce type de plateformes, on retrouve Parler, Gab, 4chan/8chan, ainsi que Truth Social, le réseau social créé par Donald Trump. En France, on trouve aussi des équivalents avec le forum jeuxvideo.com.

Ces applications prisées de la fachosphère se distinguent des réseaux à liens faibles plus traditionnels par leur modèle commercial. Elles se concentrent sur la facilitation de la communication politique entre ceux qui ont des opinions d’extrême droite ou corrosives pour la démocratie. Les utilisateurs ne se définissent pas toujours comme appartenant à l’extrême droite, mais plébiscitent ces plateformes pour la liberté qu’ils y trouvent. Sans modération, ils savent que personne ne les empêchera de dire des horreurs. 

Et selon vous, ces différences entre les réseaux sociaux les rendent diversement capables de populariser des théories du complot et des idées antidémocratiques auprès de publics éloignés de la fachosphère ?

Nous avons constaté aux États-Unis que l’utilisation de réseaux sociaux aux liens forts comme Facebook ou WhatsApp, qui connectent des gens se côtoyant dans la vie réelle, favorise la conversion à des théories conspirationnistes, ou anticipant une fraude massive aux élections du 5 novembre. Les messages sur ces applications viennent généralement de personnes que vous connaissez. 

Ces messages provenant de connaissances susceptibles de partager certaines de vos valeurs ont plus d’influence que les messages provenant d’inconnus, même d’inconnus avec qui vous êtes d’accord. Les réseaux où des relations sociales préexistent peuvent fournir un moyen socialement plus sûr et moins conflictuel de partager des opinions stigmatisées dans la sphère publique plus large. Dans l’ensemble, les utilisateurs des plateformes axées sur les interactions forment souvent des groupes soudés ; ces groupes agissent comme des incubateurs où les utilisateurs se sentent à l’aise pour partager et renforcer leurs points de vue extrêmes. 

D’un autre côté, les utilisateurs de X ou TikTok, par exemple, ont tendance à suivre d’autres personnes dont les opinions les intéressent et correspondent aux leurs, mais qui restent en grande partie des inconnus. Dans ces cas, l’absence de liens sociaux forts réduit généralement le pouvoir de conversion à des croyances conspirationnistes. En d’autres termes, les personnes qui croient à une théorie du complot ou adhèrent à des idées d’extrême droite peuvent échanger des messages entre elles sur TikTok, mais cela ne renforcera pas nécessairement leurs croyances. 

Cela n’exonère pas les plateformes à liens faibles de leur responsabilité vis-à-vis de la modération des contenus. Le flux permanent de fake news que l’on trouve sur X vous rappelle non seulement vos croyances, mais est susceptible de les amplifier.

Dans ce schéma que vous dessinez, où les réseaux sociaux sont vecteurs de désinformation, quel rôle peuvent encore jouer les médias traditionnels ?

Une véritable tempête souffle sur les médias et la démocratie. Tout d’abord, la défiance envers le système démocratique continue de menacer le fonctionnement des élections et la possibilité d’un consensus minimal sur l’élaboration des politiques publiques aux États-Unis. Le lobbying intense des entreprises de la tech a réussi à empêcher les efforts de régulation sérieux du Congrès américain, même si le sujet n’est pas clos et que certains législateurs continuent de porter ce combat.

Pendant ce temps, certaines entreprises comme X abaissent leurs standards en matière de tri des contenus trompeurs ou faux et réalisent des économies en supprimant des postes dans les équipes de modération. Et enfin, l’usage croissant d’outils d’intelligence artificielle générative aura d’innombrables conséquences néfastes, en favorisant à une échelle industrielle la fabrication de fake news ou de théories conspirationnistes. 

Face à la catastrophe qui vient, notre étude montre l’importance du journalisme traditionnel dans son rôle de quatrième pouvoir. Si l’exposition à des médias d’opinion de droite et d’extrême droite comme Fox News, Breitbart et One America News renforce l’adhésion aux candidats populistes et le soupçon de fraudes électorales, l’attention portée à des médias pluralistes et essentiellement factuels a l’effet exactement inverse. Les médias mainstream affermissent les sentiments prodémocratiques et l’adhésion au processus électoral.

Yunnes Abzouz