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1964 – «Cut Piece»: Yoko Ono invite le public à la tailler en pièces

La performance par laquelle (presque) tout a commencé: pionnière du mouvement Fluxus, Yoko Ono pré-Lennon bouscule l’académisme et redéfinit les règles de l’art contemporain.

Bottom of Form

En 1964, un nouveau mot fait son apparition dans les dictionnaires français: happening. On le définit comme «empruntant à l’anglo-américain, substantif verbal de to happen (“arriver, avoir lieu, survenir, se produire”) signifiant “événement” et employé pour désigner une représentation, un événement d’expression artistique spontanée, une improvisation.»

La même année, l’artiste Yoko Ono (née en 1933) monte sur la scène du Yamaichi Concert Hall de Kyoto pour Cut Piece, qu’elle «rejouera» à plusieurs reprises au cours de sa longue carrière et qui marquera l’histoire de l’art d’action, qui en est encore à ses balbutiements.

Seule sur la scène, vêtue de noir, Yoko Ono s’agenouille dans une position évocatrice de la femme japonaise traditionnelle. Devant elle, une large et intimidante paire de ciseaux de couturier invite les spectateurs à jouer un rôle dans l’œuvre en venant découper un morceau de tissu, qu’ils pourront conserver. Jusqu’où peuvent-ils aller? C’est elle, l’artiste, qui décidera de sonner le glas de la performance.

Les premières personnes à se saisir des ciseaux semblent hésitantes et découpent, presque timidement, un bout d’étoffe de l’ourlet de sa jupe ou d’une manche. D’autres s’enhardissent en s’attaquant à sa blouse, plus tard à ses sous-vêtements. La performeuse demeure immobile, le visage impassible. Seules ses mains se déplacent pour, vers la fin de l’expérience artistique, masquer sa modestie (en 1966 à New York, elle finira entièrement nue).

Coupez!

Ono a donné cette performance à diverses reprises au fil des années. Aucun incident à déplorer: les fans des Beatles courroucés n’ont jamais dû compter au nombre des participants.

Que se passe-t-il dans son esprit au moment où ces inconnus s’approchent d’elle, ciseaux en main? Ne craint-elle pas les réactions des participants?

Quand les ciseaux menaçants s’approchent, Yoko Ono dit «entendre» une mélodie intérieure: «Ta-ta-ta-ta, COUPEZ!» | Yoko Ono via WikiArt

«Quand nous donnons quelque chose, cela revêt habituellement un sens. Mais je voulais voir ce qu’ils prendraient. Un long silence s’installait entre le moment où un participant sortait de scène et un autre venait.» Elle a expliqué sa technique pour ne pas se sentir en danger: «Lorsque je fais Cut Piece, j’entre dans une sorte de transe qui me permet de ne pas me sentir trop effrayée.»

Yoko Ono a appris très tôt à jouer de divers instruments, poussée par un père pianiste classique devenu banquier. Elle désigne sous le nom de «partitions» les instructions qu’elle rédige pour les visiteurs-acteurs de chacune de ses performances. Et traduit naturellement en musique, en son for intérieur, le ballet hasardeux de ces inconnus munis de ciseaux: «Ta-ta-ta-ta, COUPEZ!… Ta-ta-ta-ta, COUPEZ! Une belle poésie, vraiment.»

 «Nous ne sommes pas fiers de Yoko Ono»

Cut Piece sera «réinterprété» par de nombreux artistes et inspirera d’autres pièces, comme l’incontournable Rhythm 0 de Marina Abramović dix ans plus tard (offerte six heures durant à un public invité à interagir au moyen de soixante-seize objets mis à disposition). Un héritage dont la famille de l’artiste japonaise se serait volontiers passée.

Yoko Ono vit entre le Japon et les États-Unis depuis l’enfance, au gré des pérégrinations de ce père qui n’entend rien aux choix de vie et d’expression artistique de sa fille. L’arrière-grand-père de Yoko Ono a fondé la banque Yasuda à la fin du XIXe siècle, devenue le tentaculaire groupe financier Mizuho.

L’incompréhension ira jusqu’à la rupture, les parents de Yoko craignant que la sulfureuse réputation de leur fille ternisse le nom des Yasuda. En 1966, apprenant qu’elle vit désormais en couple avec John Lennon (un hippie issu de la working class de Liverpool!), ils font publier un communiqué dans la presse japonaise: «Nous ne sommes pas fiers de Yoko Ono.»

Anti-art

Au moment où elle exécute sa Cut Piece pour la première fois au Japon, Yoko Ono vit aux États-Unis en compagnie de son deuxième mari, le musicien Anthony Cox. La performance est indissociable des débuts du mouvement d’avant-garde Fluxus, dont elle est un membre fondateur au début des années 1960.

Inspiré par les mouvements Dada et Zen, le Bauhaus et l’enseignement de l’iconoclaste John Cage, Fluxus prône un «anti-art» cherchant à repousser les limites, et dont les préceptes sont définis dans le manifeste rédigé par l’artiste George Maciunas en 1963.

Dans le loft new-yorkais qu’elle transforme en studio défilent les membres du groupe Fluxus, mais également Marcel Duchamp ou la collectionneuse et mécène Peggy Guggenheim. | Jim.henderson via Wikimedia Commons

Toutes les expressions artistiques y sont explorées. Cut Piece est emblématique de toute la philosophie de Fluxus: c’est une désacralisation de l’art, anti-académique et anti-establishment, basée sur un mode d’action direct et participatif. Mais on peut aussi y voir un refus de la part de l’artiste d’accepter le rôle de femme soumise, jouant de son potentiel érotique et affichant son pouvoir décisionnaire.

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