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Expo. Jean Genet dans tous ses états réfractaires et fraternels

JEAN JEAN C’estC’est une histoire de bagages rocambolesque – les aventures de Rocambole, du reste, ne manquaient pas de malles. L’écrivain Jean Genet (1910-1986), homme de partout et de nulle part, marginal révolté partageant le sort des damnés de la terre tout en étant prisé des amateurs de beau langage en arrêt à la lecture de son verbe étincelant, Genet, donc, au bout de sa vie et de ses errances, confiait ses deux fidèles valises à son avocat Roland Dumas.

Celui-ci, approchant du terme de sa très longue existence – il a fêté ses 100 ans au mois d’août 2022 –, décida de passer le relais à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec), en léguant pour la postérité le barda en question : une valoche noire et une valtouze marron, avec tout le fourbi afférent.

« Une noix/ Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ?/ Qu’est-ce qu’on y voit ? »chantait Charles Trenet. Les valises de Jean Genet dégagent le même mystère simple, évident, poétique. Un ouvrage riche à souhait en rend compte, édité par l’Imec et son directeur littéraire historique, Albert Dichy, grand connaisseur de Genet dont il supervisa la publication des œuvres posthumes ainsi que le Théâtre complet dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Albert Dichy décrit ainsi ce que recèlent les deux heureux bagages, dans « Dévaliser Genet », sa très belle préface au livre de l’Imec : « D’abord un joyeux foutoir, une petite caverne d’Ali Baba, d’archives et de papiers. Ouvertes, les valises de Genet donnent la sensation d’un inextricable fouillis : des chemises, bien sûr, et quelques dossiers plus ou moins ordonnés, mais le reste, notes, cahiers, tracts, comptes, enveloppes, carnet de vaccination, journaux, affiches, manuscrits, tout est en vrac. »

Or voici qu’à l’occasion de l’exposition de l’Institut du monde arabe (IMA),  « Ce que la Palestine apporte au monde », que son commissaire général Elias Sanbar a présentée à Mediapart, une place a été faite au duo des valises de Genet et à leur contenu. Ce petit bijou rétrospectif, abrité dans une mezzanine des étages du bâtiment de Jean Nouvel, c’est Albert Dichy qui l’a conçu.

Une vitrine unique, tel un canal d’irrigation, propose le limon littéraire d’un écrivain ayant renoncé à l’écriture, poussé par un besoin irrépressible de disparaître, de rompre et, pensait-il, de ne plus créer. Étonnamment précurseur dans son besoin de radicalement « racialiser » le monde (on peut ne pas adhérer), Jean Genet détestait en lui l’homme blanc au style relevé, toujours sous tension tant il prônait la destruction du système capitaliste avec des accents ensorcelants épurés.

C’était plus fort que lui, dès que Jean Genet couchait des mots sur le papier, la littérature surgissait. On fait remarquer à Albert Dichy que cela rappelle un Sonnet de Joachim du Bellay regrettant que l’inspiration l’eût abandonné – tout en produisant alors l’un de ses plus beaux poèmes. Et voici que le directeur littéraire de l’Imec le récite de mémoire : « Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient. »

Il était temps de commencer la visite, avec un tel guide. Voici cinq moments, cinq commentaires de documents d’archives, en compagnie d’Albert Dichy, filmé un lundi, jour de fermeture au public de l’IMA, dans la mezzanine du cinquième étage du musée.

Première séquence, avec une note manuscrite poignante griffonnée par Jean Genet sur une feuille volante : « J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre, et disant qui j’étais, je ne l’étais plus. »

Albert Dichy présente un premier document. Vidéo Antoine Perraud / Mediapart

Deuxième halte, le bardadrac par excellence de Jean Genet. Son feu d’artifice, ses paperolles disséminées, ses bouts de papier journal ou de prospectus publicitaires déchirés, sur lesquels furent formulées quelques fusées : « Même lorsqu’il note trois mots, Genet pense au livre. Tout prépare, tout prémédite le livre, tout est inscrit dans un projet général », estime Albert Dichy.

Les parerolles de Jean Genet présentées par Albert Dichy. Vidéo Antoine Perraud

Troisième étape : les Palestiniens et la raison poétique. Des Palestiniens, Jean Genet devait écrire, dans Un captif amoureux, les avoir aimés « plus que tous et que tout ». C’est en octobre 1970, six mois après son séjour avec les Black Panthers, que Jean Genet fut invité, par le représentant de l’OLP à Paris, à visiter les camps palestiniens de Jordanie. Il devait y demeurer quatre mois, puis y accomplir quatre autres séjours en l’espace de deux ans.

Quatrième escale de l’exposition « Les Valises de Jean Genet » à l’Institut du monde arabe. Albert Dichy nous entraîne dans une musarderie politique et humaine à partir d’une phrase notée par l’écrivain, au hasard de la plume : « Rien ne changera vraiment en Islam si les rapports des hommes et des femmes ne changent pas, et le changement viendra d’elles, non d’eux. »

Albert Dichy sur Jean Genet : de l’islam, des femmes, des camps palestiniens, de l’écriture coûte que coûte, en définitive. Vidéo Antoine Perraud / Mediapart

Stade ultime de l’exposition : tout compte fait, au sens propre de l’expression. Comme l’écrit Albert Dichy : « Genet tient ses comptes. Il les tient de façon permanente, où qu’il soit. Partout, il couvre de chiffres et d’additions des feuilles volantes, des enveloppes, le dos des livres qu’il lit, le verso des cahiers où il ébauche des textes sur la révolution. »

Dès lors, avant la fin mais l’annonçant, le chaman des lettres françaises, qui s’était posé au Maroc mais qui s’éteignit à l’hôtel Rubens sis à Paris XIIIe, avait tracé en guise de baisser de rideau, pour soi seul et pour nous, visiteurs entrés par effraction dans sa clandestinité, un mot unique, singulier, fatal : « Mort. »

Faire ses comptes pour que s’organise une vie sur le fil du rasoir. Ultime moment de la visite guidée d’Albert Dichy. Vidéo Antoine Perraud / Mediapart

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  • « Les Valises de Jean Genet », musée de l’IMA (Institut de monde arabe), niveau 5. Jusqu’au 19 novembre 2023.
  • Albert Dichy, Les Valises de Jean Genet. Rompre. Disparaître. Écrire, éditions de l’Imec « Le Lieu de l’archive », 30 euros.
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Antoine Perraud

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