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« Nipplegate » : en 2004, la chute de Janet Jackson

En 2004, Janet Jackson invite Justin Timberlake pour un duo lors d’un concert ultramédiatisé, à la fin duquel le chanteur dégrafe une partie du costume de la superstar : son sein dénudé apparaît un dixième de seconde. Femme, noire, encline à parler de sa sexualité, elle se retrouve sous le feu des critiques.

On pourrait presque la croire débutante tant son sourire est timide et sa voix mal assurée. En 1993, Janet Jackson a 27 ans et c’est une superstar. Son dernier disque, Janet, culmine au sommet du hit-parade américain depuis huit semaines.

Ce soir-là, à la télévision, elle répond comme elle peut aux questions sévères d’une présentatrice qui la presse d’expliquer les thématiques explorées dans son album : le désir féminin et la sexualité. «Je ne peux pas cacher qui je suis, hasarde la chanteuse, désemparée. C’est moi, tout simplement.»

Janet Jackson n’a pas fini de se justifier. Quelques années plus tard, le dévoilement de son sein devant 140 millions de téléspectateur·ices lui vaudra des années de harcèlement et la mise en suspens brutale de sa carrière. 

Née en 1966, Janet Jackson commence dès l’âge de 10 ans à jouer dans des séries télévisées et accède à la célébrité grâce à son rôle dans la sitcom « Good Times ». Le public la voit grandir à l’écran ; elle devient rapidement un modèle et une inspiration pour de nombreuses jeunes filles noires. Mais ce rôle d’idole adolescente est dangereux pour celles qui l’endossent. Leur vie intime est scrutée dans ses moindres recoins. Elles doivent tout à la fois correspondre aux standards de beauté de l’industrie du divertissement et répondre aux exigences morales de l’Amérique puritaine.

Janet Jackson est tour à tour moquée pour la forme de son nez, sommée de perdre du poids, contrainte de lisser ses cheveux pour continuer à tourner. La jeune femme, pourtant, déteste jouer la comédie. Si elle le fait, c’est qu’elle y est contrainte par son père, Joseph Jackson, un homme abusif et autoritaire qui a façonné chacun de ses cinq enfants – parmi lesquels Michael Jackson – pour en faire de parfaits artistes. 

En 1986, au début du second mandat du républicain Ronald Reagan, Janet Jackson sort son troisième album, Control. L’opinion conservatrice est alors engagée dans une guerre contre les idées progressistes diffusées par la gauche depuis les mouvements civiques des années 1960.

L’émancipation – relative mais réelle – des femmes, des personnes queer et non blanches est rendue visible et célébrée par la culture populaire. Avec cet album, Janet Jackson raconte l’histoire de la prise de pouvoir de la dominée sur le dominant et rencontre son premier succès international.

Les deux albums précédents avaient été produits par le père contre le gré de sa fille. «Je venais de terminer le tournage d’une série que j’avais absolument détestée. Je ne voulais pas faire [mon premier album]. Je voulais aller à l’université. Mais je l’ai fait pour mon père», déclarait la chanteuse au Boston Globe en 1996.

Control est l’album de sa libération : après avoir divorcé, deux ans plus tôt, du chanteur James DeBarge, elle parvient à mettre fin à la collaboration avec son père, choisit un autre manager et décide de s’adresser aux Africain·es-Américain·es, sa communauté.

Les morceaux évoquent sa vie de jeune femme noire. Dans « Nasty », elle répond avec cran aux harceleurs de rue. Les premiers mots du morceau « Control » affirment sa transformation en femme adulte, indépendante, responsable d’elle-même : «C’est une histoire de contrôle, mon contrôle/Le contrôle de ce que je dis et le contrôle de ce que je fais/Et cette fois-ci, je vais le faire à ma façon.»

Bouc émissaire des milieux conservateurs

La cadette de la famille Jackson est désormais une star. Les ventes de ses albums pulvérisent régulièrement les records. Rhythm Nation 1814, sorti en 1989, six fois disque de platine, se vend à 12 millions d’exemplaires dans le monde. Janet, en 1993, à 14 millions. Au-delà des chiffres, le travail de Janet Jackson marque les années 1980 et 1990 sur tous les plans – musical, esthétique et culturel.

 «Qu’elle se proclame responsable de sa vie, comme elle l’a fait dans “Control”, ou cheffe d’une armée du rythme dansant pour combattre les problèmes sociétaux (“Rhythm Nation 1814”), elle est influente, écrit le magazine musical Rolling Stone en 1993. Et quand elle annonce sa maturité sexuelle, comme elle le fait dans son nouvel album, Janet, c’est un événement culturel.»

C’est à la une de ce journal qu’elle apparaît la même année torse nu, les seins cachés par les mains de son mari de l’époque, René Elizondo Jr. La photographie devient ultracélèbre. Janet Jackson est désormais le symbole de la femme noire sexy et libérée, au moment où le terme de « guerre culturelle » fait son apparition dans le débat public américain.

Au début des années 1990, les artistes noir·es américain·es sont accusé·es de promouvoir la violence et des mœurs dissolues via la culture hip-hop et R&B. Sa surexposition médiatique et les thèmes érotiques qu’elle aborde librement font de Janet Jackson un bouc émissaire de choix pour les milieux militants conservateurs.

L’année du Nipplegate, «c’était le deuxième mandat de l’ère Bush, commente la journaliste et documentariste antiraciste Rokhaya Diallo. Et ce n’est pas anodin: c’était un moment où l’on pouvait demander à Britney Spears des comptes sur sa virginité à la télévision». Ce climat idéologique explique l’immense impact de l’affaire.

En 2021, un documentaire intitulé Janet Jackson – Avant et après le scandale du Nipplegate décortique l’événement, qualifié de «11-Septembre des guerres culturelles». Le film donne la parole aux organisateurs du spectacle de la mi-temps du Super Bowl, le Halftime Show. La finale du championnat de football américain est l’événement sportif le plus regardé à la télévision aux États-Unis. S’y produire est le couronnement d’une carrière, comme ce fut le cas pour Michael Jackson, Diana Ross, Aerosmith ou Phil Collins.

Mais la Ligue nationale de football (NFL), coproductrice du spectacle, défend les valeurs américaines patriotiques et familiales : hors de question de tolérer le moindre débordement. Encore moins au Texas, bastion républicain et chrétien intégriste, où l’événement se tient cette année-là. Déjà, le choix du partenariat avec MTV rend les équipes fébriles : la chaîne de télévision musicale emblématique des années 1990 est honnie par les conservateur·ices.

Ce n’est qu’après de longues hésitations que Janet Jackson est invitée à se produire sur la scène du Super Bowl. L’organisation du show est scrutée et validée dans les moindres détails. La performance de Janet Jackson et, bien sûr, sa tenue font l’objet jusqu’à la dernière minute de nombreux ajustements.  

«Les douze minutes de prestation sont le plus souvent réduites au duo Janet et Justin à la toute fin, rappelle la chercheuse spécialiste de la culture nord-américaine Célia Sauvage. Pourtant Justin Timberlake n’est pas l’unique guest à rejoindre Janet sur scène: P. Diddy, Nelly et Kid Rock se produisent également en première partie du show. Tous chantent explicitement leur regard masculin “objectifiant”; ils ne se privent pas de vulgarité.» Mais contrairement à Janet Jackson, «ils ont tous les droits sur scène, alors que Janet doit respecter à la lettre ce qui est prévu. Leur présence à côté de l’une des popstars les plus puissantes du moment traduit les dynamiques de pouvoir au sein de l’industrie musicale, télévisuelle mais aussi sportive».

Ce 1er février 2004, les Patriots de la Nouvelle-Angleterre affrontent les Panthers de la Caroline dans l’immense stadium de Houston. À la mi-temps, Janet Jackson apparaît vêtue d’un corset noir, entourée d’une armée de danseurs au look steampunk. «Le set se compose d’un medley de trois chansons de Janet, dont “All for you” et “Rhythm Nation”, deux chansons cultes sur l’expression du désir féminin mais aussi sur le contrôle, l’empowerment, marque de fabrique controversée de Janet», précise Célia Sauvage.

À la fin de son show à la chorégraphie millimétrée, la fameuse surprise qu’elle avait annoncée à la presse fait son apparition. C’est Justin Timberlake, le chanteur du boys band NSYNC. À 23 ans, il est le protégé de Janet Jackson, qui a pris sous son aile son groupe, qu’elle a invité à se produire en première partie de sa tournée mondiale de 1998.

Timberlake a déclaré à plusieurs reprises qu’il était fan de la chanteuse, et pas seulement pour son influence musicale ; il a déjà, et de façon insistante, évoqué son physique. En 2001 notamment, les NSYNC sont réunis sur scène pour la remise d’un prix à Janet Jackson. Alors que son camarade Chris Kirkpatrick loue son talent, Justin Timberlake s’empare à plusieurs reprises du micro. «She’s fine, she’s fine» (elle est belle), répète-t-il, content de sa blague.

Une hystérie aux allures de procès des sorcières de Salem 

Vers la fin du Halftime Show, Janet Jackson et Justin Timberlake interprètent « Rock Your Body », le single du premier album solo du chanteur. Dernier couplet, dernière phrase : «Better have you naked by the end of this song» (Mieux vaut que tu sois nue à la fin de cette chanson).

Justin Timberlake arrache le bustier de Janet Jackson, comme prévu, mais ce qui ne l’est pas, c’est que son soutien-gorge en dentelle rouge est également arraché. Le sein de Janet Jackson, téton orné d’un soleil étoilé en argent, apparaît un neuvième de seconde à l’écran. La caméra coupe, plan large, feux d’artifice. Janet Jackson quitte la scène précipitamment, le visage baissé. C’est la fin de la mi-temps… et le début d’une hystérie collective aux allures de procès des sorcières de Salem.

Après la stupeur, tout le monde cherche à joindre la chanteuse, qui déserte l’enceinte du Super Bowl et ne répond pas au téléphone. Ce serait d’ailleurs là sa première faute : avoir gardé le silence trop longtemps. Timberlake, lui, fanfaronne dès la fin du show. «On adore vous donner matière à discuter», crâne-t-il devant les caméras.

Mais très vite, le jeune homme fait son mea culpa et présente des excuses contrites pour ce geste déplacé. Pas Janet Jackson. Son manager a beau expliquer publiquement, avant même la fin du match, qu’il s’agissait d’un accident, c’est trop tard.

Le nom de la chanteuse apparaît en tête de tous les moteurs de recherche nord-américains. Trois geeks de la Silicon Valley qui travaillent pour l’application PayPal s’agacent de ne pas trouver les images en ligne. Pour remédier à ce problème, ils créent, l’année suivante, le site YouTube, qui centralise toutes les vidéos postées par tout le monde. Celle du sein de Janet Jackson devient l’une des plus regardées de l’histoire d’Internet.

Bientôt, le terme Nipplegate (mot à mot : « le scandale du téton ») devient un mot courant, tout comme l’expression « wardrobe malfunction», utilisée par Justin Timberlake pour désigner le « souci de garde-robe » rencontré par Janet Jackson. 

Refusant de battre sa coulpe, elle est blacklistée 

Les responsables du Halftime Show à la Ligue nationale de football américain étaient-ils au courant que ce dévoilement allait se produire ? Les chaînes de télé CBS et MTV le savaient-elles ? Ces questions deviennent centrales dans le débat et les journalistes rivalisent d’anecdotes, hypothèses et scoops en tout genre sur la préparation de l’événement. Ainsi, la chorégraphie initiale prévoyait que ce soit le kilt de Janet Jackson qui soit arraché par Justin Timberlake. On déterre une citation du chorégraphe de Janet Jackson qui avait annoncé des « moments choquants».

La question des responsabilités est aussi financière. L’entreprise de télécommunications AOL, sponsor de l’événement, réclame un remboursement de 10 millions de dollars. La FCC, institution chargée de réguler le contenu des émissions de radio et de télé aux États-Unis, reçoit 200 000 plaintes en quelques jours. Elle condamne CBS à une amende de 550 000 dollars, annulée après huit ans de procédure judiciaire. 

Une semaine après l’événement, la chaîne CBS organise les 46es Grammy Awards, récompenses de l’industrie musicale. Le patron de la chaîne, Les Moonves, exige des excuses publiques de Justin Timberlake et Janet Jackson pour maintenir leur participation.

Janet Jackson, qui devait remettre un prix, refuse et n’y apparaît donc pas, contrairement à Justin Timberlake. Parce qu’elle n’accepte pas de battre sa coulpe publiquement sur ordre de Les Moonves, Janet Jackson est blacklistée. Elle devait interpréter le rôle principal d’un biopic sur l’activiste Lena Horne ; sa participation est annulée.

La chanteuse publie finalement un communiqué et une interview vidéo où elle s’excuse «auprès de ceux qu’elle a offensés sans le vouloir». Mais une enquête l’accuse d’avoir ajouté le bijou à son sein sans en référer aux producteurs du show, et l’acharnement perdure. Son album Damita Jo, sorti un mois après le scandale, se vend quatre fois moins bien que les précédents. VH1, l’un des principaux réseaux de radios, appartient à Viacom, le même groupe que CBS. Selon les managers de Janet Jackson, Les Moonves aurait fait en sorte que l’artiste n’y soit pas diffusée.

«On peut être Janet Jackson, être une icône, avoir une carrière de plus de vingt ans… Quel que soit le statut d’une femme, on peut la faire tomber pour très peu de chose», résume Rokhaya Diallo.

Aurait-elle subi le même backlash si elle n’était pas noire ? Célia Sauvage en doute : «Les femmes noires sont tout à fait autorisées à révolutionner la représentation des corps et de la sexualité, à condition de rester dans un imaginaire transgressif qui ne prétend à aucune respectabilité. C’est cette respectabilité mainstream et commerciale que vient chercher Janet en acceptant le Halftime du Super Bowl. Avec son album Damita Jo, elle ambitionne de décloisonner son image d’artiste R&B. Lorsque Justin lui arrache son bustier, c’est précisément cette respectabilité qu’il lui vole.»

Un tel acharnement, plus difficile aujourd’hui?

En 2018, des enquêtes du New Yorker révèlent que douze femmes accusent Les Moonves, l’ancien président de CBS, de harcèlement et d’agressions sexuelles. Après avoir démissionné de son poste, il est condamné pour avoir tenté de corrompre un officier de police afin qu’il dissimule les plaintes. Il a été un maillon essentiel du harcèlement dont la chanteuse a été victime. De rares voix se sont élevées pour interroger la mise à l’écart de Janet Jackson et le manque de solidarité de Justin Timberlake.

«Pourquoi Justin a-t-il vendu Janet et est-il allé aux Grammy?» interrogeait le rappeur Common dans le titre Why, sorti en 2004, peu après le gate«J’ai probablement essuyé 10 % des critiques, reconnaissait Timberlake sur MTV en 2006. Je pense que l’Amérique est plus dure envers les femmes, et je pense que l’Amérique est injustement dure envers les minorités ethniques.»

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Interrogée à propos du scandale par Oprah Winfrey en 2006, Janet Jackson a expliqué que, en finissant par présenter des excuses, elle avait endossé la responsabilité de l’incident et qu’elle le regrettait encore. Avant d’ajouter, à propos de Justin Timberlake : «Certaines choses ne se font pas entre amis.» Dans un portrait documentaire récent, la star, couronnée en 2020 par le Rock and Roll Hall of Fame, disait avoir pardonné ce moment sans l’avoir oublié. Un tel acharnement médiatique pourrait difficilement avoir lieu aujourd’hui, estime Rokhaya Diallo. «Le grand public est plus sensibilisé au féminisme et aux questions sur le consentement. Ce n’est pas elle qui a arraché le soutien-gorge», rappelle la journaliste.

Les fiancées de l’Amérique victimes du contrôle des corps 

Le documentaire de Jodi Gomes Janet Jackson – Avant et après le scandale du Nipplegate signe la réhabilitation publique et officielle de Janet Jackson. Après le visionnage, Justin Timberlake renouvelle ses excuses dans un post sur Instagram : «Je suis profondément désolé pour les moments de ma vie où mes actions ont contribué au problème, où j’ai parlé quand ce n’était pas mon tour ou gardé le silence quand il fallait parler. Je comprends que j’ai échoué à ces moments-là et à beaucoup d’autres, et que j’ai bénéficié d’un système qui encourage la misogynie et le racisme. Je veux spécifiquement m’excuser auprès de Britney Spears et de Janet Jackson. Je tiens à ces deux femmes, je les respecte, et je sais que je n’ai pas fait ce qu’il aurait fallu.»

Les excuses du chanteur s’adressent donc aussi à son ex-compagne, après la parution d’un autre film documentaire, Framing Britney Spears (2021). Comme celle de Janet Jackson, la carrière de la jeune chanteuse a été percutée par un moment de télévision, lorsque Justin Timberlake a admis face caméra avoir eu des relations sexuelles avec elle.

Les deux femmes ont en commun d’avoir été les petites fiancées de l’Amérique et d’avoir subi son obsession pour le contrôle des corps. Le contrôle, c’est ce que Janet Jackson voulait reprendre dans son album iconique de 1986. En 2021, après la sortie du documentaire sur le Nipplegate, « Control » est redevenu numéro 1 des hit-parades. «Control, never gonna stop.»

Léa Mormin-Chauvac (La Déferlante)

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