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ASIA  « Pourquoi les Taïwanais n’ont-ils pas le droit d’écrire leur propre histoire ? »

Le conflit entre la République populaire de Chine et Taïwan est également une guerre culturelle. Face au Goliath chinois qui dispose d’énormes moyens financiers et impose censure et autocensure, des artistes taïwanais essaient de raconter leurs propres histoires. À l’image d’Isaac Wang, producteur de la première série politique taïwanaise consacrée à la démocratisation du pays. Rencontre.

Si les Taïwanais n’ont guère de reconnaissance internationale – seulement 14 pays entretiennent encore des relations diplomatiques avec l’archipel, et la République de Chine a été exclue de l’Organisation des Nations unies (ONU) et autres instances internationales à partir de 1979 –, ils ont des idées. Et des envies de fiction.

C’est un élément important dans le cadre d’une guerre des récits où la Chine est dotée d’une force de frappe sans commune mesure dans le domaine audiovisuel qui a même séduit Hollywood. À la tête d’une petite maison de production basée dans la capitale Taipei, Isaac Wang, né en 1970, tente de lutter avec les maigres moyens dont il dispose et avec l’arme de la fiction.

Il est à l’origine de la première série politique inspirée de la démocratisation des années 1990 : Island Nation (« Nation insulaire ») et diffusée à partir de 2020. « Aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud, en Chine, ces séries politiques représentent une partie importante des programmes télévisuels », relève-t-il, ajoutant : « Nous voulons raconter l’histoire de la démocratisation taïwanaise, à la fois pour un public international mais aussi pour les jeunes Taïwanais. » 

Dans Island nation, les personnages et les organisations et partis politiques sont fictifs, mais on reconnaît aisément celles et ceux qui les ont inspirés. La première saison de dix épisodes se déroule dans les années 1990, l’époque de la démocratisation. On y retrouve tous les éléments de ce qui fut une période politique exaltante et endiablée : un président qui poursuit des réformes démocratiques et tente une politique internationale agressive face au puissant voisin chinois et malgré les réticences de l’allié états-unien. « Une nation a survécu contre deux superpuissances », est-il écrit dans la bande annonce de la saison 2.

Les personnages reflètent aussi l’extrême diversité de la société taïwanaise marquée par les colonisations successives depuis l’arrivée des Hollandais au XVIIe siècle jusqu’à celle des Chinois du continent arrivés à la fin des années 1940 à la suite de la défaite du Kuomintang (Parti nationaliste) face aux communistes, en passant par le règne japonais (1895-1945). Dans la série, on y parle mandarin, taïwanais et japonais, ce qui reflète cette histoire complexe aux identités et mémoires éclatées.

La création a été saluée par la présidente Tsai Ing-wen en personne, lors du début de la saison 2 en septembre 2021. Sur son compte Instagram, elle a incité les Taïwanais·es à regarder cette première série politique taïwanaise, qui a reçu le soutien financier du ministère de la culture et qui « dépeint les progrès de la démocratie à Taïwan et présente de nombreux lieux politiques importants à Taïwan, tels que le palais présidentiel, le Yuan législatif [le Parlement – ndlr] et le parc de la Paix du 28 février »« Pendant l’épidémie, il a été particulièrement difficile pour les professionnels de la culture, des arts et du spectacle de maintenir leur énergie créatrice et de poursuivre le tournage, a-t-elle poursuivi. Le fait que les gens soutiennent et regardent les fictions et les programmes est un grand encouragement pour les créateurs. »

Isaac Wang, pour sa part, estime qu’« il s’agit à la fois d’une guerre culturelle, mais aussi d’affaires commerciales ». Mais les conditions intérieures ne sont pas favorables. Le marché télévisuel est trop « petit », les plateformes de télévision en streaming (OTT) sont également « trop petites et trop nombreuses et elles n’ont pas les moyens d’investir dans des séries », explique le producteur.

De plus, aborder des sujets sensibles comme l’histoire des relations entre la Chine et Taïwan ne peut qu’apporter des problèmes. C’est aussi ce qui se passe en particulier avec les plateformes internationales qui lorgnent sur le marché chinois et préfèrent pratiquer l’autocensure lorsqu’on leur propose des sujets qui peuvent susciter le mécontentement de la République populaire de Chine. « Ce n’est pas une question de qualité, s’il y a un sujet sensible, personne ne veut acheter, dit le producteur. La Chine pousse ces plateformes à pratiquer l’autocensure et cela conduit à faire en sorte de décider ce que les Taïwanais peuvent tourner ou pas. On nous donne toutes sortes de raisons pour ne pas acheter nos productions. » Et Isaac Wang s’interroge : « Pourquoi en France, aux États-Unis, au Japon et en Corée du Sud il est possible et viable de raconter l’histoire de son propre pays et cela n’est pas possible à Taïwan, alors qu’on se targue d’être une démocratie avancée ? »

Cela n’empêche pas Isaac Wang de continuer de construire, brique après brique. Il a créé sa propre plateforme pour conforter une communauté de fans autour de ses productions et atteindre un public international. Après les deux saisons de Island Nation, une autre série qu’il a produite sera diffusée à partir de samedi prochain. Son nom ? Hoping(« paix » en mandarin), le nom d’un hôpital taïwanais confronté à l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) venue de Chine fin 2002. 

Et parmi ceux qui attendent avec impatience la sortie de la nouvelle série figurent aussi des Chinois du continent, qui regardent les épisodes de Island Nation dans des versions pirates. La censure et l’autocensure ne peuvent pas tout régenter et Isaac Wang est déjà lancé dans son prochain projet : réaliser l’année prochaine un long-métrage sur la crise des missiles en 1996, lorsque, juste avant la première présidentielle organisée à Taïwan, Pékin avait lancé des missiles au large de Taïwan. Encore un sujet sensible susceptible de ne pas plaire à la Chine et de séduire le public taïwanais désireux de connaître son histoire. « À Taïwan, il y a beaucoup de gens comme moi qui ont le désir de produire des œuvres de qualité, mais on a une force imposante qui souhaite qu’on ne les fasse pas », lance-t-il. 

François Bougon

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