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Movie. La Roue d’Abel Gance

GEANT Jalon de l’histoire du cinéma, La Roue (1923) est le chef-d’œuvre d’Abel Gance. C’est lors d’un séjour en Suisse, à Caux au-dessus de Montreux, que le cinéaste trouve l’inspiration.

De retour à Paris, il se lance dans ce projet colossal avec l’aide de Blaise Cendrars, de Fernand Léger pour l’affiche et d’Arthur Honegger qui compose pour le film son célèbre mouvement Pacific 231 et arrange, avec Paul Fosse, une partition rassemblant 117 pièces parmi les plus célèbres du XXe siècle. Devenu culte pour de nombreux mélomanes et cinéphiles pour sa modernité, ce film magistral, récemment restauré dans sa version intégrale de 7 heures, sera joué le dimanche 28 août au Théâtre du Jorat, à Mézières (VD). Un véritable marathon musical et filmique, proposé par la Cinémathèque suisse et l’Orchestre des Jardins Musicaux. Après Berlin et Lyon en 2019, cet événement exceptionnel présente une œuvre avant-gardiste ressuscitée notamment grâce à une copie unique au monde retrouvée à la Cinémathèque suisse. Le 28 août, le public pourra ainsi assister à une véritable reconstitution de la première projection publique de La Roue, au Gaumont-Palace à Paris (16 février 1923), dans sa version intégrale et restaurée.

Œuvre totale

Après J’accuse (1919) et avant Napoléon (1927), le cinéaste Abel Gance se lance dans un projet fou avec La Roue (1923) dont le style et l’ampleur vont inspirer les plus grands, de Sergueï Eisenstein à Akira Kurosawa. Entouré d’une équipe hors norme, le cinéaste prend toutes les libertés et fait exploser le budget initial. 16 mois de tournage, 150 heures de rushes, 2’300 mètres de pellicule, divisés en un prologue et quatre chapitres, témoignent du caractère pharaonique de ce projet.

Son producteur, Charles Pathé, avait prévu une durée de 2 heures. A l’arrivée, le film en fera plus de 7. Le 16 février 1923 a lieu, à Paris, la première publique du film, dans une salle de 6000 places, le Gaumont-Palace. Un spectacle de huit heures nécessitant plus de 30 bobines ! Par la suite, pour faciliter sa distribution, le film est remonté à plusieurs reprise pour être réduit à 1h30 dans sa version la plus courte. Malgré un accueil décontenancé de la part du public, l’avant-garde intellectuelle s’émerveille devant l’inventivité narrative et technique du film, le montage audacieux et le traitement inédit de la couleur. Jean Cocteau dira de l’œuvre : « Il y a le cinéma avant et après La Roue, comme il y a la peinture avant et après Picasso. ».

C’est dire l’importance de cette œuvre phare, disputée à sa sortie, encensée aujourd’hui. La Roue est l’exemple parfait du temps où le cinéma était un terrain d’expérimentation formelle pour les auteurs-réalisateurs. Réputé pour remettre sans cesse son travail en question, Abel Gance s’interroge alors sur les possibilités qu’offre le tournage mais aussi la post-production.

Avec un montage dynamique, des variations de rythme ou encore la déconstruction d’une narration linéaire, Abel Gance exploite toutes les innovations techniques du cinéma, allant jusqu’à créer un nouveau langage esthétique. Film de tous les superlatifs, La Roue est un essai visuel éminemment moderne qui révolutionne la mise en scène et le cinéma. Une restauration magistrale À l’image du temps accordé à la réalisation du film, l’immense entreprise de reconstitution et de restauration – menée par François Ede pour la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé et les équipes du laboratoire L’Immagine Ritrovata (Paris-Bologne) – s’est étendue sur quatre années. Le film a été reconstitué dans sa totalité et selon le découpage d’origine. Le travail a pu être effectué à partir du matériel filmique recueilli auprès des cinémathèques française et suisse.

L’unique copie colorisée existante au monde du film.

Cette copie correspond à celle projetée pour la première du film qui a eu lieu au Gaumont-Palace le 16 février 1923, et a servi de référence pour la reconstitution. La restauration s’est également basée sur un fond conséquent d’archives écrites (scénario, correspondance…). De façon plus inattendue, le guide de cette reconstitution fut finalement la liste des 117 séquences musicales tirées de 86 œuvres réunies par Arthur Honegger et Paul Fosse et conçue pour le Gaumont-Palace. En effet, si le scénario d’origine a été plusieurs fois remanié, les feuilles de montage, elles, sont inexistantes. La liste des musiques (la partition a disparu) avec des minutages précis apporte les réponses sur l’ordre des scènes et permet d’identifier celles qui ont été coupées. Cette sélection d’œuvres symphoniques de 56 compositeurs français offre une occasion rare d’entendre le répertoire musical des années 1920.

Et, réciproquement, le film pouvait à son tour fournir des indications complémentaires permettant de restituer la partition originale qui a pu être reconstituée pour Arte/ZDF par le compositeur Bernd Thewes. Un tournage épique Abel Gance a tenu à tourner toutes les scènes d’extérieur en décors réels, y compris de nuit, une nouveauté qui nécessita des installations inouïes côté éclairage.

Pour les décors, il ne recule devant rien. Ainsi, la maisonnette de Sisif est édifiée au milieu des voies, dans la gare de triage de Nice-Saint-Roch. Pour la figuration, il emploie des cheminots volontaires afin d’encadrer et de sensibiliser ses acteurs au milieu ferroviaire. Gance et son équipe introduisent également plusieurs innovations techniques : accélérations, inversions, coupes rapides et surimpressions accentuent les effets dramatiques pour mieux saisir les spectateurs, ébahis par les effets spéciaux et hypnotisés par les mélodies qui embrassent les images en un spectacle total.

Les « scènes de la vie du rail » avec leurs cheminots aux « masques de suie », ces « gueules noires » marquées par la dure peine des hommes, frappent par leur côté naturaliste « à la Zola » jusque dans leurs excès. D’une peinture pittoresque, on glisse insensiblement vers un une dénonciation sociale, celle de travailleurs abrutis par un métier exténuant et dangereux jusqu’à l’aliénation. Par contraste, le cabaret est l’univers où ils expriment leurs joies bruyantes, où ils oublient leur vie de labeur.

La seconde partie du film est tournée au col de Voza dans le train à crémaillère du Mont-Blanc, à 2’000 mètres d’altitude. Entre 1917 et 1936, le cinéma tient une grande place dans la vie, l’œuvre et l’imaginaire de Blaise Cendrars. Ami et complice d’Abel Gance, l’écrivain suisse travaille bénévolement comme assistant réalisateur sur le tournage de La Roue (il occupe déjà ce poste en 1919 pour J’accuse). Dans cette fonction, il réalise le premier making of de l’histoire du cinéma. Ce court film de 10 minutes montre notamment un ingénieux dispositif créé par l’opérateur Burel: il adapte sur la locomotive une plateforme en déport qui permet la réalisation de plans spectaculaires. Dans le court métrage de Cendrars, on peut voir Gance dans la cabine de la locomotive, très élégant, chapeauté et en costume de ville, entouré du mécanicien et du chauffeur, noirs de suie. Il dirige les prises de vue, scénario sous le bras, tandis que Burel installé sur la plateforme, tourne avec la caméra Bell & Howell, dont Charles Pathé avait fait acheter trois exemplaires aux États-Unis.

L’équipe du film comprend également Fernand Léger qui dessine des esquisses de l’affiche et signe la version finale. Déjà en 1918, il illustre le livre de Blaise Cendrars La Fin du monde, filmée par l’Ange N.-D., conçu comme une suite de plans cinématographiques. Il rencontre le cinéaste Jean Epstein et après La Roue, les décors pour le film de Marcel L’Herbier, L’Inhumaine. En 1924, avec l’aide de Dudley Murphy, il tourne également le film Ballet mécanique, où l’utilisation du gros plan et le recours aux multiples effets de fragmentation feront date. Pour l’accompagnement musical de cette œuvre hors norme, Abel Gance choisit Arthur Honegger. Après le Conservatoire de Zurich, le jeune compositeur suisse se retrouve, dès 1911, sur les bancs de celui de Paris. En 1920, il rejoint le Groupe des Six avec Francis Poulenc, Darius Milhaud, Georges Auric, Louis Durey et Germaine Tailleferre sous l’égide artistique de Jean Cocteau.

Avec La Roue, Arthur Honegger écrit ses premières partitions pour un film de Gance. Le compositeur et le réalisateur travaillent à nouveau ensemble pour Napoléon (1927), La Fin du monde (1930) et Le Capitaine Fracasse (1942). En 1934, son travail sur la musique du film Les Misérables de Raymond Bernard lui permet d’accéder à une notoriété plus vaste. Il écrit la bande originale d’une cinquantaine de films, dont Crime et Châtiment (1935) de Pierre Chenal, Mayerling (1936) d’Anatole Litvak, Un revenant (1946) de Christian-Jaque. Jean-Luc Godard utilisera également ses partitions pour Détective (1984) et Maurice Pialat pour Van Gogh (1991).

Un kaléidoscope musical Pour La Roue (1923), Arthur Honegger compose quelques musiques dont le célèbre Pacific 231 et, avec Paul Fosse, constitue une partition rassemblant 117 pièces, parfois inédites, de plus de 50 compositeurs du XXe siècle parmi les plus en vue de leur époque. Pour des raisons pragmatiques, Honegger et Fosse utilisent plusieurs musiques préexistantes, mais leur choix est dicté par des critères artistiques très précis : Honegger rejette le principe, très répandu dans le cinéma muet de l’époque, qui consiste à adapter des morceaux classiques populaires à « une illustration anecdotique de l’image ». Le compositeur lui préfère une musique exigeante, la plus récente possible et souhaite qu’elle exprime les états d’esprit. Il défend l’idée qu’elle soit en partie autonome par rapport aux images. Il s’agit plutôt d’assurer « une harmonie absolue entre la signification assignée à une séquence de film et son renforcement par la musique et les rythmes, en d’autres termes une musique qui comprend la dimension symbolique du film ». Une locomotive, la Pacific 231, figure comme l’un des personnages principaux du film.

Pour l’ouverture, Honegger compose le poème symphonique éponyme qui deviendra l’une de ses œuvres les plus célèbre. Pour le reste, il a recours à des compositeurs de l’époque moderne française comme Florent Schmitt, Guy Ropartz, Albéric Magnard, Paul Dukas, Albert Roussel, et à certaines des dernières compositions de Claude Debussy, ainsi qu’à la « Cinéma-Fantaisie » de Darius Milhaud (1919), sans oublier Gabriel Fauré, Camille Saint-Saëns, Henri Duparc, Jules Massenet ou encore Pietro Mascagni. Deux tiers des 56 compositeurs dont il utilise la musique vivaient encore lors de la première représentation. Le génie Abel Gance Né à Paris en 1889, Abel Gance est, au même titre que Louis Delluc ou Marcel L’Herbier, l’un des pionniers du cinéma, venant après la génération des Lumière et Méliès. Attiré par le théâtre et la littérature, il fait l’acteur dès 1908, incarnant le jeune Molière dans un film de Léonce Perret (1909), écrit tragédies, poésies et scénarios avant de passer à la réalisation.

En 1915, La Folie du docteur Tube, festival de trucages et d’audaces, marque le premier vrai coup d’éclat (et le premier échec sans conséquence) de cet expérimentateur-né qui n’aura de cesse de repousser les limites de la technique. Avec l’aide de André Debrie, Abel Gance élabore en 1925 – 40 ans avant le cinérama – un procédé de film avec trois caméras par juxtaposition qui donne une largeur d’image trois fois supérieure au format traditionnel et permet aussi un récit en trois images différentes, la « polyvision». Autour de 1930, il dépose, toujours avec André Debrie, un brevet sur la « perspective sonore », ancêtre de la stéréophonie.

En 1934, il sonorise son film Napoléon, avec ce procédé. Il met au point à partir de 1937, avec l’opticien Pierre Angénieux, le « pictographe », appareil optique pour remplacer les décors par de simples maquettes ou photographies, et qui est à l’origine de l’incrustation télé d’aujourd’hui. Ses derniers travaux avant sa mort portaient sur l’image virtuelle. Auteur de films de propagande pendant la Première Guerre mondiale (dont La Zone de la mort), il enchaîne, à partir de 1917, Mater Dolorosa, La Dixième symphonie, J’accuse et La Roue, qui vont le révéler.

En 1927, il réalise Napoléon vu par Abel Gance, film lui aussi truffé d’innovations techniques et visuelles, au départ prévu pour faire partie d’un ensemble de 6 films consacrés à l’empereur. Il y incarne Saint-Just, Antonin Artaud héritant du rôle de Marat. Saluée comme une œuvre majeure de l’histoire du cinéma, cette réussite sera toutefois sans véritable lendemain, le lyrisme, l’ambition démesurée de Gance se heurtant par la suite autant aux contraintes économiques qu’à la critique.

En 1931, La Fin du monde, film-catastrophe dont il interprète le rôle principal, est un échec, et le cinéaste, aussi admiré pour son inventivité et son imagination que vilipendé pour sa grandiloquence, ne s’en remettra pas tout à fait. Il ne pourra mener à terme certains de ses projets consacrés à de grandes figures de l’histoire (Christophe Colomb, Ignace de Loyola, Scarron…), faute de moyens, et réalisera dès lors des films considérés comme moins personnels : adaptations littéraires (Le Capitaine Fracasse, 1942) ou films en costumes (Lucrèce Borgia avec Edwige Feuillère, 1935), entre autres.

Parmi ses films, on peut encore citer Un Grand amour de Beethoven (1936), Paradis perdu (1940), La Tour de Nesle (1955), Austerlitz (1960) ou Cyrano et d’Artagnan (1964). Récompensé par le premier Grand Prix national de cinéma en 1974, Abel Gance reçoit en 1981 un César d’honneur, quelques mois avant sa mort, à l’âge de 92 ans.

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