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Explosion de Beyrouth: la piste remonte jusqu’à Damas

BOOM L’enquête d’une télévision libanaise implique trois hommes d’affaires syro-russes dans la double déflagration de Beyrouth il y a six mois. Elle sous-entend une contrebande de nitrate d’ammonium au profit de Bachar al-Assad destinée à contourner l’embargo sur les armes chimiques.

Six mois après la double explosion de Beyrouth, qui, le 4 août 2020, a fait 208 morts, plus de 6 500 blessés, dont un millier d’invalides et d’estropiés, et ravagé des quartiers entiers de la capitale libanaise dans un rayon de plusieurs kilomètres, on ne sait toujours pas qui était le véritable acquéreur des 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium débarquées et stockées dans un entrepôt du port depuis sept ans.

On ne connaît même pas l’endroit où la dangereuse cargaison devait être réexpédiée. Et puisque entre 750 (le chiffre avancé par le FBI) et 1 000 tonnes ont explosé dans l’entrepôt n° 12, qu’est-il advenu du reste du stock ?

À travers le brouillard d’une enquête des plus incertaines, une piste se dessine cependant. Elle passe par Chypre et Londres pour aboutir à Damas. 

C’est la télévision arabophone libanaise à capitaux privés Al-Jadeed qui a ouvert cette voie susceptible de conduire l’enquête dans une direction nouvelle. Dans un documentaire diffusé par cette chaîne, le journaliste Firas Hatoum révèle que les 2 750 tonnes de produits chimiques ont été achetées par Savaro Limited, une société fantôme servant de paravent à une société non moins fictive, Hesco Engineering and Construction Company (Hesco), dont le propriétaire, George Haswani, lui, n’est pas totalement un inconnu. Non seulement cet homme d’affaires syro-russe est lié à Bachar al-Assad mais il fut le maître d’œuvre des relations secrètes entre le régime de Damas et l’État islamique.  

Savaro Ltd a signé le contrat d’importation, le 10 juillet 2013 – soit quatre mois avant l’entrée de la cargaison dans le port –, avec une usine géorgienne du nom de Rustavi Azot, puis s’est occupée de l’acheminement du nitrate d’ammonium jusqu’au port de Beyrouth. Un vieux cargo battant pavillon moldave, le Rhosus, propriété de Igor Grechushkin, un homme d’affaires russe résidant à Chypre, s’est chargé du transport. 

Si l’on se rend sur le site en ligne Companies House, spécialisé dans la collecte des données d’entreprises commerciales en Angleterre, on y découvre que Savaro Ltd n’est rien d’autre qu’une société-écran enregistrée à Londres, qui semble-t-il ne compte aucun employé, et dont le siège social est à Chypre. On apprend aussi qu’elle vient de déposer le bilan. Marina Psyllou, sa directrice, de nationalité chypriote, est responsable de plus de 150 autres sociétés, dont plusieurs basées au Panama et pour nombre d’entre elles fictives. 

« Comme toutes les sociétés britanniques, elle doit fournir au registre des sociétés britanniques, Companies House, les noms de ses propriétaires », rappelle Reuters. Or Marina Psyllou s’y refuse. « La personne qui est et a toujours été l’ultime propriétaire bénéficiaire de la compagnie est toujours la même. Mais comme vous le savez, nous ne pouvons pas divulguer son nom », a-t-elle déclaré à l’agence. 

« Comment une société telle que Savaro Ltd a-t-elle pu acheter une telle cargaison alors que certaines grandes sociétés étrangères n’arrivaient pas à passer commande ? », s’interroge, de son côté, Firas Hatoum, l’auteur du documentaire, joint par téléphone à Beyrouth, qui précise que la direction de l’entreprise a refusé de répondre à ses questions. 

Le nitrate d’ammonium a été commandé par la Fabrica de Explosivos de Moçambique (FEM). Il n’était nullement prévu que le cargo moldave chargé de l’acheminer vers ce pays d’Afrique de l’Est se déroute pour gagner Beyrouth. Toujours selon l’agence Reuters, la cargaison a donc été détournée et stockée dans la capitale libanaise. 

Selon le documentaire de Firas Hatoum, une autre société basée à Londres, IK Petroleum Industrial Company Limited, celle-ci un peu moins fictive que Savaro Ltd et Hesco, est aussi impliquée dans la ténébreuse affaire. Cette dernière société a été créée le 9 juin 2006, soit moins d’un mois avant l’émission du bordereau d’exportation de la cargaison d’ammonium vers le Mozambique. Ce qui intrigue, c’est que IK Petroleum Company et Savaro ont la même adresse dans le cœur chic de Londres et que l’une et l’autre ont été enregistrées le même jour de la même année. Là encore, Savaro apparaît comme une société-écran derrière laquelle se cache IK Petroleum Company.

Autre fait troublant, IK Petroleum Company appartient à un autre homme d’affaires syro-russe proche de Bachar al-Assad, Imad Khouri. À ses côtés, on trouve son frère Moudallal Khoury. Un premier point commun à ces trois hommes, ils ont épousé des femmes russes, ce qui leur a permis d’avoir la double nationalité. Ils sont également de confession grec-orthodoxe. Et, enfin, ils sont tous les trois visés par les sanctions américaines.

George Haswani, le propriétaire de Hesco, est sans aucun doute le plus proche de Bachar al-Assad. Originaire de Yabroud, dans le nord de Damas, c’est plus un chef de gang qu’un entrepreneur. Lors de ses études en URSS, il a épousé une Russe, ce qui lui a permis d’approcher les oligarques du pays. Rentré à Damas, il va se remarier en 2006 avec une Syrienne de confession alaouite de Lattaquié, liée à la famille Assad, ce qui, cette fois, lui vaut d’entrer dans le cercle étroit des instances dirigeantes. La guerre civile syrienne le voit financer et armer la milice Dir al-Qalamoun (elle sera dissoute en 2018). C’est lui que le régime syrien va ensuite choisir pour les achats de pétrole dont il a besoin dans son effort de guerre. 

« Ce sera l’État islamique, le fournisseur. C’est avec lui que George Haswani va négocier des contrats. Il s’est occupé aussi d’un centre de production d’électricité nécessaire pour la production de pétrole à Tabaqa, dans la province de Raqqa », indique le politologue Ziad Majed, professeur à l’Université américaine de Paris. « Il a aussi négocié avec l’État islamique la protection des ingénieurs russes sur place et qu’ils puissent faire des allers-retours vers l’aéroport de Deir ez-Zor où le régime avait conservé une présence militaire. En échange, les djihadistes et lui se partageaient les recettes du pétrole et de l’électricité. Après l’opération menée par les forces spéciales américaines à Deir ez-Zor au cours de laquelle Abou Sayyaf [le grand argentier de Daech – ndlr] a été tué, des documents retrouvés chez lui ont montré des accords signés par Haswani », ajoute le même chercheur. 

« Le Hezbollah a sur cette affaire une position ambiguë »

« On a fantasmé sur les achats de pétrole de Daech par le président turc Recep Tayyip Erdogan, ajoute le politologue Firas Kontar, spécialiste de la Syrie, mais en réalité, ces achats bénéficiaient principalement aux zones contrôlées par Bachar al-Assad, qui n’avaient plus de ressources pétrolières. Dans ma région de Soweida, c’était un secret de Polichinelle : les gens achetaient du gasoil pour l’hiver qu’ils appelaient “mazout Daech”. Et l’intermédiaire, c’était Haswani. C’est pourquoi il est le plus visé des trois par les sanctions à la fois américaines et européennes. » 

Auparavant, Haswani avait été négociateur entre le régime et le Front al-Nosra, qui était alors la branche syrienne d’Al-Qaïda, pour faciliter la libération de treize nonnes grecques-orthodoxes du monastère de Maaloula, que le groupe retenait en otages.

Les deux autres entrepreneurs, les frères Khoury, faisaient eux du blanchiment d’argent pour le compte du régime. Selon un rapport de l’ONG Global Witness, publié en juillet 2020, l’un d’eux, Moudallal, est aujourd’hui à la tête d’un réseau syro-russe de blanchiment d’argent ayant fourni un soutien actif au régime d’Assad ces dix dernières années. Ce réseau serait également à l’origine de sociétés-écrans, dont l’une à Chypre et deux dans les îles Vierges britanniques, ayant potentiellement servi de couverture aux programmes d’armement chimique et de missiles balistiques.

Un fait encore plus troublant : c’est aussi pour avoir tenté d’importer du nitrate d’ammonium vers la Syrie fin 2013, l’année même où les 2 750 tonnes de nitrate ont été entreposées dans le port de Beyrouth, que Moudallal Khoury a été placé sous sanctions américaines. C’est à la même époque que Damas s’est engagé à rendre ses armes chimiques. D’où l’importance prise par le nitrate d’ammonium.  

Car, s’il est d’abord un engrais, le nitrate d’ammonium sert aussi dans la fabrication d’explosifs. C’est notamment parce qu’il représente un risque d’utilisation à des fins terroristes que sept pays européens l’ont interdit. Entendu le 24 mai 2016 par la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de janvier 2015, le directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Patrick Calvar, avait évoqué le risque d’une fabrication de « bombes de manière artisanale » à partir de cette substance. L’IRA irlandaise l’avait d’ailleurs employé pour certains de ses attentats.

Peu de doute que l’engrais devait être utilisé dans l’arsenal militaire syrien, notamment dans les barils d’explosif, en particulier dans ceux lancés par hélicoptères qui ont ravagé tant de villes syriennes. Mais pourquoi alors est-il resté si longtemps dans le port de Beyrouth, que contrôle attentivement depuis des années le Hezbollah, l’allié numéro un du régime de Damas ?   

« C’est effectivement intrigant qu’il soit resté dans l’entrepôt numéro 12 aussi longtemps, répond Ziad Majed. Le Hezbollah a sur cette affaire une position ambiguë. Il n’a pas dit qui était responsable de l’explosion et n’a même pas impliqué Israël, ce qui tend à prouver qu’il détient des informations, d’autant plus qu’il reçoit les rapports de la Sécurité générale libanaise [qui est sous son contrôle – ndlr]. Si le nitrate était pour son propre usage, il ne l’aurait pas laissé aussi longtemps dans le hangar, ne serait-ce que dans la crainte d’un bombardement. Il est donc attentif à ce genre de risque. Des affaires de corruption ont probablement retardé sa livraison. Et on ne sait pas non plus ce qu’est devenu le reste du

Le 15 janvier, dans une interview à la télévision Al-Arabiya, l’intellectuel chiite Lokman Slim, fondateur de la maison d’édition Dar al-Jadeed et réalisateur d’un documentaire extraordinaire sur les tueurs de Sabra et Chatila (Massaker), et depuis longtemps très critique à l’égard du Hezbollah, a ouvertement accusé le Parti de Dieu et le régime de Damas, avec la complicité de la Russie, d’être responsables de la double explosion. Il a été assassiné le 4 février de quatre balles dans la tête et d’une balle dans le dos au Sud-Liban, dans un secteur contrôlé par le Hezbollah.

Avant lui, un colonel à la retraite des douanes du port, Mounir Abourjeily, avait été assassiné à son domicile. Et trois ans plus tôt, un autre officier, le colonel Joseph Skaff, était mort également dans des conditions des plus suspectes. Le 21 février 2014, il avait été le premier à adresser une mise en garde écrite sur la dangerosité du stock de nitrate d’ammonium. 

Quant au fils de George Haswani, lui aussi impliqué dans la contrebande de pétrole, il vient de faire l’objet d’une tentative d’assassinat dans la région syrienne de Yabroud, dont il est sorti indemne. Peut-être était-ce un simple avertissement adressé à son père.

Malgré tous ces assassinats ou tentatives, l’enquête fait du surplace alors que le président Michel Aoun avait promis qu’elle serait bouclée en … cinq jours. « Les autorités libanaises ont échoué durant les six derniers mois à rendre une quelconque forme de justice après l’explosion catastrophique au port de Beyrouth le 4 août 2020 »déplore ainsi Human Rights Watch (HRW) le 4 février. Et d’ajouter : « L’enquête locale bloquée et minée par de sérieuses violations sur le plan procédural ainsi que les tentatives des dirigeants politiques de mettre un terme à l’investigation renforcent le besoin d’une enquête internationale indépendante. » Peu de chances que cette requête soit entendue.

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