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Chine. «Ce qui est nouveau c’est que l’évolution inquiétante de la Chine désormais nous concerne»

L'AUTONOMIE DU SUJET Le sinologue Jean François Billeter se préoccupe du retour du pouvoir chinois à un impérialisme rétrograde s’appuyant sur une tradition plusieurs fois millénaire qui le contraint à l’expansionnisme. Pour y faire face, estime-il, l’Europe aurait besoin de s’inventer un vrai projet.

Jean François Billeter, la Chine a occupé une grande partie de votre vie. Comment y êtes-vous venu?
Je m’étais d’abord intéressé à la langue chinoise, c’était une espèce de jeu. Je ne m’imaginais pas fouler un jour le sol chinois. Puis j’ai appris qu’il existait des échanges, que la Chine offrait de recevoir des étudiants suisses. Personne n’avait encore profité de cette ¬occasion. J’ai saisi la balle au bond, je me suis retrouvé à Pékin, d’abord pour un an. Comme j’étais le premier à me lancer dans cette aventure, j’ai été soutenu, j’ai pu faire de longues études sur place, puis à Paris, Kyoto et Hongkong. Les choses sont ensuite devenues bien plus sérieuses puisque j’ai rencontré ma femme là-bas, une Chinoise, et que je me suis marié. Ma vie a vraiment pris un cours déterminé. J’ai vu le début de la révolution culturelle. Heureusement que ma femme et moi avons pu partir à temps, à la fin de l’été 1966, cela devenait dangereux, surtout pour elle.

Et aujourd’hui vous lancez une mise en garde…
La Chine, je la connais maintenant depuis un demi-siècle, j’y suis souvent retourné et je trouve l’évolution actuelle du -régime extrêmement inquiétante. Ce qui est nouveau, c’est que cette évolution nous concerne, puisque la Chine est devenue une puissance qui s’étend, qui intervient, qui cherche à s’imposer jusque chez nous par des voies détournées. Il m’a semblé que le moment était venu de prévenir les lecteurs qu’un nouveau problème se posait dans notre rapport avec la Chine.

Un problème qui va au-delà d’une simple guerre commerciale…
Cette guerre est politique. Le régime a sa propre logique: pour se maintenir et renforcer son pouvoir, il doit étendre son influence, y compris politiquement, et il le fait par des voies détournées, à la chinoise. Ce n’est pas frontal. Ce n’est pas militaire au sens premier du terme, mais c’est stratégique, et dans la stratégie, il y a une dimension militaire. Les routes de la soie par exemple qui se construisent à travers l’Asie sont en béton pour que les tanks puissent passer.

En dehors de Hongkong, y a-t-il ailleurs en Chine des mouvements qui revendiquent la liberté?
Depuis un siècle, il y a eu en Chine des forces de progrès qui s’inspiraient de notre tradition politique, mais elle ont toutes été vaincues. Les intellectuels, mais aussi les citoyens ordinaires qui voudraient reprendre à leur compte les valeurs démocratiques, il en existe beaucoup, mais aujourd’hui, ils doivent se taire. Hongkong, c’est une ¬tragédie.

Une tragédie sans aucune chance?
Pas dans l’immédiat, mais on ne sait jamais. L’Histoire prend parfois un tour imprévu.
Le numéro un chinois, Xi Jinping, s’est fait des ennemis par sa façon d’exercer le pouvoir, et les difficultés s’accumulent: Hongkong, la guerre commerciale avec les États-Unis et maintenant ce virus. Le régime a l’air solide et définitif, mais le cauchemar qui hante les nuits de ses dirigeants, c’est de connaître le sort de l’URSS. Ils en ont tiré la leçon. Pour sauver le régime, Deng Xiaoping, avait alors misé sur l’économie. De là est né un capitalisme d’État redoutable et intelligent qui s’adapte. Mais qui connaît l’avenir?

Vous ne laissez pourtant pas grand espoir…
Pour le moment non. Je suis pessimiste. Il y a bien à Taïwan une démocratie en terre chinoise qui fonctionne, qui est même un modèle à certains égards. Évidemment, c’est un fait insupportable pour le régime de Pékin qui lutte explicitement contre les idées de démocratie et de droits de l’homme. Je cite dans mon livre les documents internes du Parti qui ont fuité, où la lutte contre les idées démocratiques est présentée comme un devoir pour tous les membres du Parti.

Et cela vient de loin, à vous lire…
Cela peut étonner quand on dit que pour comprendre la Chine actuelle, il faut remonter mille ans avant Jésus-Christ. Mais nous faisons la même chose quand nous parlons de notre tradition politique, nous remontons à Athènes, à Rome, à la cité grecque et à la République romaine. L’Empire chinois a été fondé en 221 avant notre ère, mais la tradition politique est beaucoup plus ancienne. L’idée d’empire est venue à la suite d’une guerre destructrice qui a laissé la Chine en ruine. Elle s’est reconstruite à ce moment-là sur un mode impérial.

En s’appuyant sur le confucianisme…
Lorsque l’empire se crée, il a besoin d’une idéologie qu’il façonne en se référant à Confucius, mais cette idéologie n’a presque rien à voir avec la personne de Confucius (551-479 av. J.-C.) et son enseignement personnel. Nous appelons en Occident cette idéologie impériale «confucianisme», mais les Chinois ne l’appellent pas comme ça. Il n’y a d’ailleurs pas en chinois de mot correspondant à notre «confucianisme», mais une série de termes qui désignent de façon précise des choses différentes. Il en va de même pour le «taoïsme». Nous confondons des choses différentes parce que nous n’avons qu’un seul mot. Le pouvoir chinois actuel se réclame de la forme la plus rétrograde du confucianisme d’époque impériale, un peu comme le pouvoir russe actuel renoue avec l’Église orthodoxe.

Et s’il fallait résumer les bases de cette idéologie impériale?
On les trouve dans des textes canoniques qui forment, si l’on veut, un équivalent de notre Ancien Testament. Dans ces textes, la réalité humaine première, ce n’est pas l’individu, mais deux individus liés par un rapport ¬hiérarchique: le souverain et le ministre, le père et le fils, le frère aîné et le frère cadet, le mari et la femme, le maître et l’élève. Ces binômes sont considérés comme la cellule ¬élémentaire. La hiérarchie est donc inscrite au cœur de la réalité humaine. Cela a été le moyen de créer un ordre puissant et durable. Cette vision de l’être humain, incompatible avec notre idée de l’individu et de la personne, a profondément pénétré au fil du temps les mentalités, les comportements et les structures sociales chinoises.

Votre réflexion est aussi une tentative de sortir du piège du relativisme…
C’est le discours que tient le gouvernement chinois. Un discours très présent en Chine
et parfois même chez nous, qui consiste à dire que les cultures sont différentes, que les Chinois ont la leur, que nous avons la nôtre, et que nous ne sommes pas habilités à juger celle des Chinois. J’essaie de montrer que les ¬valeurs des uns et des autres ne se valent pas. J’estime que l’on peut porter un jugement sur les valeurs, que nous avons cette liberté. Quand je prends parti pour l’Europe, comme je le fais dans ce petit livre, je ne prends toutefois pas le parti de ce que l’Europe a été, ni même de ce qu’elle est. Je prends le parti de ce que l’Europe peut et devrait faire, de quelque chose qu’elle a en elle. Cette idée d’avenir ¬permet de sortir du piège de l’équivalence ¬générale entre les valeurs des uns et les ¬valeurs des autres.

Mais vous dites que l’Europe actuellement ne sait pas où elle va. Quelle est la cause de ces errements?
Sa division. D’où l’idée que si les Européens veulent reprendre en main leur destin, ils doivent se donner un projet. D’abord sous une forme politique qui leur permette de dépasser leurs divisions. La forme politique qui me paraît la plus intéressante – que j’emprunte à une auteure allemande, Ulrike Guérot – c’est l’idée d’une république européenne, fondée non plus sur les États-nations, mais sur les régions. C’est une utopie, me dit-on. Je réponds que c’est une idée qui mérite d’être prise en considération. Mais au-delà de cette idée politique, il est des questions de fond que nous ¬devons poser, des questions philosophiques.

Comme celle de l’autonomie du sujet, sur laquelle vous insistez beaucoup?
L’autonomie du sujet, c’est ce que l’Europe a commencé à réaliser dans certains domaines, en musique, par exemple. D’où les ¬chapitres que je consacre au chef d’orchestre Ernest Ansermet, auteur d’un ouvrage théorique difficile, mais très intéressant. En ¬musique, l’Europe est allée très loin dans la découverte de l’autonomie du sujet. C’est ce qui explique que la musique classique européenne soit très écoutée et jouée en Asie. Ce qui a été fait en musique pourrait, devrait l’être dans d’autres domaines, surtout dans la vie politique.
Une réflexion qui vous conduit, à la dernière page de votre livre, à prôner la fin du capitalisme…
Je ne suis pas un incendiaire. «Supprimer le capitalisme» n’a pas de sens en soi. Ce que je veux dire, c’est que si les citoyens veulent agir librement, ils doivent se débarrasserde ce qui les en empêche dans le système actuel, qui assigne à l’homme une fin qui n’est pas la sienne.

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