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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Pourquoi les Etats-Unis ont besoin d’un pétrole cher ?

ARGENT ZERO. En une décennie, les États-Unis sont passés du statut de premier importateur mondial de pétrole à celui de premier producteur. Toutes leurs perspectives géopolitiques et économiques s'en trouvent modifiées. Cette nouvelle donne pèse aussi sur leurs choix diplomatiques.

La réflexion a surpris. Pour expliquer sa volte-face sur la politique monétaire, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a avancé un argument inattendu la semaine dernière : « Les prix de l’énergie sont bas », a-t-il déclaré pour mieux souligner la nécessité de baisser les taux directeurs de la banque centrale des États-Unis, comme Donald Trump le réclame depuis des mois.

L’argument semble paradoxal. Les prix bas de l’énergie sont considérés dans les économies occidentales comme un facteur très favorable de soutien à l’économie, et non comme un obstacle qui justifie une intervention des banques centrales. Mais pour les États-Unis, la situation est désormais différente : sans que personne n’y ait vraiment pris garde, ils sont devenus le premier pays producteur de pétrole du monde, devant l’Arabie saoudite et la Russie. Et cela change tout.

Insensiblement, les approches géopolitiques et diplomatiques américaines sont en train de se modifier. Les États-Unis s’installent dans une logique de pays producteur. Lire toute la politique de Donald Trump à l’égard de l’Iran, la rupture de l’accord nucléaire, l’embargo contre le pétrole iranien ou contre les exportations pétrolières du Venezuela à la seule lumière de cette nouvelle donne pétrolière serait par trop réducteur.

Néanmoins, ce facteur reste toujours en fond de tableau des réflexions américaines. Comme la Russie, ou l’Arabie saoudite, les États-Unis ont désormais besoin d’un pétrole cher pour financer leur industrie d’extraction pétrolière.

Le pétrole a toujours été un facteur déterminant dans la géopolitique et la diplomatie américaines. Même s’ils ont toujours été producteurs de pétrole, leur offre intérieure a très rapidement été insuffisante pour répondre à la demande au fur et à mesure de l’expansion économique du pays.
Avant même la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient le premier importateur du monde, bien décidés à imposer leurs vues pour préserver leurs intérêts sur ce marché. Les différents gouvernements américains n’ont pas hésité à faire des guerres, fomenter des coups d’État, renverser des régimes en place pour garder la haute main sur le pétrole et assurer la sécurité de leurs approvisionnements au plus bas coût possible, en s’aidant du bras armé de l’Arabie saoudite, premier producteur du monde et maître du jeu du marché pétrolier.

Le 11 septembre 2001 a tout bousculé. L’implication de personnels saoudiens dans l’attaque des Twin Towers a amené l’administration américaine à reconsidérer son alliance avec Riyad, jusque-là conçue comme indéfectible. Sous la pression de Dick Cheney et de toute la mouvance néoconservatrice, le gouvernement Bush a initié une nouvelle politique d’indépendance énergétique : les technologies de la fracturation hydraulique, qui permettent de récupérer du gaz ou de l’huile piégés en faible quantité dans les roches, sont alors en plein développement.

Mais la vraie expansion du gaz et de l’huile de schiste s’est faite à la faveur de la crise financière. Bénéficiant d’argent quasi gratuit grâce à la politique monétaire ultra accommodante de la FED, les investisseurs sont alors à la recherche d’investissements qui leur offrent des rendements élevés.
Attirées par des cours du brut à plus de 100 dollars le baril – certains prédisent alors qu’il franchira la barre des 200 dollars –, des dizaines de sociétés d’exploitation de gaz et d’huile de schiste se créent. Elles sont toutes à la recherche de capitaux. Elles sont prêtes à offrir des rendements très élevés : 8 à 9 %.

Dans une période où l’argent vaut zéro, les fonds et les investisseurs n’hésitent pas : l’argent afflue. En un ou deux ans, des centaines de sites d’exploitation sont lancés, du Dakota du Nord au Texas en passant par l’Oklahoma et l’Arkansas, provoquant au passage des dégâts environnementaux gigantesques (pollution des nappes phréatiques et des rivières, pollution des sols, tremblements de terre).

Production pétrolière américaine en millions de barils par jour. © Wolfstreet.com
Mais cela ne suffit pas à arrêter la ruée vers le gaz et l’huile de schiste. En quelques années, c’est l’explosion. De 7 millions de barils par jour en 2010, la production pétrolière américaine atteint aujourd’hui 16,6 millions, selon l’Agence d'information sur l'énergie (EIA). L’Agence internationale de l’énergie (IEA) avance des chiffres un peu plus faibles : elle estime la production américaine à 11 millions de barils par jour, à égalité avec la Russie et juste devant l’Arabie saoudite (10, 6 millions de barils par jour).

Mais toute cette envolée s’est faite à crédit, rendant ce secteur particulièrement vulnérable. Cette faiblesse n’a pas échappé au prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane. Estimant que la production pétrolière américaine devenait une menace pour Riyad, jusque-là maître incontesté du marché pétrolier, il décide en 2014 de mettre à genoux les sociétés américaines afin de réaffirmer la mainmise saoudienne.

Rompant avec tous les accords de régulation de production institués dans le cadre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) afin de maintenir des prix élevés, Riyad se lance dans une guerre des prix contre le pétrole américain, en inondant le marché avec sa production. En quelques mois, les cours s’effondrent, passant de 110 dollars le baril pour le WTI (West Texas intermediate – le pétrole de référence sur le marché américain) à moins de 50 dollars.

Les dégâts sont considérables pour les pays producteurs, notamment le Nigeria, l’Algérie ou le Venezuela. D’autant que cette politique de conquête de parts de marché n’a pas les effets escomptés par Riyad : la production américaine ne décroît pas. Au contraire. Même si des sociétés américaines sont tombées en faillite, les autres se sont adaptées. Elles ont amélioré leurs technologies, augmenté leur productivité et, surtout, elles ont compensé la chute des cours par une augmentation de leur production, quitte à accepter de vendre à perte pour survivre.

À l’automne 2015, alors que les cours du brut frisent les 30 dollars, l’Arabie saoudite est obligée de mettre les pouces. Elle a perdu son pari de rester le maître incontesté du marché pétrolier. Actant cette défaite, elle renoue avec les usages anciens de régulation de la production de l’Opep et va même chercher la Russie, qui n’est pas membre du cartel pétrolier, pour l’aider à réinstaurer un équilibre sur le marché.

Désormais, la ligne de conduite des pays producteurs est claire : les pays producteurs s’engagent à maintenir une offre pétrolière contenue afin de conserver des cours élevés.

Car cette guerre pétrolière en sourdine a coûté cher à tous. La Russie a plongé dans la récession dès la fin 2014 et évité de justesse la crise monétaire et budgétaire. L’Arabie saoudite, qui se croyait à l’abri grâce à ses excédents financiers gigantesques (550 milliards de dollars rien qu’aux États-Unis), a découvert en cette occasion ses fragilités.

Avec son économie peu développée et sous-performante, des dépenses militaires exponentielles en raison de la guerre au Yémen, le royaume saoudien n’est pas en capacité de tenir longtemps et encore moins d’envisager l’après-pétrole. D’où le changement de ligne : Riyad vise désormais le prix du pétrole le plus élevé – au moins 80-85 dollars le baril – pour financer son développement et la transition vers la fin du pétrole, conditions impératives pour maintenir la famille Saoud au pouvoir.

Mais les sociétés pétrolières américaines ne sont guère en meilleur état. Certes, elles ont tenu, mais au prix d’une dégradation abyssale de leur bilan et d’un endettement stratosphérique, le monde financier, toujours en mal de rendements élevés, acceptant de les financer en fermant les yeux. « Il existe une bulle de crédit dangereuse dans ce monde de fracturation », disent certains analystes, qui considèrent ce secteur comme un des plus risqués en cas de crise financière.

Ces derniers mois, plusieurs compagnies se sont déclarées en faillite, incapables de rembourser leurs dettes et d’honorer leurs échéances. Selon une étude de l’Institut d’économie de l’énergie publiée en mars 2019, les 29 grandes sociétés cotées du secteur ont cumulé des cash-flows négatifs, représentant un total de 181 milliards de dollars entre 2010 et 2018.

« La révolution de la fracturation a été, à de très rares exceptions près, un désastre indéniable pour tous les investisseurs dans le secteur. En fait, je ne connais aucun autre cas où la technologie porteuse d’un tel changement a fait autant de mal à l’industrie qui a créé ce changement », a déclaré Steve Schlotterbeck, ancien président de la société de gaz de schiste EQT, la semaine dernière. Celui-ci estime que l’ensemble du secteur est destructeur de valeur.

Aujourd’hui, les financiers de Wall Street, qui ont soutenu les sociétés du secteur pendant plus d’une décennie, s’impatientent : ils veulent des résultats et des dividendes. Toutes sont en train de réviser leurs projets d’expansion à la baisse et de gérer au plus serré.

Aussi, toutes ont applaudi quand elles ont appris l’embargo sur le pétrole iranien puis le renforcement des sanctions contre Téhéran. Voir disparaître par le seul jeu des sanctions quelque 3,5 millions de barils par jour de brut iranien sur un marché déjà excédentaire, c’est l’assurance d’une remontée des cours. Entre octobre et aujourd’hui, le prix du baril est remonté de 40 à 60 dollars.

De même, les attaques contre les tankers dans le détroit d’Ormuz ne sont pas pour leur déplaire. En quelques heures, les cours du brut ont gagné 4 %. Plus sûrement, afin de garantir la sûreté de leurs approvisionnements, de plus en plus de clients s’adressent aux fournisseurs américains pour acheter du pétrole. Même la Chine, devenue le premier importateur de pétrole, continue de s’approvisionner en grande quantité sur le marché pétrolier américain, en dépit de la guerre commerciale lancée par Donald Trump.

Dans quelle mesure le président américain se fait-il le défenseur des intérêts du secteur pétrolier américain, devenu essentiel pour l’économie du pays ? La diplomatie trumpienne est si illisible que cela est difficile à évaluer, même si ce facteur est incontestablement présent. De plus, Donald Trump semble avoir évolué sur le sujet.

À l’automne, il multipliait les tweets vengeurs pour demander à l’Arabie saoudite et autres pays producteurs d’augmenter au plus vite leur production afin de faire baisser le prix de l’essence aux États-Unis. Très vite, les lobbys financiers et pétroliers américains sont allés à la Maison Blanche pour expliquer combien la chute des cours du pétrole serait préjudiciable à l’intérêt américain, sous-entendu le leur. Depuis, le président américain garde le silence sur le sujet.

Mais en sous-main, il gère étroitement le dossier, notamment les décisions de l’Opep. Alors que la prochaine réunion du cartel pétrolier doit se tenir les 1eret 2 juillet prochains, l’Arabie saoudite et les autres pays producteurs laissent déjà entendre qu’ils vont reconduire l’accord de production précédent. Il est vrai qu’il y a peu de chose à changer.

Les États-Unis ont déjà décidé pour eux : en renforçant l’embargo sur le pétrole iranien en avril, ils ont de fait diminué l’offre sur le marché pétrolier. C’est autant de réduction de production de moins à demander aux autres pays producteurs pour maintenir des prix élevés. Autant qui bénéficiera à tous.

 

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