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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Middle East. Pourquoi la tentation d’interdire Al Jazeera reste vive au Moyen-Orient

TALKING HEADS. Après la demande, ensuite abandonnée, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte de faire fermer la télévision qatarie, c’est au tour d’Israël de vouloir se débarrasser du bureau de la chaîne à Jérusalem. Ces exigences soulignent la fébrilité des dirigeants de la région soumis à une situation géopolitique instable.

Al Jazeera est-elle devenue le bouc émissaire préféré des dirigeants du Moyen-Orient ? On serait tenté de répondre : rien de bien neuf, cela fait déjà longtemps qu’elle occupe cette position. Depuis 2011, la chaîne de télévision qatarie qui avait fait la promotion des révolutions arabes sur ses deux antennes (arabophone et anglophone), est l’un des punching-balls favoris des gouvernements fort peu démocratiques de la région. Mais, depuis dimanche 6 août 2017, Israël est rentré à son tour dans cette danse du scalp autour du principal média moyen-oriental en demandant la fermeture du bureau d’Al Jazeera à Jérusalem et en prévoyant de couper ses transmissions satellitaires dans le pays. La soi-disant « seule démocratie du Moyen-Orient », qui se targue régulièrement d’être un îlot de libertés dans un environnement répressif, entend donc réduire un média au silence.

Cette menace émanant du ministre de la communication israélien, reprise et approuvée par le premier ministre Benjamin Netanyahou, pourrait être interprétée comme la simple gesticulation d’un gouvernement en difficulté qui cherche à se concilier les bonnes grâces de son électorat de droite et d’extrême droite, si elle n’intervenait pas quelques semaines après l’ultimatum, bien plus grave, de l’Arabie saoudite au Qatar, lui demandant de tout bonnement fermer la chaîne de télévision. Une nouvelle fois, Al Jazeera se retrouve au centre d’un jeu géopolitique où la liberté d’informer les populations de la région est perçue comme un obstacle au maintien du statu quo.

Il y a deux mois, fin juin 2017, l’Arabie saoudite, le Koweït, les Émirats arabes unis et l’Égypte présentaient une liste de treize demandes destinées faire plier le Qatar, que les quatre pays perçoivent comme un appui des Iraniens et des Frères musulmans dans la région. Les demandes numéros 3 et 4 réclamaient la « fermeture d’Al Jazeera et de toutes ses filiales », mais aussi celle de plusieurs sites d’informations, dont certains basés en Europe, réputés recevoir un financement qatari. Face au tollé soulevé par ces exigences démesurées qui auraient réduit à néant l’indépendance du petit émirat pétrolier et gazier, et notamment celles concernant les médias, et face à la détermination du Qatar à ne pas céder, les treize demandes ont été abandonnées quelques semaines plus tard pour faire place à « six principes », bien plus vagues, et ne comprenant plus de menaces à l’égard des médias.

Mais le mal est fait : les autocraties arabes ont une nouvelle fois démontré combien elles considèrent Al Jazeera comme une épine dans leur pied. Depuis sa création en 1996, la chaîne qatarie n’a cessé d’être critiquée de toutes parts. Au début, ce fut par les Occidentaux, les Américains en particulier, qui lui reprochaient sa complaisance à l’égard d’Al-Qaïda et d’Oussama ben Laden, et le fait que ses journalistes se montraient extrêmement critiques des invasions de l’Afghanistan puis de l’Irak (en 2004, l’administration de George W. Bush a même créé de toutes pièces, sur fonds public, Al Hurra, une chaîne à destination du monde arabe censée promouvoir le point de vue des États-Unis et contrecarrer Al Jazeera). Puis, à partir de 2011, ce furent les dirigeants arabes qui dénoncèrent la chaîne qui faisait la part belle aux aspirations révolutionnaires des Tunisiens, Égyptiens, Libyens, etc.
C’est en Égypte que l’affrontement entre les journalistes de la chaîne et le pouvoir fut le plus violent. Hosni Moubarak n’ayant pas osé aller jusqu’au bout, c’est son successeur, le maréchal al-Sissi, qui s’en est chargé, envoyant plusieurs journalistes en prison et faisant fermer le bureau de la chaîne au Caire. « Même si Al Jazeera n’est pas exempte de défauts, elle fait ce que tous les dirigeants de la région détestent : elle donne la parole aux citoyens », explique un de ses rédacteurs en chef arabophone. En 2011, un des présentateurs historiques disait, à propos des soulèvements dans les différents pays : « Ce n’est pas Al Jazeera qui a fait les révolutions, mais on ne les imagine pas sans Al Jazeera. »

Même si le bilan des révolutions arabes, six ans plus tard, peut sembler décevant pour ceux qui espéraient qu’un grand vent allait balayer les régimes défaillants, du Maroc jusqu’à l’Iran, les cibles des manifestants n’ont pas oublié le souffle du boulet. Aujourd’hui, comme en 2011, le Moyen-Orient se retrouve plongé dans une période de turbulences et d’instabilité : la guerre en Syrie qui n’en finit pas, la persistance de la menace de l’État islamique, le baril de poudre irakien, les revendications kurdes, le conflit sanglant au Yémen, les ambitions de la Turquie, le retour de l’Iran sur la scène internationale, la succession monarchique en Arabie saoudite, les prix du pétrole toujours bas, la fragilité de l’Égypte…
Le maréchal al-Sissi au Caire n’a pas oublié que, jusqu’en 2011, Hosni Moubarak était considéré comme le dirigeant le plus puissant du monde arabe : aujourd’hui, il est à la tête d’un pays dont la situation économique ne fait que se dégrader et dont il a encore réduit les libertés publiques. À Riyad, le prince héritier Mohammed ben Salmane, tout juste âgé de 31 ans, vient de prendre les rênes du pays grâce à une étonnante manœuvre de palais. Extrêmement ambitieux, il est néanmoins déjà confronté à des difficultés intérieures qui découlent de la stagnation (voire de la baisse) du niveau de vie de la population et à l’incompréhension de cette dernière face à la guerre au Yémen et à son grand projet de développement Vision 2030, visant à faire sortir le pays de sa dépendance aux hydrocarbures.

De surcroît, du point de vue de l’Égypte et de l’Arabie saoudite (et de leurs alliés au sein du Conseil de coopération du Golfe), la position du Qatar est des plus hypocrite. L’émirat n’est pas plus démocratique et à peine plus progressiste que ses voisins, alors pourquoi soutient-il des médias qui promeuvent élections libres et invitent régulièrement des représentants des Frères musulmans ou du Hamas à l’antenne, deux groupes hostiles au wahhabisme ?

Les deux poids lourds se sentent particulièrement fragiles, et ils n’ont pas besoin que le Qatar joue les trublions, que ce soit grâce au financement de médias plutôt indépendants sur le plan éditorial, ou par une diplomatie audacieuse, en particulier vis-à-vis de l’Iran ou des talibans (qui possèdent un bureau officiel à Doha). Selon le chercheur Taner Dogan, « ce qui est réellement en train de se passer est une lutte pour l’indépendance régionale. Le nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, et Mohammed ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dabi, essaient de redessiner la région, soutenus par le président américain Donald Trump, qui tente de jouer un rôle clé au Moyen-Orient en appuyant la vision saoudienne et émiratie de la région. Le Qatar est attaqué parce que sa politique régionale et étrangère a osé se montrer indépendante vis-à-vis des autres pays du Conseil de coopération du Golfe, et parce que le média qu’il soutient a critiqué les dictatures voisines – lesquelles craignent toute critique qui pourrait avoir une incidence sur la stabilité de leur monarchie dirigeante ».
À côté de ces dirigeants conscients de leur numéro d’équilibriste au-dessus d’un volcan, quel besoin Israël avait-il de s’attaquer à Al Jazeera, qui plus est en reprenant les mêmes arguments d’une chaîne qui encouragerait le terrorisme ? Même si l’antenne arabophone a parfois dérapé en laissant s’exprimer sans contradiction quelques prédicateurs islamistes, elle est aussi la première et, jusqu’à ce jour, presque la seule, à régulièrement donner la parole à des experts ou des responsables israéliens et américains. Al Jazeera invite ou interroge régulièrement des militants du Hamas et du Hezbollah (deux organisations figurant sur les « listes terroristes » occidentales, mais considérées comme des forces politiques légitimes en Palestine comme au Liban), et elle a parfois relayé les communiqués d’Al-Qaïda ou de l’État islamique, mais cela fait longtemps que les accusations de propagande ou de collusion avec les organisations terroristes ont été battues en brèche par les chercheurs qui ont longuement étudié les programmes de la chaîne.

La première explication de la menace israélienne à l’égard de la chaîne réside dans la politique israélienne qui voit Netanyahou affaibli par les affaires qui lui collent au train, et par la nécessité de maintenir une coalition composée d’extrémistes religieux. L’ultra-droitier ministre de la défense Avigdor Liberman ne comparait-il pas récemment les reportages d’Al Jazeera à de la « propagande nazie ou soviétique » ? Dans ce contexte, le média arabe fait office d’épouvantail facile pour resserrer les rangs autour du premier ministre.

La seconde théorie avance le rapprochement qui s’opère depuis plusieurs années entre Tel-Aviv et l’Arabie saoudite, au nom du principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». La « cause palestinienne » n’étant plus aussi affective et unificatrice parmi les citoyens arabes et la « lutte contre le terrorisme islamiste » étant devenu un cri de ralliement partagé, Israël a sans doute moins besoin d’Al Jazeera qu’auparavant pour tenter de relayer son message sur les antennes satellitaires du Moyen-Orient et d’apparaître comme un havre de démocratie.

Enfin, certains spécialistes, comme l’historien américain Mark LeVine, estiment que la popularité croissante du mouvement BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) dans le monde inquiète tellement Tel-Aviv que tout ce qui peut être fait pour décourager ou empêcher une couverture critique des conséquences de la politique israélienne sur la situation des Palestiniens doit être entrepris. Y compris en faisant fermer le bureau d’Al Jazeera ou en mettant des bâtons dans les roues des journalistes, ce qu’Israël est régulièrement accusé de faire (cf. la longue liste des interpellations du Comittee to Protect Journalists au sujet des reporters harassés, emprisonnés ou se faisant parfois tirer dessus dans l’exercice de leur métier).

En définitive, peut-être que le gouvernement israélien reviendra sur sa menace de fermeture du bureau d’Al Jazeera, tout comme Arabie saoudite et consorts ont renoncé à exiger l’arrêt de la chaîne et des médias soutenus par le Qatar. Mais la volonté, ou plutôt la tentation, de s’attaquer à un média très populaire, et qui fait correctement son travail, souligne la fébrilité actuelle des gouvernants du Moyen-Orient confrontés à des tensions de toutes parts.

 

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