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Avital Ronell : «Avec le 13 novembre, l’imaginaire du désastre nous envahit»

FOLIE. La philosophe américaine interroge le désir grandissant de protection et de surveillance après les attentats. Une régression compréhensible et en même temps immature.

Présente à Paris le soir du 13 novembre – «j’étais rue Bichat quelques heures avant les attentats» -, la philosophe américaine Avital Ronell livre ses interrogations et son expérience du 11 Septembre. Professeure de littérature comparée à l’université de New York, son dernier livre, Losers : Les figures perdues de l’autorité (Bayard, 2015), s’intéresse aux structures de l’autorité chez les fils malheureux, persuadés que quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent plaire à leur père. Proche de Jacques Derrida, cette figure de la pensée contemporaine questionne sans cesse notre désir de sécurité, nos valeurs et nos représentations.

Comment avez-vous vécu les événements ?

Il est difficile de réagir sans généraliser, mais ce qui m’a étonnée, parmi d’autres choses à travers le monde, c’est l’amour que les Américains ont manifesté et qu’ils portent plus généralement aux Français. La France représente quelque chose d’important, presque surmoïque pour les Américains. Nous avons l’impression que les Etats-Unis sont un peu plus sauvages et peut-être plus vulnérables aux attaques, et on ne supporte pas qu’une telle violence arrive à Paris.

Que représente la France pour les Américains ?

Je crois d’abord que les Américains sont habitués à un certain niveau de violence. Il y a chez nous une espèce de folie, une coexistence agressive, la tradition hollywoodienne. Dans les médias, on est très souvent impressionnés par notre propre capacité de violence. Cela fait partie de nos valeurs fictives. Par opposition, on a dû intérioriser une France comme étant plus inoffensive, plus douce, vision nécessaire pour une meilleure compréhension psychique de nos rapports. Ce qui nous est étranger, c’est le rapport au plaisir qui reste difficile à comprendre par rapport au puritanisme. Mais on compte sur votre rapport au plaisir, aux choses de la vie qui doit pouvoir peser.

Vous avez vécu le 11 Septembre. Quels parallèles peut-on faire avec le 13 novembre ?

Il faudrait pouvoir analyser les deux modalités d’attaques et les réactions, mais c’est tellement compliqué. Il y a une brisure dans la façon dont on se représente les choses, ça entraîne des effacements et des représentations nouvelles. S’en prendre au World Trade Center, c’est autre chose que de s’attaquer aux jeunes gens et aux menus plaisirs. Auparavant, on s’en prenait aux adultes, aux traditions, aux valeurs du passé. Là, c’est autre chose, c’est beaucoup plus infragénérationnel.

Je m’intéresse à la question de l’ennemi aujourd’hui. Est-ce qu’on peut avoir un ennemi localisable, identifiable ? C’est pourquoi je travaille sur des théories médiatiques. Par exemple, l’autre soir, un imam disait après les attentats : «Je n’ai plus d’autorité, on préfère écouter l’imam de YouTube.» Il y a aussi une espèce de fascination et d’addiction dangereuses par rapport à la technique, aux médias que signalait déjà Heidegger, qui nous met en danger. Les médias produisent un nouvel imaginaire et de nouveaux investissements de la libido, une mutation dans le rapport aux autres.

Ne risque-t-on pas aussi de voir se développer une autorité étatique démesurée ?

Avant les attentats déjà, j’avais observé, ici, un désir grandissant de se faire surveiller. Cela ne concerne pas tout le monde, mais certains, de façon masochiste ou psychotique, souhaitent se faire emprisonner par des appareils intrusifs de l’Etat. Il faut être très vigilant et constamment s’interroger. Pourquoi avons-nous ce désir-là ? Ça rassure, ça limite ou ça contient. Avec les attentats du 13 novembre, quelque chose s’est déclenché : l’imaginaire du désert, de Mad Max, du désastre et de l’écroulement de toute structure rassurante. Cela nous envahit. Evidemment, on éprouve de la tendresse envers des forces de police, des formations étatiques et forcément totalitaires qui normalement devraient nous donner des frissons, mais il faudrait s’interroger sur cette régression tout à fait compréhensible et en même temps immature.

Vous avez travaillé sur l’autorité. Peut-on analyser les événements au regard d’une perte de l’autorité pour les jeunes terroristes ?

Il y a une espèce de désespoir dans la perte de l’autorité, qui est dangereuse et désespérante pour nous tous. Les terroristes reçoivent des appels de je ne sais où. Il leur faudrait justement une autorité – mais pas les fausses autorités comme les forces policières – une autorité morale magnanime, lucide, qui saurait arrêter cette folie psychotique.

D’où peut venir cette autorité morale ?

C’est tout le problème. On pourrait dire que c’est philosophiquement après la mort de Dieu qu’ont surgi les mascarades d’un Dieu plus méchant et plus impitoyable. Ces événements seraient même un effet de la mort de Dieu, les derniers tremblements d’un Dieu disparu. Le prétendu leader de ce groupe [Abdelhamid Abaaoud, ndlr] est riant sur les vidéos : au volant de sa voiture, il traîne des corps en riant et en disant qu’il peut prendre des vacances. C’est un thème micrologique très intéressant. Chez les nazis, il y avait ceux qui, pendant une réunion, riaient tellement qu’il fallait la suspendre. Pourquoi ces gens-là rient ? Est-ce l’évacuation du surmoi social, politique ? Bien que ce soit gravement sérieux pour nous, il y a sur leur visage une espèce de légèreté à se sacrifier qu’il serait intéressant de questionner.

Le terroriste n’est-il pas l’archétype du loser son et Daech, une armée de «fils perdants» ?

On a vu, en l’occurrence, qu’ils avaient des parents normaux. Ceux qui se sont attaqués aux World Trade Center étaient vraiment des losers, y compris Ben Laden, des fils désinvestis qui ont voulu faire payer le monde de leur manque d’importance aux yeux du père. Sans vouloir psychologiser, je crois qu’il y a des marqueurs et qu’il faut les interroger. Mais il se trouve que pour ceux que j’ai étudiés et pour les grands tyranniques, psychotiques et meurtriers, un certain ressentiment dirige toujours leurs affects et leurs actions.

Beaucoup de ces jeunes sont nés en France. La République a-t-elle une responsabilité ?

L’idée de croire que la source du mal est française doit être narcissiquement très blessante. Je me rappelle que lors du 11 Septembre, des Français, un peu sans pitié pour nous, disaient qu’on le méritait bien. D’abord, on ne peut jamais mériter ça : c’est atroce, immonde, insupportable. Aujourd’hui, on ne peut pas encore voir ce qui relève des structures familiales ou étatiques, et l’autorité du père qui flotte parmi des structures différentes et dissociées. Au fond, on sait bien qu’on ne peut pas nier qu’il y a des rapports difficiles au corps étranger, aux enfants mal-aimés et des espèces de fantômes. Des logiques souterraines. Il se peut aussi qu’on soit poussés par des fantômes de grands-parents, ceux d’une autre génération, des êtres pris en otage eux-mêmes par une histoire insupportable qui n’a pas été réparée. Je n’essaie aucunement d’innocenter ce genre d’actes. Mais qu’est-ce qui a permis que ça nous arrive ? Quel est cet investissement dans le sacrifice, dans le suicide, ce désinvestissement de la vie ? Croient-ils vraiment qu’une autre vie les attend ? Je ne sais pas, je n’en suis pas sûre.

En quoi l’expérience du 11 Septembre peut-elle nous aider ?

Nous avons accordé des laisser-passer aux tendances brutales de ceux qui prônaient des réponses même pas efficaces, comme la torture. On a vraiment abandonné toutes sortes de libertés trop rapidement, trop aveuglement parce qu’on faisait confiance… mais à qui ? Aux gens qui ont laissé une telle chose arriver en Amérique ? Il faut être très vigilant, créer de l’espace pour les ambiguïtés, les hésitations… mais sans se montrer trop faible ! C’est vraiment une équation impossible. Et réfléchir au quotidien sur ce que c’est, un terroriste, alimenté en partie par la France, sur ce qu’est l’Autre, qu’il soit musulman, juif ou autre chose.

Il faudrait éprouver le besoin de revisiter jusqu’aux valeurs qu’on adore et auxquelles on tient. On dit partout «Liberté, égalité, fraternité». Mais ne faudrait-il pas mettre entre parenthèses la «fraternité» ? Est-ce que les terroristes sont en réalité une contre-fraternité ? En tout cas, ils se constituent comme une fraternité. N’a-t-elle pas un aspect pernicieux, excluant ? Historiquement, Derrida l’a montré dans Politique et amitié : les formations guerrières, depuis toujours, ce sont des frères ennemis.

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