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Solar Impulse ou l’art d’entreprendre au XXIe siècle

EOLE. L’épopée de l’avion solaire menée par le Suisse Bertrand Piccard ne nous dit peut-être pas grand-chose sur l’aviation des prochaines décennies. Mais elle constitue une belle leçon sur le management présent et à venir.

Comme une lame dans le soleil, comme une plume au royaume des éléphants… L’avion Solar Impulse, qui a commencé sa première tentative de tour du monde la semaine dernière, est un objet fascinant. Nul ne sait s’il réussira. Le pilotage d’un appareil risquant le décrochage dès qu’il penche de plus de 5 degrés est un formidable défi. Nul ne sait non plus si le HB-SIB – son nom officiel – est un nouvel Eole ou un autre Concorde. S’il marque, comme la machine de Clément Ader, l’émergence d’une technologie puis d’une industrie qui deviendra puissante. Ou s’il symbolise, comme le supersonique franco-britannique, une excellence condamnée à la voie de garage. Malgré ces incertitudes majeures, l’épopée de Solar Impulse constitue une formidable leçon sur l’art d’entreprendre au XXIe siècle. Une leçon en cinq points.

La vision. Jamais Solar Impulse n’aurait existé sans Bertrand Piccard. Ce Suisse de cinquante-sept ans n’est pas seulement un psychiatre, c’est aussi l’héritier d’une lignée de scientifiques aventuriers. Son grand-père, Auguste, physicien, fut le premier homme à voir la courbure de la Terre, en battant le record du monde de la plus haute ascension en ballon, à près de 16 kilomètres d’altitude. Son père, Jacques, océanographe, est descendu plus profond qu’aucun autre homme, dans la fosse des Mariannes, à près de 11 kilomètres sous le niveau de la mer. Bertrand, lui, ne s’est pas contenté de réaliser le premier tour du monde en ballon. Il avait une vision. Celle d’un avion capable de voler avec l’énergie du soleil qui avait pourtant brûlé les ailes d’Icare. Un avion qui rappellerait au monde entier qu’on peut économiser beaucoup d’énergie, qu’on peut aussi en produire bien davantage avec des sources renouvelables.

Bertrand Piccard a su faire partager sa vision depuis 2003. D’abord par un pilote professionnel, André Borschberg, devenu son alter ego et l’autre pilote de HB-SIB. Ensuite par les dirigeants d’une institution universitaire, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Et par un gestionnaire genevois de patrimoine, Semper Gestion, qui a apporté les premiers fonds. D’autres entreprises sont venues. Des dizaines d’hommes et de femmes aussi. Bertrand Piccard a une forte capacité de conviction, un leadership impressionnant, pour ne pas dire un magnétisme envoûtant. Peut-être parce que sa vision est aussi un rêve.

L’innovation. Comment fabriquer un avion solaire ? Solar Impulse a travaillé façon Apple et non Intel : en assemblant des technologies de rupture et non en dépensant des fortunes en recherche. Pour fabriquer le corps et les ailes de l’avion, qui devaient être à la fois très légers et ultrarésistants, l’équipe de Solar Impulse est allée voir les industriels de l’aéronautique. Mais les fabricants du secteur ne savaient pas faire ! Le défi a été relevé par… un chantier naval suisse, Decision, spécialiste des fibres de carbone. L’innovation vient souvent d’ailleurs. Les fabricants de chandelles ne s’étaient guère intéressés à l’électricité. Plus près de nous, les spécialistes des télécommunications ricanaient au début des années 1990 quand on osait évoquer l’hypothèse d’un Internet capable un jour de transmettre l’essentiel des appels téléphoniques. Dassault est tout de même « partenaire aéronautique » du projet.

L’organisation. Pour construire son avion, Piccard a dû trouver de l’argent – au total 150 millions de francs suisses (soit un peu plus en euros). Les pouvoirs publics helvétiques ont débloqué quelques millions, tout le reste est venu du privé. Pas question d’échanger seulement de l’argent contre la marque inscrite quelque part sur l’avion. Chaque fois que c’était possible, Solar Impulse a demandé à ses sponsors d’apporter leur savoir-faire, voire leurs ingénieurs. Le chimiste belge Solvay (avec qui le grand-père Auguste Piccard faisait déjà des conférences) travaille sur les matériaux avancés. Le fabricant de montres Omega mesure bien sûr le temps, mais aussi la trajectoire de l’appareil et son inclinaison. Le géant de l’alimentation Nestlé mitonne des plats légers et très nutritifs pour les pilotes. Le prestataire informatique Altran a conçu un simulateur de vol. Au-delà de cette organisation, c’est l’entreprise collaborative du XXIe siècle qui s’esquisse, celle où les frontières s’interpénètrent, où chacun trouve son intérêt. Les sponsors vantent le rêve auprès de leurs clients…

La communication. Impossible de développer un tel projet sans le faire connaître : la communication est la solution de l’équation. Pour réussir, le rêve doit être partagé. Bertrand Piccard y porte une attention maniaque. Sa femme, Michèle, est aux commandes. Livres, conférences, photos, vidéos sur la préparation et les vols, réseaux sociaux : tous les leviers sont actionnés. En gommant les aspérités, comme le différend qui avait opposé Solar Impulse à son assureur Axa Winterthur suite à la rupture d’un coûteux longeron.

Et la langue ? Enfin… est-ce un hasard si cette aventure au nom anglais se passe d’abord en français ? Piccard est francophone, tout comme Albert de Monaco, qui héberge le centre de vols et de météo. Au XIXsiècle, Jules Verne avait rêvé la conquête des airs plus que n’importe quel autre écrivain. Même si les frères Wright ont réalisé aux Etats-Unis le premier vol motorisé contrôlé, et si le premier vol commercial a eu lieu en Floride, les premiers temps de l’aviation ont eu lieu en France. Comme s’il y avait dans la langue du pays une capacité à mêler imagination et rigueur. Une capacité vitale pour réussir au XXIe siècle.

Jean-Marc Vittori (Les Echos)

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