Climat. En Haïti, le réchauffement climatique nourrit le cycle de la violence
CHARBON L’érosion côtière s’intensifie, les terres cultivables deviennent improductives, et les événements climatiques extrêmes se multiplient. De nombreuses familles abandonnent leurs terres et migrent vers la capitale, où elles deviennent des cibles privilégiées pour les gangs.
Cap-Haïtien, Acul-du-Nord (Haïti).– « Il n’y a rien ici. Rien ne pousse. Il n’y a pas d’avenir. On reste parce qu’on est vieilles, mais on sait que nos enfants vont partir », soupire Dalice Matereze, sous une chaleur étouffante. Dans les environs de la commune d’Acul-du-Nord, à une grosse heure de Cap-Haïtien, la grande ville du nord, un groupe de femmes réunies en cercle regrette le temps d’avant.
« On sème, mais on ne récolte plus. Il n’y a plus de saisons pour travailler », se désole Mazelli Darluce. La soixantaine bien tassée, elle travaille en métayage, c’est-à-dire que la terre ne lui appartient pas. L’an dernier, elle a perdu toutes ses cultures de manioc, à cause d’inondations, puis tous ses plants d’arachides, à cause de la sécheresse qui a suivi. Elle n’a pas assez d’argent pour payer son loyer au propriétaire. Ces femmes ne vivent plus de la terre, les récoltes sont trop maigres pour être vendues et parfois même pas suffisantes pour se nourrir.
Nimou Eodiana, 24 ans, ne veut pas vraiment partir. Elle ne connaît personne à la ville, mais malheureusement, « la seule solution est d’aller ailleurs, chercher la vie ». En ville, ou en République dominicaine, plus loin encore, les personnes déplacées sont de plus en plus nombreuses. Doudou Pierre Festile, du Mouvement paysan d’Acul-du-Nord (MPA), en est sûr : « Le changement climatique détruit l’agriculture. Cela fait presque deux décennies, mais cela empire. Ici, c’était une zone rizicole, ultra fertile. Il n’y a plus assez d’eau pour ça. Les paysans sont découragés et partent. »
Quelques kilomètres plus loin, le village de Camp Louise borde la mer. L’agronome Florestal Canto coordonne une action pour la Fondation pour la protection de la biodiversité marine (Foprobim). Il replante de la mangrove pour lutter contre la salinisation des sols. Cette végétation côtière forme une barrière naturelle et permet de sauver des terres cultivables, grignotées sinon par la montée des eaux.Chaque coin fertile est important, trop ont déjà disparu.
« Ici, 70 % des personnes vivent de l’agriculture, mais cette zone autrefois remplie de mangrove est devenue exposée, car les habitants ont tout coupé pour faire du charbon de bois. » Dans un pays où l’accès à l’électricité est limité ou défaillant, une immense majorité de la population dépend du charbon, qui fournit 71 % de l’énergie consommée par les ménages. « Cette déforestation entraîne un problème majeur pour la qualité des sols dans tout le pays, la terre est de plus en plus dure à travailler »,continue l’agronome.
Tout pour le charbon
Rodrigo Florestal Papito, un paysan du coin, s’est fait recruter en extra pour ce job. Le travail est bienvenu, car depuis trois ans, tout est plus difficile. Il y a trop de soleil, plus assez d’arbres. Il le sait mais en coupe quand même. « Il n’y a pas d’autres moyens de survivre ici »,explique-t-il en soulevant un immense tas de feuilles où brûle à l’étouffée le bois en passe de devenir charbon. Ici, comme ailleurs en Haïti, c’est l’une des principales sources de revenus des habitant·es, et le secteur fait vivre plusieurs dizaines de milliers de personnes. Aucun arbre n’y échappe, tout est bon pour le charbon.
Dans le centre du pays, Wallens Onesias, membre du Mouvement Paysan Papaye (MPP), désigne les montagnes qui entourent la plaine de la ville de Hinche. « Tout est déboisé. Il n’y a plus les arbres d’avant. C’est pourtant sur la montagne qu’il devrait y en avoir le plus. » Le risque de glissements de terrain et d’inondations augmente en conséquence, tandis que l’impact des ouragans est plus fort sans végétation. Michel Milaire, également du MPP, résume la situation en une phrase : « Avant, on disait d’Haïti que c’était la perle des Antilles, maintenant on dit que c’est la pelée des Antilles. »
Reste que si l’impact de la production de charbon ne peut être écarté, c’est loin d’être la seule raison, assure-t-il. Tout a commencé pendant la colonisation, pour produire du sucre et du café. « Puis, pour payer la dette de la France [la France a obligé Haïti à payer une dette en échange de sa reconnaissance comme État en 1825 – ndlr], Haïti a exporté des bois précieux en masse pour gagner des sous et payer cette dette et ces intérêts que nous n’aurions pas dû payer. Ces bois ont servi par exemple pour la construction des chemins de fer en France. »
Une culture de l’exportation à outrance s’est petit à petit ancrée. La déforestation a continué durant l’occupation par les États-Unis (1915-1934), puis durant la Seconde Guerre mondiale, pour booster les plantations d’hévéas et produire du caoutchouc. Le dictateur François Duvalier (au pouvoir de 1957 à 1971) a ensuite déforesté la frontière avec la République dominicaine, pour des raisons sécuritaires.Dans le même temps, les autorités locales n’ont pas développé de sources d’énergie alternatives au charbon.Seulement 2 % du territoire serait recouvert de forêt, un chiffre communément admis mais de plus en plus contesté. Des estimations, à confirmer, évoquent 12 %, ce qui reste le taux le plus bas des Caraïbes. La crise sécuritaire, on espère tous, à terme, parvenir à la régler. Mais le problème environnemental est peut-être notre plus grand ennemi.
Boumba, militant des droits humains
Dans un village d’agriculteurs et d’agricultrices coordonné par le MPP, le responsable, Andral Estim, se désole autant des problèmes climatiques que de l’insécurité, qui atteint les paysan·nes indirectement. « Les Madan sara [ces femmes qui achètent et revendent les denrées dans tout le pays – ndlr] viennent beaucoup moins chercher nos produits. » Elles ne se risquent plus à traverser les barrages des bandits, dangereux et très chers, pour écouler leurs produits à la capitale, le principal marché du pays. Des denrées, faute de lieux de stockage, finissent par pourrir.
Tout pousse à abandonner la terre, tandis que dans le même temps, les réfugié·es qui fuient l’avancée des gangs cherchent à s’installer où ils peuvent, sans posséder forcément les techniques agricoles nécessaires à une exploitation durable. La chute de Mirebalais et de villes alentour, plus au sud, a surchargé la région de Hinche, et tout devient plus difficile.
Les villes débordent
Dans le village du MPP, un effort est fait pour accueillir quelques nouveaux et nouvelles venu·es. Thelina a le visage marqué et la gorge serrée. Il y a trois mois, elle a à peine eu le temps d’attraper son fils et sa nièce et a dû tout abandonner pour sauver sa vie. « C’était un jeudi, ils sont venus dans notre village. Ils se sont mis à tirer, tirer… Je suis restée trois jours perdue dans la montagne avant d’être recueillie à Hinche. » Le MPP lui a octroyé un lopin de terre et une petite maison. Elle n’a pas vraiment de plan. Elle espère juste que les criminels n’arriveront pas jusqu’ici. Dans ce coin, à cinquante kilomètres de Mirebalais, on craint déjà d’être les suivant·es sur le chemin.
« La crise sécuritaire, on espère tous, à terme, parvenir à la régler. Mais le problème environnemental est peut-être notre plus grand ennemi, estime Boumba, militant des droits humains. La question du changement climatique précède la question sécuritaire, mais à partir de 2015, tout s’est mélangé : crise politique, sécuritaire et climatique. »
L’exode rural n’est pas nouveau, continue Boumba : « L’État n’a jamais aidé les agriculteurs locaux, avec un encadrement technique par exemple. Au contraire, ils ont détruit l’économie paysanne pour ouvrir l’économie. On importe depuis massivement tandis que des plantes que l’on produisait ici disparaissent. » Les phénomènes climatiques extrêmes accentuent cet exode et les villes, déjà remplies de réfugié·es à cause de la violence, débordent. Il y a des gens qui viennent de partout pour nous rejoindre. De Port-au-Prince, comme des campagnes.
Mind, chef de gang
Plusieurs centaines de milliers de personnes sont venues s’entasser à Cap-Haïtien, qui comptait auparavant 150 000 habitant·es. Beaucoup sont ici provisoirement, espérant embarquer dans un avion du seul aéroport international du pays, ou économiser avant de filer vers la frontière de la République dominicaine, à deux heures de là. Les embouteillages sont homériques, les loyers flambent et l’espace manque.
Pour les nouveaux et nouvelles arrivant·es, il ne reste parfois qu’à construire sur d’immenses tas d’ordures, détaille Josias, habitant d’un bidonville collé à l’aéroport. « Il y a beaucoup de gens qui viennent construire sur les ordures qui s’empilent. On essaye de les mettre en garde, mais les déchets grignotent le lit de la rivière. » Là où l’eau passait, les déchets tassés font office de sol. Déjà mal gérés, ces détritus envahissent la ville. La plage de la baie en est recouverte et à la moindre pluie, la ville se retrouve inondée.
Pour les gangs, les migrant·es climatiques bloqué·es à Port-au-Prince deviennent des victimes de choix. Wilson a d’abord quitté l’Artibonite, une région rizicole dans le nord-ouest, pour tenter sa chance à Canaan, une banlieue de la capitale. La terre ne donnait plus assez pour survivre. « Quand les criminels sont arrivés à Canaan, ils ont tué plein de monde, j’ai dû encore partir. Sauf que dans l’Artibonite, un autre gang a brûlé ma maison, je ne peux plus y retourner… Les membres de ma famille tentent maintenant de me rejoindre. »
Sans attache, sans revenu, sans réseau de soutien, les personnes réfugiées forment aussi un vivier de recrues potentielles. Mind, un chef de gang local, le confirme à demi-mot. « Il y a des gens qui viennent de partout pour nous rejoindre. De Port-au-Prince, comme des campagnes. »
À Acul-du-Nord, Louisanne s’est retrouvée sans issue. La sécheresse l’avait poussée pour « chercher la vie » à Port-au-Prince. Mais il y a trois ans, la violence l’a obligée à revenir. « Les gangs nous ont mis dehors. » Souvent, les familles vendent les terres pour financer le voyage. Le retour n’en est que plus amer. « Maintenant, je souffre avec ma fille de la misère. Je n’ai plus de maison, rien à moi, que des problèmes. » Résignée, elle attend maintenant que la vie passe.

