Musique: Cat Power vient prier saint Bob Dylan à Lausanne

CONCERT La formidable rockeuse d’Atlanta refait en une tournée passant par le théâtre de Beaulieu, le 22 juin, l’intégrale du concert mythique de Dylan en 1966. Elle chante mieux que lui.
Il faut commencer par expliquer cette affaire embrouillée. Le 17 mai 1966, à Manchester, Bob Dylan donne l’un des concerts de sa tournée aussi historique qu’hystérique: le folkeux est alors en train de devenir rocker en passant de l’acoustique à l’électrique (un show en deux parties distinctes), s’attirant colère et insultes des spectateurs. Cette période est aussi au cœur du récent biopic consacré au grand Bob.
Mais la prestation de Manchester fut d’abord le plus célèbre disque pirate de la discographie dylanienne. Avec en prime cette légère escroquerie: les petits malins qui le publièrent le firent en prétendant sur la couverture qu’il s’agissait de son concert à Londres, au Royal Albert Hall: ils trouvaient cela plus commercial. Plus de trente ans plus tard, Dylan sortira lui-même officiellement cet enregistrement, dans sa série des «Bootleg Series».
En 2022, c’est Chan «Cat Power» Marshall, fille d’Atlanta née en 1972, qui dépoussière le mythe. Invitée à chanter au Royal Albert Hall, elle décide d’y refaire intégralement, dans l’ordre et le respect des chansons, le concert de Dylan en 1966. En témoigne un album habité et fantastique, sorti il y a dix-huit mois. Et désormais, l’émouvante et expressive Cat Power le joue en tournée. Miracle, l’affaire passe par Lausanne dans un mois. Au téléphone, Chan Marshall déploie sa gouaille heureuse venue de Géorgie.
Comment est né ce projet très spécial de rejouer l’intégralité du concert de Dylan en 1966?
Je sortais d’un album de reprises, «Covers». Je terminais une tournée, et je n’avais pas encore joué au Royaume-Uni. Je me disais: «Je n’arrive pas à décrocher un concert en Angleterre, qu’est-ce qui se passe?» Un ami a contacté le Royal Albert Hall et a demandé: «Avez-vous une salle disponible pour Cat Power, pour jouer son album de reprises?» Ils ont répondu: «Nous n’avons qu’une journée disponible.» Tout à coup, j’ai dit: «Putain, oui, mais je veux refaire l’entier du concert du «Dylan Live at Royal Albert Hall.» Au téléphone, un silence total. Puis j’ai entendu: «D’accord, laissez-moi vérifier.» Le téléphone a sonné à nouveau, on m’a dit: «C’est confirmé.» Ensuite, je suis allée chercher mon fils à l’école et pendant tout le trajet, je me disais: «Wow, Chan, tu vas vraiment faire ça?» Ça m’a travaillé parce que tout le monde sait que les plus grands admirateurs de Bob Dylan sont des mecs. Une femme fan de Dylan, c’est déjà étrange. D’après mon expérience, quelle que soit la musique que j’aimais quand j’étais jeune, que ce soit le punk rock, John Coltrane ou Dylan, j’étais toujours la fille solitaire qui aimait découvrir de nouvelles musiques. Mais ce jour-là, allant récupérer mon fils, j’ai eu cette impression de coup de fouet: «Tant pis. Je suis qui je suis, ce n’est pas grave. Ça va être génial.»
Vous avez décidé aussitôt d’en faire un disque?
Oui, car j’avais le sentiment que l’Amérique allait droit en enfer. J’ai pensé que, peut-être, ce spectacle serait une source d’inspiration. Je devais l’enregistrer, parce que mon pays est en train de sombrer. J’espère que ça aidera les jeunes à découvrir ce que c’est que de mettre vraiment toute sa force dans les paroles d’une chanson, cette puissance d’être un individu, un artiste. Est-ce que cela a apporté de l’amour à Bob? Ressent-il de l’amour à travers cela? Est-ce que les gens qui ont vu le film avec Timothée Chalamet s’intéressent davantage à cette période, à son importance dans l’histoire du monde en général? Comprennent-ils que Bob Dylan a changé l’art et la littérature?
Le pirate du concert du Royal Albert Hall a en réalité été enregistré à Manchester. Le refaisant à Londres, vouliez-vous dire que le mythe est plus fort que la réalité, avec Dylan?
J’adore cette question. Oui. car ce concert et Dylan sont vivants. Dans le respect de ça, je voulais lui offrir cette grâce de le chanter précisément au Royal Albert Hall. C’est une si belle histoire, pleine d’humour, très spirituelle. Je pense que je voulais continuer la blague en son honneur.
Comment avez-vous travaillé l’expression des chansons sur cet album? On ressent à la fois une grande envie de fidélité et un style très «Cat Power».
Chaque fois que je suis allée voir Bob Dylan – et j’y vais depuis mes 15 ans – il chante toujours une chanson que tout le monde connaît. Et il la joue toujours différemment. Je fais la même chose. D’après mon expérience, cela rend la chanson nouvelle. Elle crée un chemin différent. Bob, quand il réarrange ses propres chansons, crée un voyage vers cette chanson. Quoi qu’il en soit, je voulais les interpréter telles que nous les connaissons, parce qu’il n’a pas eu de répit au moment de cette tournée. Il n’a pas reçu d’ovation. Il n’a pas reçu de fleurs. On l’a traité de traître, de Judas. On l’a hué, insulté, traité d’ignorant. Je voulais honorer cette performance afin que, une fois enregistrée, elle reste un témoignage, un testament de mon respect pour Bob. Je l’ai fait aussi parce que nous vivons à nouveau aujourd’hui un moment où se lever peut avoir du sens. Les droits des femmes étaient bafoués aux États-Unis en 1966. Les droits des gays, des lesbiennes et des LGBTQI aussi. Des livres étaient brûlés et interdits. L’histoire des Afro-Américains effacée. Ces choses-là devaient alors être dénoncées. Et je me suis dit que si je pouvais enregistrer ces chansons, peut-être que cela servira encore aujourd’hui. Je ne sais pas comment le décrire, mais je voulais des fleurs pour Bob, de la grâce pour rappeler ce moment de lutte.
Dylan a divisé ses fans en 1966. Artiste, est-on prisonnier de nos premiers succès? Dylan est-il un exemple de comment s’en sortir pour progresser?
Absolument. Je crois fermement que ce moment précis a donné naissance au punk rock. C’est ce qui a donné à Jimi Hendrix le courage de chanter: «I’m stone free to do as I please» (Je suis libre de faire ce que je veux). Jimi était le plus grand fan de Dylan. Je pense que c’est précisément ce courage qui m’a poussée à enregistrer ce concert, car c’est ce qu’il nous donne à tous, en tant qu’êtres humains, lorsque nous le regardons. Bob passant à l’électrique, c’était comme un cyclone. Il raconte la lutte humaine. Nous l’écoutons parce qu’il aide à comprendre ce que nous ne pouvons pas exprimer nous-mêmes. On peut fredonner «Tangled Up in Blue» et se dire: «Ouais, putain, ouais!» Bob est encore là, il continue à écrire des chansons incroyables.
Quelle chanson de Dylan auriez-vous voulu écrire?
«To Ramona». Je l’ai entendue quand j’avais 17 ans. J’ai acheté ce disque pour un dollar. Je pensais alors tout savoir sur Dylan. Mais j’ai écouté cette putain de chanson et j’ai pleuré comme un bébé. J’étais seule. J’avais deux boulots. Je me sentais suicidaire, tellement désespérée. J’ai entendu cette chanson et je me suis sentie comprise. Je me suis sentie protégée. Je me suis sentie en sécurité. Je me suis sentie aimée. C’est la chanson que j’aurais aimé écrire, non pour la voler à Bob, mais parce que j’avais besoin de ressentir ça. J’aurais aimé l’avoir écrite pour que nous n’ayons pas à souffrir.
«Cat Power Sings Dylan – The 1966 Albert Hall concert», Lausanne, Théâtre de Beaulieu, 22 juin, 19 h, billets sur Ticketcorner.