Technologies. Nos vies sous IA

Siri, Alexa, ChatGPT, DeepSeek… Désormais dopés à l’intelligence artificielle, les chatbots prennent une place croissante dans notre quotidien. Faut-il s’en inquiéter et que nous réserve le futur? Le point avec Silvia Quarteroni, spécialiste du sujet.
Demander à ChatGPT comment réagir face aux provocations de son ado, trouver le soin idéal pour donner de l’éclat à ses cheveux gris grâce à Beauty Genius (le coach beauté de L’Oréal) ou encore laisser Alpi Training concocter un plan d’entraînement en vue du prochain semi-marathon… et nous motiver à le respecter! On pointe souvent le risque que les intelligences artificielles (IA) soient utilisées pour produire fake news et cyberarnaques, mais a-t-on conscience que les robots conversationnels (si pratiques, gratuits et faciles d’emploi) prennent une place croissante dans nos vies personnelles?
Un taux de pénétration record
Lancé fin 2022, ChatGPT compte déjà 400 millions d’utilisateurs hebdomadaires. Un succès «surprenant, quand on sait que cette technologie n’est pas nouvelle. On la trouvait déjà en partie dans des outils que nous utilisons depuis des années, comme les moteurs de recommandation sur les plateformes de streaming», rapporte Silvia Quarteroni, responsable de l’innovation au Swiss Data Science Center, une joint-venture des Écoles polytechniques fédérales de Lausanne et Zurich.
Des assistants virtuels
Bien sûr, les «bots» actuels n’ont plus grand-chose à voir avec ceux du début. «Aujourd’hui, la majorité d’entre eux sont des <assistants> virtuels, souligne Silvia Quarteroni: des outils interactifs qui nous aident à réaliser des tâches spécifiques (recherche d’infos, réservation de billets, achats, etc.).»
Grâce à l’intelligence artificielle, ils ne sont plus aussi figés que ceux qui tentaient de faire rentrer au forceps nos demandes dans la palette limitée des scénarios à leur disposition. Capables de garder en mémoire le contexte de la conversation, ils nous permettent d’exprimer nos demandes en parlant naturellement et nous aident à affiner progressivement nos besoins. Cela démocratise beaucoup leur utilisation! C’est comme si chacun avait son serviteur attitré, juste là, dans son smartphone.
«Cette personnalisation du contenu a un intérêt commercial évident: plus un produit est ciblé pour nous, plus il nous est facile de l’adopter et de se laisser guider par ses recommandations», commente la responsable de l’innovation au Swiss Data Science Center. C’est d’autant plus vrai que ces nouveaux assistants virtuels sont programmés pour nous dire ce que nous souhaitons entendre. La flatterie de Beauty Genius de L’Oréal, par exemple, est manifeste, comme la journaliste aux cheveux grisonnants qui écrit ces lignes a fini par s’en rendre compte (et s’en réjouir secrètement…).
Une révolution en médecine
Pourtant, appliqués à certains domaines, leur valeur ajoutée promet d’être énorme, insiste l’experte. En médecine, ces systèmes boostés à l’IA peuvent ainsi analyser la littérature scientifique pour trouver les infos pertinentes à grande vitesse, interpréter ensemble une foule de données hétérogènes (résultats d’analyses, électrocardiogrammes, caractéristiques génomiques…) pour proposer des traitements individualisés. Ce sont des outils puissants pour aider les professionnels de santé à mieux cerner un patient et formuler une thérapie efficace.Et ce n’est pas tout!
D’autres champs pourraient bénéficier de leur apport: les ressources humaines, par exemple, dans l’analyse des profils; l’industrie manufacturière, pour identifier les défauts de fabrication ou encore l’administration publique, pour donner au citoyens un accès simplifié aux informations sur telle ou telle marche à suivre (créer son entreprise, faire des demandes d’allocations familiales, etc.).
Mais au prix de quels risques sociétaux, s’interrogent certains. Faut-il vraiment se méfier de ces chatbots interactifs? Va-t-on vers un monde déshumanisé, où les IA des uns parleront aux IA des autres? Sommes-nous tous sur le point d’abandonner notre libre arbitre à ces machines parlantes?
Ne pas confondre langage et intelligence
«Comme tout outil, il faut le prendre pour ce qu’il est», tempère Silvia Quarteroni. Pour l’experte, on a paradoxalement des attentes démesurées vis-à-vis des bots à IA générative. «On les interroge en effet comme on demanderait à une connaissance bien informée… et l’on obtient une belle réponse, plausible et très bien formulée. Mais elle n’est souvent pas précise, voire peut comporter de nombreuses contre- vérités. Attention, donc, à ne pas confondre langage et intelligence!»
L’enjeu, finalement, c’est la sensibilisation et l’éducation du public (dès l’école primaire) à une utilisation critique et raisonnée de ces applis algorithmiques conçues par des Américains ou des Chinois, et entraînées majoritairement sur des données anglo-saxonnes ou asiatiques, avec tous les biais que cela implique!
Demain, place aux «IAgents»
Aujourd’hui déjà, via «my GPTs», on peut se créer des douzaines d’assistants: une IA psy, médecin, coach sportive, secrétaire, assistante de recherches… Mais très bientôt, explique la spécialiste, l’IA «agentique» (reposant sur des plateformes algorithmiques certes moins volumineuses, mais plus spécialisées) sera partout. Semi-autonomes, les «IAgents» agiront carrément à votre place, pour répondre à des e-mails, faire des réservations, effectuer des achats…
Telle s’annonce la troisième vague d’IA, avec de vrais petits «valets» entièrement dévoués à leurs maîtres et capables de prendre des décisions en leur nom! On pourra ainsi leur demander, par exemple, de commander une «pizza regina, sans champignons mais avec des olives noires, à pâte fine, dans une pizzeria italienne, bien notée par ses clients» et pouvant livrer à notre adresse. L’«IAgent» lèvera alors une armée de petits chatbots plus spécialisés pour trouver les établissements correspondants, détailler leurs menus, éplucher les avis à leur sujet, choisir la meilleure option et, enfin, passer votre commande. Faut-il y voir l’avènement d’une société fonctionnant de manière automatique? À quand, dès lors, le débarquement annoncé de robots humanoïdes? L’IA a déjà une voix. Demain, elle aura peut-être (sûrement) un corps. ■
Silvia Quarteroni