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Médias: la discrète transaction du siècle

POLITICO C’est la transaction médias de ce début de siècle. Et pourtant elle n’a guère fait de bruit. L’éditeur allemand Axel Springer a racheté «Politico», média américain 100% numérique, basé à Washington et à Berlin, pour un milliard de dollars. Soit cinq fois le chiffre d’affaires de la société ou quatre fois plus que le montant cédé par Jeff Bezos, patron d’Amazon, pour racheter le «Washington Post» en 2013. Certes, le site «Politico», créé en 2006 par des reporters du «Post» pour couvrir bien, vite et en profondeur les coulisses de la politique washingtonienne, a connu un succès sidérant, sur un marché ultracompétitif. Dans la capitale des États-Unis, la rédaction compte quelque 400 journalistes et ils ne sont pas loin de la moitié à Bruxelles, où l’Américain s’est allié en 2013 déjà avec Axel Springer pour s’implanter au cœur des institutions européennes. Et en 2020, «Politico», qui a poursuivi son expansion à Paris et Londres, a dégagé une marge de 28%. Remarquable résultat dans un monde des médias en repli.

Cette opération au premier abord extravagante soulève au moins deux questions. Comment expliquer le succès de «Politico», qui a attaqué frontalement quelques-uns des plus grands et prestigieux médias sur leur terrain de prédilection? Ce que beaucoup de médias, y compris en Suisse, se donnent pour objectifs lointains, «Politico» l’a fait. Traiter le politique avec le ton et la rapidité des meilleurs journalistes sportifs sans rien céder à l’expertise. Pénétrer les coulisses du pouvoir, raconter le dessous des manœuvres, libre des liens d’intérêt qui neutralisent bien des titres établis. Être sérieux et sexy à la fois. Redoutable pari. Enfin, la clé, sortir des news exclusives. C’est ainsi que sans complexe «Politico» a taillé des croupières aux intouchables «New York Times» et «Washington Post».

Aujourd’hui, quinze ans après son lancement, près de 60% des revenus proviennent de son service dit «pro», qui offre tout ce dont un acteur impliqué dans le champ politique peut rêver: informations originales mais aussi de multiples bases de données sur les acteurs et matières clés, et des newsletters aussi nombreuses que pointues. L’«outil» «Politico» a fini par s’imposer comme une nécessité dans le milieu institutionnel, auprès des lobbies notamment, qui n’hésitent pas à dépenser 10’000 francs par an pour s’offrir l’ensemble des services.

Le succès de «Politico» sera-t-il durable? Telle est la question à un milliard, un montant qu’il faudra bien amortir un jour. Axel Springer y croit et voudrait croître en étendant le modèle à l’Asie. «Politico» a d’autres atouts. Il offre à l’éditeur berlinois de pouvoir s’engager de plein droit dans la bataille contre les GAFA sur leurs propres terres alors que pour la première fois, ces derniers ont capté plus de la moitié du marché publicitaire total américain. Même tendance en Europe, où Axel Springer s’inquiète pour son pilier pub et petites annonces.

En réalité, il est très difficile de préjuger de la pérennité d’un nouveau média. Bien des «pure players», dont le géant «BuzzFeed», «Vice» ou encore «Quartz», connaissent des difficultés. Baisse de la publicité, érosion et éclatement du lectorat. Le marché des abonnés, désormais prioritaire pour engranger des revenus, n’est pas extensible à l’infini. «Politico» a su séduire, s’est rendu utile pour, enfin, devenir indispensable. Il a appliqué avec brio un modèle maintes fois dessiné. Mais le plus dur reste à faire: durer, dans un monde de l’information en effervescence et aux besoins imprévisibles.

PIERRE RUETSCHI

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