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Netflix: l’affaire «Okja» fait trembler le cinéma

OPERATEUR. Le site de streaming Netflix a mis en ligne Okja, un mois et demi après sa présentation en compétition au Festival de Cannes. Un festival de cinéma peut-il montrer des films qui ne sont pas destinés à la salle ? Les exploitants peuvent-ils résister à Internet ? La polémique fait rage, aussi grosse que le cochon transgénique imaginé par le Coréen Bong Joon-ho.

Il était 17 heures mercredi 28 juin lorsque Netflix a mis en ligne Okja. Okja est le nom d’un gigantesque cochon transgénique, format hippopotame, que sa jeune maîtresse refuse de laisser conduire à l’abattoir par une multinationale assez malfaisante pour vouloir faire de l’animal conçu en laboratoire la mascotte de pratiques prétendument saines. « Okja » est aussi le nom d’une polémique qui fera date. Ouverte à Cannes il y a un gros mois, elle bée à présent comme une plaie.
Dans le rôle du cochon sympathique mais trafiqué, le film : bien que signé d’une pointure, le Coréen Bong Joon-ho, il est exploité en ligne et non sur ce grand écran qui serait son habitat « naturel ». Dans le rôle de l’abattoir, Internet, supposé mouroir de la chronologie des médias qui, en France, assure la pérennité du cinéma dans les salles en imposant un délai avant l’édition en DVD, le passage télé, etc. Et dans le rôle des activistes écologiques, non violents et pourtant prêts à tout pour servir une cause qu’ils estiment non seulement juste mais sacrée ? Les exploitants. Leur opposition à ce que la bête soit visible au cinéma, fût-ce le temps de quelques séances exceptionnelles, est en effet farouche.

Avant de pousser les traditionnels cris d’orfraie, il aurait fallu penser un peu à cela. Moins au film, plaisant quoiqu’un peu gonflé, tantôt lourd et tantôt drôle, qu’aux sens de sa fable. Il est hélas question de tout dans l’affaire « Okja », sauf d’Okja. L’affaire ne serait pourtant pas la même si celui-ci ne traitait des manipulations du vivant et des moyens d’y résister, s’il n’était signé d’un auteur apparu au sein d’une des cinématographies les plus riches au monde, un Coréen désormais transfuge à Hollywood et dont l’œuvre, bien qu’en proie à la timburtonisation, est l’une des rares aujourd’hui à se vouloir aussi radicale que grand public.

D’un autre côté, il est vrai que le phénomène présente un caractère assez inédit pour qu’une peur l’emporte sur toute autre considération, celle que le cas Okja ne fasse jurisprudence. Aucune production du site de streaming américain n’avait jusque-là été sélectionnée en compétition à Cannes. Deux l’ont été lors de la 70e édition, Okja mais aussi The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach : l’agitation autour de ce dernier a été bien moindre, notamment parce que la date de sa mise en ligne reste à fixer.
La grogne de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) a commencé peu de temps après l’annonce de la sélection. Le festival a répondu en catastrophe par un communiqué de presse aux allures de gag, ou de gaffe – c’est selon. Qu’on en juge :

« Le Festival de Cannes est conscient de l’inquiétude suscitée par l’absence de sortie en France de ces films en salles. Le Festival de Cannes a demandé en vain à Netflix d’accepter que ces deux films puissent rencontrer les spectateurs des salles françaises et pas uniquement ses abonnés. De fait, il déplore qu’aucun accord n’ait été trouvé.

Le Festival est heureux d’accueillir un nouvel opérateur ayant décidé d’investir dans le cinéma mais veut redire tout son soutien au mode d’exploitation traditionnel du cinéma en France et dans le monde. En conséquence, et après consultation de ses administrateurs, le Festival de Cannes a décidé d’adapter son règlement à cette situation jusque-là inédite : dorénavant, tout film qui souhaitera concourir en compétition à Cannes devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises. Cette disposition nouvelle s’appliquera dès l’édition 2018 du Festival International du Film de Cannes. »
Deux remarques. D’abord sur le prétendu refus de Netflix de montrer Okja en salle : la vérité est que ce sont les salles qui ne veulent pas. Les quelques projections annoncées ont dû être annulées in extremis à la suite de pressions de la direction de la FNCF. Seules sont demeurées celles prévues par le Méliès de Montreuil et par les deux festivals qu’organise le magazine So Film, à Nantes cette semaine et à Bordeaux la semaine prochaine.

Ensuite sur la modification du règlement cannois. On va donc demander aux films qui souhaitent postuler pour la compétition de garantir a priori une distribution dans les salles françaises. La mission d’un festival comme Cannes est pourtant, on l’aurait juré, de montrer des films afin que ceux-ci puissent susciter l’intérêt d’un distributeur. Les chances qu’une telle mesure réduise d’une quelconque manière la puissance d’un opérateur comme Netflix sont nulles. L’effet jouera ailleurs, à l’autre bout du spectre économico-esthétique. Ce sont les productions les plus fragiles qui vont se trouver découragées de concourir.

Je sais bien que je suis naïf. Cannes est avant tout un festival d’avant-premières volant au secours de victoires annoncées. Cela ne date pas d’hier – et encore moins de l’année prochaine. Mais un usage est une chose, et son inscription au règlement en est une autre. Qui en l’occurrence relève, au mieux, de l’erreur de tir. Pour lutter contre la montée en force d’un nouvel acteur, que décrète-t-on ? De taper contre les faibles. Comme si la situation de la distribution n’était pas déjà assez alarmante !

La confusion répond à un problème en vérité un peu plus large. Cannes voit bien, depuis une petite décennie, que le « cinéma » n’est plus réservé à la seule salle. Cette année, le festival a par exemple montré en séance spéciale quelques nouveaux épisodes de Twin Peaks et de Top of the Lake, la série de Jane Campion. Très bien. Il faut vivre avec son temps. Et rien ne peinerait plus le festival que de paraître à la traîne.

En revanche, lorsqu’il faudrait réfléchir à la manière dont Cannes devrait épouser ou interroger les nouvelles pratiques, lorsqu’il s’agirait de se poser des questions de programmation et non plus seulement d’événement, de se demander si glamour et tapis rouge conviennent encore à un art dont la situation n’est plus celle des années 1950 : plus personne. Motus. Une polémique ? où ça ? et d’abord qu’est-ce qu’une polémique ? : ces mots furent ainsi l’unique contribution, aussi courte que désinvolte, du délégué général Thierry Frémaux à l’affaire Okja.

Le président du jury Pedro Almodovar put de même, lors de la conférence de presse d’ouverture, annoncer qu’il se voyait mal primer les films de Bong ou de Baumbach, sans déclencher aucun commentaire de Frémaux ou du président Pierre Lescure. Une partie de la compétition a donc été déclarée inéligible – en pleine année de présidentielles : un comble ! – et personne n’a rien trouvé à y redire. L’inconséquence cannoise, dans cette histoire, a été totale. Mais à peine supérieure, au fond, à celle qui a voulu que personne – à ma connaissance – ne rappelle que Cannes, en tant que festival international, est déterminé par des enjeux plus vastes que ceux de la distribution nationale.

Quant aux exploitants français, leur méfiance à l’égard d’Internet reste si butée que la qualifier de rétrograde serait un doux euphémisme. On s’en fera une idée en allant jeter ne serait-ce qu’un œil aux sites de la majorité des salles : leur laideur est en général rédhibitoire. On peut aussi se rappeler l’affaire un peu similaire, mais moins bruyante, qui éclata cet automne. Un temps, il fut question de diffuser sur Internet La Mort de Louis XIV. Également montré à Cannes – hors compétition –, le film d’Albert Serra avec Jean-Pierre Léaud connaissait une distribution difficile. On fit valoir que la mise en ligne serait réservée à des zones où le film n’était pas exploité. On assura que le nombre de spectateurs ne dépasserait pas les quelques centaines. Rien à faire. La levée de boucliers fut immédiate. Pas un seul spectateur ne devait avoir accès à Louis XIV hors de la salle, tout comme aujourd’hui pas une séance d’Okja ne devrait subsister.

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