NZNTV

NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Movie. « La déposition », un film « écrin » pour la parole d’une victime de violences dans l’Église

FLOUTAGE. Le film se nourrit d’un geste interdit. Une captation pirate, que le public n’aurait jamais dû entendre. Durant trois heures, Emmanuel Siess a enregistré sur son téléphone la plainte qu’il a déposée auprès d’un gendarme, adjudant-chef, au moment d’accuser d’agression sexuelle le prêtre de son village d’Alsace, tout près de la frontière suisse. Il avait 13 ans à l’époque des faits. Il en a 41 au moment du dépôt de sa plainte.

La Déposition, documentaire remuant de Claudia Marschal, puise son intensité de ce matériau. Au-delà du récit de vie complexe de son personnage principal, le film pose sans cesse la question du rapport à l’institution judiciaire : sa langue, son fonctionnement, ses limites. Interrogé par le gendarme, Emmanuel Siess se remémore, hésite parfois, est incité à préciser pour mieux qualifier les faits, reconnaît par endroits qu’il a oublié, qu’il ne sait pas – et c’est un gouffre qui surgit.

Dans le dossier de presse, l’intéressé s’explique sur ce choix tout sauf anodin d’avoir enregistré la scène. C’était « pour avoir une trace », assure-t-il, loin d’avoir en tête le long métrage à venir : « Quand je vais faire ma déposition, tout ce qui relève de la gendarmerie, la police, l’Église et ses institutions… j’ai un peu de mal à leur faire confiance. » Comme une manière de se protéger, si les choses finissent par mal tourner.

La cinéaste Claudia Marschal, qui est aussi la cousine d’Emmanuel, avait depuis longtemps le projet d’un film autour de lui, à l’origine centré sur son rapport mouvant à la foi. Et lorsqu’elle écoute ces heures d’entretien saisissantes, elle ne pense pas tout de suite pouvoir en faire le cœur de son film, persuadée, notamment, qu’elle butera sur des questions de droit et d’autorisation.

Matériau judiciaire et archives familiales

Elle négocie tout de même la possibilité de filmer, après coup, l’adjudant qui a enregistré la plainte – sans évoquer avec lui directement le contenu de la déposition, liée à l’enquête en cours. L’expérience n’est pas convaincante.

Claudia Marschal rencontre par la suite celle qui est alors la procureure du tribunal judiciaire de Mulhouse, Edwige Roux-Morizot, qui visionne un premier montage. « Elle nous a soutenu·es dans ce projet, notamment parce qu’elle a trouvé l’adjudant assez exemplaire, dans sa manière d’accueillir la victime et de poser les questions », explique Claudia Marschal à Mediapart.

L’institution finit par donner son accord, à condition de ne pas divulguer le nom, et de flouter le visage de l’adjudant. « Flouter n’était pas dans la grammaire du film. Nous avons modifié son visage par un procédé de deepfake[un trucage réalisé à partir d’intelligence artificielle – ndlr], comme le précise le générique de fin », poursuit la réalisatrice.

Avec finesse et une grande précision, La Déposition, primé au Festival du film de Locarno l’été dernier, se déploie dans les interstices entre le matériau judiciaire à l’oreille, et les images à l’écran : des archives familiales des années 1990, lorsque les parents géraient l’auberge-hôtel du village, d’autres fabriquées par des habitants de l’époque, ou encore des scènes tournées aujourd’hui par la cinéaste sur les lieux du crime – le parking jouxtant une église, un crucifix en bordure d’une route de campagne.

« Ce sont pour moi des images écrin, qui accueillent la parole, qui permettent l’écoute, mais qui, en même temps, obéissent à leur propre logique, intervient Claudia Marschal. Il fallait que ces images disent quelque chose indépendamment de la parole d’Emmanuel. Elles ont une dimension informative – la manière dont les gens sont habillés à l’époque, dont les célébrations religieuses se déroulent. Mais j’ai aussi essayé de recréer un certain esprit des lieux, en assumant de travailler sur différentes temporalités. »

Ce travail sur « l’esprit des lieux » d’un village d’Alsace n’est pas sans écho avec la manière dont l’artiste Éric Baudelaire avait construit Also Known as Jihadi (2017), sur le parcours d’un homme parti combattre en Syrie. Là aussi, la confrontation entre un matériau judiciaire ardu – retranscriptions d’écoutes, extraits d’interrogatoires – et le filmage des lieux par lesquels cet homme était passé dans sa jeunesse en Île-de-France produisait une réflexion fine et déstabilisante sur les limites de l’institution judiciaire.

À deux reprises, des archives Super 8 granuleuses et glaçantes montrent le visage du prêtre accusé, notamment dans ses interactions avec Emmanuel sur une scène de théâtre. Des apparitions limites, qui nourrissent un inconfort. « J’ai souhaité que le prêtre soit là comme une présence, une présence par ailleurs dotée de son seul prénom », précise Claudia Marschal.

Réfléchir au « poids du silence »

L’accusé, qui nie les faits, apparaît aussi à travers une lettre qu’il fait parvenir à Emmanuel en 2019, dans laquelle il plaide, apparemment très à l’aise, pour l’apaisement entre eux deux. Cette missive suscitera une telle colère chez son destinataire qu’elle le décidera à porter plainte, des décennies plus tard, alors qu’il vient de revenir habiter au village, dans la maison familiale, qui jouxte l’église.

En mars 2024, la plainte d’Emmanuel est classée pour cause de prescription (qui s’étend à dix ans après la majorité, en cas d’agression sexuelle). Le prêtre continue d’exercer, à ce jour, dans ce village. Le père d’Emmanuel, qui ne s’est jamais remis de son aveuglement à l’époque, et a mis de longues années à croire la parole de son fils, ne cesse de ressasser l’affaire.

On aurait vite fait de conclure à une manière de faire justice à travers le cinéma, quand l’institution judiciaire, elle, atteint ses limites. Mais le film de Claudia Marschal, qui n’est jamais grandiloquent, se tient à distance.

« Un film n’a pas vocation à remplacer la justice, avance la cinéaste. Mais le cinéma peut dire des choses qui resteraient sinon étouffées et il peut amener à réfléchir : au poids du silence, à celui des mots et à la question de la prescription, qui est un sujet éminemment politique. »

Le dossier pourrait tout de même être rouvert, si d’autres victimes du même prêtre, plus récentes, se faisaient connaître, par exemple après la sortie du film en salle.

Ludovic Lamant