Media, « L’interdiction d’Al Jazeera en Israël est la preuve que la chaîne dérange »
FERMETURE La loi dite « Al Jazeera », votée par la Knesset lundi 1er avril, donne au gouvernement israélien des pouvoirs temporaires pour empêcher les médias étrangers d’opérer en Israël, s’il estime qu’ils portent atteinte à la sécurité nationale.
Elle habilite dans ce cadre le ministre des communications à ordonner aux « fournisseurs de contenu » de cesser de diffuser Al Jazeera ; à ordonner la fermeture des bureaux israéliens de la chaîne ; à ordonner la confiscation de son équipement et la mise hors ligne de son site internet. Ces ordonnances sont valables pendant 45 jours et pourront être renouvelées pour des périodes supplémentaires de 45 jours.
Après ce vote, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a affirmé sur le réseau social X : « La chaîne terroriste Al Jazeera ne diffusera plus d’Israël. J’ai l’intention d’agir immédiatement en accord avec la nouvelle loi pour arrêter les activités de la chaîne. » Une décision en forme d’épilogue, qui souligne l’importance prise au Proche-Orient par la chaîne qatarie – dont la volonté originelle fut de placer la question palestinienne au centre de son traitement journalistique – et l’hostilité que lui voue le gouvernement israélien. Hostilité déjà manifeste lors de la mort sous les balles de Tsahal de sa journaliste-vedette, Shireen Abu Akleh, alors que celle-ci couvrait un raid sur le camp palestinien de Jénine en Cisjordanie.
Entretien avec Claire Talon, autrice de l’ouvrage Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie (PUF, 2011).
Mediapart : Que pensez-vous de la loi dite « Al Jazeera », tout juste votée en Israël et que Nétanyahou veut faire appliquer sans délai ? La chaîne est très peu regardée en Israël, même si elle est présente dans les foyers de nombreux Palestinien·nes ayant la citoyenneté israélienne…
Claire Talon : Peut-être qu’elle est peu regardée, mais cette décision n’est pourtant pas une simple opération de communication, parce qu’Al Jazeera apporte des images de Gaza qu’elle seule peut fournir. Cette interdiction est la preuve que la chaîne dérange.
Les criminels qui dirigent aujourd’hui Israël sont tout à fait cohérents en voulant l’interdire, dans un moment de répression de toutes les voix dissidentes susceptibles de déranger le récit de Benyamin Nétanyahou. Au cours de toutes les guerres contre Gaza, Al Jazeera a documenté l’ampleur et l’horreur des pertes civiles causées par l’armée israélienne.
Al Jazeera, avec ses vidéos virales et des images qu’elle est le seul média à produire, constitue une épine dans le pied du gouvernement israélien. Cette interdiction est selon moi la preuve a contrario de sa crédibilité, constamment et injustement mise en cause par le monde politique et médiatique occidental, et ce depuis la création de la chaîne en 1996. D’ailleurs, au cours de la seconde Intifada, en octobre 2000, les médias internationaux, y compris les chaînes israéliennes, citaient quotidiennement les reportages d’Al Jazeera en Cisjordanie.
La porte-parole de l’administration Biden, interrogée sur le sujet, a pourtant déclaré : « Nous croyons en la liberté de la presse. Elle est d’une importance capitale. Les États-Unis soutiennent le travail essentiel des journalistes du monde entier, y compris ceux qui rendent compte du conflit à Gaza. […] Nous sommes préoccupés. »
Cette déclaration, même si on peut douter qu’elle sera suivie d’effets, constitue une évolution remarquable par rapport au positionnement des Américains vis-à-vis d’Al Jazeera dans les années 2000, notamment pendant leur guerre contre l’Irak.
La chaîne a en effet subi des attaques incessantes, visant directement ses journalistes ou son existence, non seulement de la part du gouvernement israélien, mais aussi du gouvernement des États-Unis, en particulier lors de l’invasion de l’Irak en 2003. La coalition emmenée par les États-Unis a fait preuve d’une brutalité inédite contre la chaîne, dont les bureaux furent bombardés à Bassorah puis à Bagdad, où son correspondant, Tareq Ayoub, trouva la mort. Beaucoup de ses journalistes sont morts en Irak, davantage encore qu’en Palestine. En 2003, aux États-Unis, nombreux étaient ceux qui demandaient son interdiction et comparaient même Al Jazeera et Al-Qaïda.
Ce que j’ai pu observer dans le cadre de ma thèse était pourtant une chaîne d’un professionnalisme total, dont l’objectivité politique et journalistique était mieux respectée que dans toutes les autres chaînes d’information, y compris occidentales. Il faut se rappeler que lors de la guerre en Irak, Al Jazeera, seule chaîne présente lors du siège de Bassorah, démentit à de multiples reprises des fake news diffusées par CNN, notamment celle d’une insurrection chiite pro-américaine abondamment relayée par les chaînes américaines, ou encore d’une fatwa de l’ayatollah Sistani appelant soi-disant à la collaboration avec les Américains.
Vous dites pourtant vous-même dans votre livre que le tropisme palestinien est présent et assumé dès la création de la chaîne en 1996…
Oui, Al Jazeera a placé d’emblée la Palestine au centre de l’équation géopolitique du Proche-Orient. Elle a en fait un opérateur symbolique promouvant une autre manière de lire le monde que celle proposée par les médias occidentaux, qui ont toujours « mal traité », dans les deux sens du terme, la question palestinienne. Elle a fait de la Palestine le révélateur d’une fracture culturelle, politique et médiatique, d’un deux poids et deux mesures qui n’est pas perçu du tout de la même manière au Nord et au Sud.
C’est à travers le grand récit de la Palestine que la chaîne a développé toute une critique du récit journalistique occidental. Une différence d’approche tient sans doute à ce que la chaîne a choisi de montrer ce que produisent les guerres, en particulier au Proche-Orient, en représentant la violence vécue dans le Sud et invisibilisée en Occident.
Elle a ainsi montré des images de la souffrance des Irakiens ou des Palestiniens, mais aussi des cadavres de soldats américains, ce qui a fait que les États-Unis l’ont accusée de violer la convention de Genève. Elle a aussi retransmis entièrement la vidéo de l’exécution de Saddam Hussein en 2006.
Mais ce tropisme palestinien assumé n’est pas incompatible avec un professionnalisme journalistique tout à fait comparable à ce qui existe ailleurs dans le monde, à la différence qu’Al Jazeera est, elle, présente partout, contrairement à de nombreux médias occidentaux.
Al Jazeera – en payant souvent le prix fort – a ainsi été la seule à fournir une couverture de la réalité quotidienne de l’occupation de la Cisjordanie et de toutes les guerres d’Israël à Gaza. Pendant la seconde Intifada, au début des années 2000, l’identification entre la cause palestinienne et la chaîne qatarie a pris une ampleur encore plus grande parce qu’elle était une cible privilégiée de l’armée israélienne.
Lorsque l’armée israélienne est entrée dans Ramallah, elle a disposé des tanks autour du siège d’Al Jazeera dans la capitale de Cisjordanie, empêchant les huit journalistes s’y trouvant de sortir. Les journalistes ont documenté en direct leurs réserves d’eau et de nourriture qui se raréfiaient et la détérioration de leurs conditions de vie, surtout après que des snipers israéliens avaient percé les réservoirs d’eau qui se trouvaient sur le toit de leur bâtiment. Dès qu’il y a eu un répit, des gens se sont précipités pour leur apporter de la nourriture, tant l’identification entre les journalistes de la chaîne et la cause palestinienne était manifeste.
Cette couverture, que l’on peut appeler « propalestinienne », mais dont il faudrait plutôt dire qu’elle est la seule à rendre compte du sort réel des Palestiniens et des Palestiniennes, a fait l’objet, en Occident, d’une forme de censure, en tout cas d’une campagne de dénigrement qui a souvent porté ses fruits.
Aujourd’hui, c’est pourtant la véridicité de cette couverture, que la chaîne qatarie est la seule à fournir, qui explose à la face du monde. Sans les images montrées par Al Jazeera, les débats qui ont eu lieu devant la Cour internationale de justice n’auraient pas eu la même teneur. Sans l’information qu’elle a fournie et continue de fournir, il serait difficile d’envisager documenter les futures enquêtes de la Cour pénale internationale.
« Véridicité » et « censure » ne sont-ils pas des termes excessifs pour décrire le travail d’Al Jazeera et sa réception ?
Depuis des années, la couverture d’Al Jazeera est mise en cause dans sa factualité et son honnêteté. Après le 7 octobre 2023, on a pu – jusque dans les pages du Monde ou de Libération – voir se refléter cette campagne de dénigrement constant dont a souffert la chaîne qatarie.
Aujourd’hui encore, si vous allez sur le site d’Al Jazeera, vous avez un bandeau rouge qui vous annonce que la chaîne est financée par le gouvernement qatari, comme s’il s’agissait d’un danger dont il faudrait prévenir les téléspectateurs. Est-ce qu’on imaginerait faire la même chose pour une chaîne américaine, israélienne ou française, qu’elle soit publique ou privée ?
De mon point de vue, un des buts des attaques menées par le Hamas le 7 octobre était médiatique. Il s’agissait de remettre la Palestine sur le devant de la scène internationale mais aussi de manifester aux yeux du monde la violence de la politique israélienne envers les Palestiniens, sur laquelle presque tout le monde, en Occident tout du moins, préférait fermer les yeux.
Les images de Gaza, produites aujourd’hui principalement par Al Jazeera, sont le prolongement de cette « révélation », qui n’en est une que pour les personnes qui se sont désintéressées de la Palestine.
À cet égard, il est urgent que les médias occidentaux s’interrogent sur leur responsabilité dans la fracture médiatique qui divise les opinions publiques d’un bord à l’autre de la Méditerranée.
Lors de l’attaque israélienne de 2009 contre la bande de Gaza, au cours de laquelle Tsahal assassina cinq journalistes et bombarda notamment les sièges de Reuters et d’Al-Aqsa TV, Al Jazeera mit dès le 13 janvier ses reportages sur les victimes civiles des bombardements à la disposition de tous les organes de télévision, en plaçant ses vidéos sous licence sur un site en ligne. Celles-ci furent remarquablement ignorées par les chaînes de télévision européennes, bien qu’elles se soient rapidement diffusées sur la Toile.
Même si c’est de façon moins importante, la chaîne saoudienne Al-Arabiya produit aussi des images de Gaza. Pourtant, elle n’est pas dans le viseur des autorités israéliennes…
Parce qu’elle n’a ni la même résonance ni la même crédibilité qu’Al Jazeera. Elle est inféodée au régime saoudien. Al Jazeera est au contraire pluraliste. Si on raisonne non pas à partir de rumeurs mais en termes statistiques et qu’on regarde les positions politiques et les personnes interviewées, Al Jazeera est de loin, parmi les chaînes d’information du monde arabe, la chaîne où le pluralisme est le mieux respecté.
Elle est la première à avoir donné la parole à des Israéliens, elle organise des débats contradictoires. Les études statistiques menées sur la couverture proposée par la chaîne pendant la guerre du Liban en 2006 prouvent que toutes les composantes de l’équation géopolitique étaient représentées et présentes.
Al Jazeera est une source crédible d’information, regardée par les spécialistes, les chercheurs et les ambassades. Il y a une véritable hypocrisie des gouvernements occidentaux qui mettent en cause sa crédibilité alors qu’elle est précisément la source à laquelle les diplomates viennent chercher des informations sur le monde arabe en général, et sur la Palestine en particulier.
En 2003, lors du bombardement de Kaboul par les Américains, le Pentagone lui-même dépendait d’Al Jazeera, seule chaîne présente dans la zone contrôlée par les talibans (90 % du pays), pour obtenir des informations. C’est Al Jazeera qui apprit au commandement américain la capture de cinq de ses soldats à la frontière iranienne à la veille de la guerre.
Al Jazeera n’est-elle pas elle-même inféodée à l’agenda du Qatar ?
C’est ce que dit la vulgate journalistique et politique dominante, mais, comme je le montrais dans le livre, c’est faux. La rédaction jouit d’une grande liberté et représente un spectre politique large, notamment parce que la famille régnante qatarie est elle-même traversée de courants politiques et religieux divergents, et que le pluralisme à l’écran est respecté dans la mesure où, quelle que soit votre position, vous pouvez toujours trouver un appui dans tel ou tel réseau du pouvoir qatari.
Si Al Jazeera était une simple chaîne de propagande, comme on l’en accuse sans cesse, elle n’aurait pas acquis l’influence qu’elle a aujourd’hui. Elle fait l’actualité, et le monde arabe post-2001 ne serait pas ce qu’il est si elle n’existait pas.
Aucun diplomate, aucun chercheur ayant travaillé sur le Proche-Orient ne peut prétendre avoir forgé ses opinions sans avoir regardé Al Jazeera et sans avoir pu constater qu’elle donnait largement la parole à tous les acteurs importants de la région.
Al Jazeera en anglais et Al Jazeera en arabe sont-elles des clones ou conservent-elles d’importantes différences ?
Al Jazeera en anglais était en train de se monter au moment où je terminais mon livre, et les journalistes de la chaîne arabe pensaient qu’ils seraient les principaux acteurs de cette nouvelle chaîne. En réalité, la chaîne a été confiée à des journalistes anglo-saxons totalement indépendants de la chaîne en arabe, ce qui lui a donné une coloration différente, même si le focus actuel sur Gaza fait que les deux canaux utilisent de nombreuses images similaires.
Al Jazeera en anglais n’utilise toutefois pas les termes arabes qui font tant débat, comme « martyrs » ou « armée d’occupation ». Mais il me semble que ce débat sémantique est une manière hypocrite de vouloir saper le crédit de la chaîne.
Ce refus des mots me semble participer d’un aveuglement ethnocentrique visant à nier le travail concret et coûteux en vies humaines que mène Al Jazeera. Les gens qui meurent dans les guerres que mène Israël à Gaza sont nommés « martyrs », comme on inscrivait les noms des soldats tombés pour la France pendant la Grande Guerre sur des monuments pour rendre hommage à leur sacrifice et à leur mémoire.
Quant au fait de ne pas désigner l’armée israélienne dans les territoires occupés reconnus internationalement comme tels comme une armée d’occupation, cela me semble davantage relever d’un déni de réalité que d’un travers partisan d’Al Jazeera.
« Les porte-parole du Hamas ne jouiront pas de la liberté d’expression en Israël. Al Jazeera sera fermée dans les prochains jours », s’est félicité le ministre israélien des communications, Shlomo Karhi, après l’adoption de la loi. N’est-il pas exact qu’Al Jazeera est techniquement aujourd’hui le principal canal d’expression du Hamas, qui lui donne ses communiqués et y diffuse les vidéos produites par sa branche armée ?
Al Jazeera diffuse des vidéos du Hamas comme elle diffuse aussi chaque jour le compte rendu du porte-parole de l’armée israélienne en le traduisant de l’hébreu vers l’arabe. Alors que les chaînes israéliennes ne diffuseront jamais une image ou un communiqué du Hamas. On ne peut pas appeler « propagande » l’expression du Hamas sur Al Jazeera si on ne met pas de la même manière en doute ce que racontent l’armée et le gouvernement israéliens, experts en désinformation.
La guerre est aussi une guerre de communication, mais Al Jazeera n’est pas le simple porte-parole du Hamas. La chaîne dispose d’éléments fournis par le Hamas et les donne à voir à l’antenne. Elle ne devrait pas être pointée du doigt pour cela alors qu’elle est la seule à nous informer sur ce qui se passe en ce moment à Gaza.
Il y a eu un débat similaire en 2001, lorsque la chaîne qatarie s’est retrouvée destinataire des cassettes envoyées par Ben Laden. C’était d’autant plus hypocrite d’accuser la chaîne d’être complice d’Al-Qaïda parce qu’elle les diffusait, que des responsables américains ont pu visionner ces cassettes avant qu’elles soient mises à l’antenne, et que le régime qatari travaillait alors en étroite collaboration avec les États-Unis.
Mais aujourd’hui, je ne vois pas en quoi diffuser une vidéo fournie par le Hamas vous rendrait complice de ce dernier alors même que toute guerre est aussi une guerre de l’information et que chaque camp tente d’influencer l’opinion internationale et sa propre opinion publique.