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Sans carte ni boussole, comment les animaux retrouvent-ils leur chemin ?

PERCEPTION Détection du magnétisme terrestre, repérages aux odeurs et cartes mentales élaborées figurent parmi leurs outils. D’impressionnants talents d’orientation communs dans les espèces animales, qui révèlent leurs capacités sensorielles et cognitives. 

En 2023, le Guinness homologuait un nouveau record de vol sans escale : une barge rousse (Limosa lapponica), frêle échassier pesant moins de 500 grammes, avait parcouru d’une traite 13 500 kilomètres en onze jours, de l’Alaska à la pointe sud de l’Australie. Si la performance athlétique force le respect, elle pâlit en regard de l’exploit de navigation. Mener à bien un tel voyage suppose en effet de s’orienter de jour comme de nuit, parfois dans d’épais nuages, en compensant constamment la dérive due à des vents puissants qui varient sans cesse.

Cela suppose également de gérer l’absence de repères visuels au sol, durant la partie océanique du voyage, ainsi que le changement d’hémisphère et de fuseaux horaires, qui compliquent considérablement l’usage de repères célestes rendus variables et mouvants.

Des performances qui font l’objet d’actives recherches scientifiques, d’autant qu’elles sont accomplies par des milliards d’animaux communs, saumons, chauves-souris, cétacés, oiseaux, et même insectes migrateurs (tels que le papillon monarque ou la vanesse), qui retrouvent chaque année des cibles parfois minuscules, tels un nid, une grotte ou un îlot perdu, après des trajets allant jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres.  

Moins médiatique que les records des migrateurs, l’orientation quotidienne de la plupart des animaux n’en est pas moins spectaculaire. Que l’on songe à la facilité avec laquelle chevreuils ou renards, par exemple, effectuent quotidiennement des trajets précis de dizaines de kilomètres, retrouvant sans difficulté leurs nids ou terriers dans des forêts où l’humain, sans boussole ni carte, serait très rapidement perdu. Que l’on considère la capacité des abeilles à mémoriser des trajets dépassant le kilomètre, vers des ressources de nourriture changeantes.

Ces exploits ont deux composantes, l’une sensorielle, l’autre cognitive, qui mobilisent de nombreuses équipes de recherche. Et des deux côtés, celui des sens comme celui du cerveau, ce dernier interprétant et hiérarchisant les signaux des premiers, elles posent de multiples questions scientifiques.

Boussole magnétique

Parmi les plus passionnantes, l’on peut citer celles qui ont trait à la « boussole biologique », autrement dit à la capacité des organismes à percevoir le magnétisme terrestre, pourtant extrêmement ténu. « Il est démontré depuis longtemps que ce sens est présent chez de très nombreux animaux, note Hervé Cadiou, enseignant-chercheur à l’université de Strasbourg. Mais encore aujourd’hui, nous ne savons ni quelles cellules ni quels organes en sont le siège. »

Contrairement à la lumière, aux odeurs et aux sons, le champ magnétique terrestre traverse les tissus biologiques. Les récepteurs peuvent donc être n’importe où à l’intérieur du corps, et non pas concentrés à sa surface comme ceux des autres sens. 

Le mécanisme même de détection n’est pas élucidé. Selon certain·es scientifiques, les dépôts de magnétite (des particules ferreuses sensibles au champ magnétique) dans certaines cellules, notamment dans l’œil, sont à l’origine de ce sens. Mais d’autres pensent plutôt que ces dépôts sont des déchets cellulaires, et défendent l’existence d’un mécanisme quantique subtil, basé sur les propriétés de certains électrons. 

« La littérature scientifique démontre en tout cas qu’au moins trente espèces d’oiseaux, mais aussi des reptiles (notamment des tortues), les souris, les bovins, les canidés, des mammifères marins, et beaucoup d’invertébrés, voire de microbes, perçoivent le champ magnétique terrestre », indique Hervé Cadiou. 

Des expériences conduites par Bryan Keller, de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA), ont montré en 2021 que c’était le cas de certains requins marteaux comme le tiburo (Sphyrna tiburo). Ce petit squale effectue des migrations nord-sud annuelles de plusieurs centaines de kilomètres, entre la Caroline du Nord en été et la Floride en hiver. Les chercheurs ont capturé quelques individus en Caroline du Nord et les ont placés dans des cuves autour desquelles ils ont reproduit le champ magnétique tel qu’il est en Floride. Ces requins ont aussitôt tenté obstinément de nager vers le nord de la cuve, alors que si l’on coupait le champ, ils nageaient aléatoirement. Ils croyaient avoir été transportés au large de Miami.

Filaments odorants

La perception du champ magnétique, comme celle de la lumière des astres, semble jouer un rôle clé dans les migrations de grande échelle. Mais pour les distances plus petites, ou en fin de migration, d’autres sens prennent souvent le relais. Les pigeons, par exemple, s’orientent principalement par l’odorat, explique Francesco Bonadonna, chercheur au CNRS. 

« Enfermés dans un pigeonnier, ils sont capables de se constituer une carte mentale du paysage qui les entoure, dans un rayon de 80 kilomètres, simplement grâce aux odeurs portées par les vents : ils perçoivent qu’il y a une forêt de conifères au nord, par exemple, des cultures à l’est, des habitations dans une autre direction, et mille autres détails. » Si on libère ensuite les animaux en n’importe quel point de ce territoire, ils rentrent au nid sans hésiter, indique le scientifique. Mais ils en sont incapables si l’on inhibe leur olfaction, ou si l’on modifie artificiellement les vents qui parviennent au pigeonnier.

Les oiseaux marins de la famille des procellariiformes, qui comprend les albatros et les pétrels, s’orientent pour leur part grâce à la signature olfactive des masses d’eau, que leur odorat très fin leur permet de différencier, poursuit le chercheur, précisant « qu’une nappe de plancton ou une remontée d’eau profonde vont constituer pour eux des repères olfactifs saillants »

Interpréter les odeurs suppose non seulement une grande sensibilité olfactive, mais aussi un traitement neurologique performant de l’information.

L’odorat, qui est le sens dominant de la plupart des animaux (avec quelques exceptions comme les primates), pose des interrogations fascinantes comme outil d’orientation. Dans un article d’avril 2024 publié par Nature Reviews Physics, deux chercheurs, Thierry Emonet et Massimo Vergassola, passent en revue l’état du savoir sur l’orientation olfactive des animaux. Ils notent que, près de sa source, la concentration d’une odeur suit un gradient simple et continu, relativement facile à suivre. « Mais dans un vent turbulent et plus loin de la source, le champ odorant est complexe et fragmenté en filaments discrets, entrecoupés de régions sans odeur. » 

Interpréter ces successions de « filaments odorants », ce que n’importe quel chien fait avec entrain et facilité lorsqu’il remonte une piste, et que réussit la guêpe surgie qui a localisé votre tartine de confiture, suppose non seulement une grande sensibilité olfactive, mais aussi un traitement neurologique performant de l’information. 

« Des expériences ont montré que des mouches distinguent la direction des filaments odorants passant sur leurs antennes », notent les auteurs, les mammifères ayant souvent la même capacité. Cela suppose de déceler des écarts inférieurs à 20 millisecondes dans la détection d’une odeur par une antenne relativement à l’autre, d’en déduire la direction de la source, et de corriger cette information par la direction du vent, que l’animal doit surveiller en continu.

Intelligence et sociabilité

De la même façon, les migrateurs nocturnes n’ont pas seulement besoin de percevoir la lumière ténue des astres, ou les différences de luminosité du ciel pour s’orienter : leur cerveau doit aussi combiner ces informations à son horloge interne, gardant un compte précis du temps, car les astres bougent. Voler vers le soleil ou vers la lune, par exemple, n’emmène pas dans la même direction selon l’heure qu’il est.

C’est aussi le cerveau qui régit la priorisation et la fiabilité accordée aux informations des différents sens, car la quasi-totalité des animaux combine et hiérarchise différents types de données pour s’orienter. La vue vient compléter, chez beaucoup d’espèces, les informations olfactives ou magnétiques, et peut prendre le dessus par moments. 

C’est ce que montre l’étude des chauves-souris, qui pratiquent l’écholocation, autrement dit qui émettent des cris puissants (mais inaudibles pour les humains, car ultrasoniques), et écoutent leur écho sur les obstacles autour d’elles pour les localiser. 

« Nous avons découvert que les chauves-souris assourdissent, voire interrompent, leur écholocation par moments, lorsqu’elles veulent passer inaperçues de leurs proies ou de leurs congénères, se contentant alors de la vue, indique Aaron Corcoran, de l’université du Colorado. Leur cerveau fait le choix stratégique de perdre en précision de perception mais de gagner en discrétion, lorsqu’il le juge utile. »

Cartes mentales

Mais la contribution du cerveau la plus importante pour la navigation reste sa capacité, chez d’innombrables espèces, à dresser des cartes mentales d’une grande complexité et à les mémoriser, parfois des années durant. La plupart des animaux « apprennent » ainsi rapidement leur territoire, et s’en souviennent avec un degré de détail impressionnant. 

Les geais, par exemple, mémorisent plusieurs milliers de cachettes contenant leurs réserves pour l’hiver. Les chimpanzés mémorisent tous les arbres fruitiers productifs sur leur territoire (jusqu’à 30 kilomètres carrés), mais ils se souviennent également de leur période de fructification, se dirigeant des uns aux autres sans hésiter selon leur richesse en nourriture. 

Un article dans la revue Current Biology a révélé en 2020 que ces chimpanzés mémorisent en outre la plus ou moins grande facilité du terrain (pentes douces, végétation clairsemée…). Lorsqu’ils définissent une trajectoire pour visiter un arbre, ils adoptent la plus économe en énergie, pas nécessairement la plus directe, renonçant parfois à la ligne droite pour économiser leurs efforts. 

Les scientifiques commencent à décrypter les rouages les plus subtils de ces processus. « Avec des parcours installés en laboratoire, il a été constaté que dans le cerveau des chauves-souris, il y a des neurones “de lieu” qui s’activent, toujours les mêmes lorsque l’animal passe au même endroit », explique Aaron Corcoran. La carte mentale des animaux reposerait donc sur un réseau physique de neurones précis.

Une équipe de Berkeley a même récemment montré que ces neurones « de lieu » portent aussi des informations sociales lorsque les animaux sont en groupe : ils s’activent différemment selon que le lieu contient un « ami » ou pas. Ce qui illustre à nouveau que l’orientation et l’intelligence, dont les relations sociales sont une des formes les plus élaborées, ne peuvent être séparées.

Yves Sciama

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