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Interview. Oliviero Toscani : «Les migrants, je veux aller les chercher»

MODA. Toujours engagé, le photographe italien reprend sa collaboration avec Benetton. Sa nouvelle campagne, hymne à l’intégration, s’avère cependant moins polémique que celles qui ont fait sa gloire dans les années 90.

Oliviero Toscani : «Les migrants, je veux aller les chercher» Après dix-sept ans d’absence, l’annonce du retour d’Oliviero Toscani dans le giron de Benetton prédisait de nouvelles campagnes militantes, comme à la grande époque. Sous son impulsion, la griffe italienne avait muté en United Colors of Benetton en 1985, avec un parti pris politique, la mode finançant des campagnes de communication choc délivrées sans accroche ni slogan. Il y avait eu les corps tatoués d’un «HIV positive», des portraits de condamnés à mort, un bateau surchargé de migrants, les vêtements ensanglantés d’un soldat bosniaque ou le baiser d’un curé et d’une nonne, pour ne citer que les plus sulfureuses.

En 2000, quand leur collaboration s’était arrêtée, les images du photographe avaient presque brouillé la communication globale de Benetton. Toscani, c’était Benetton, et Benetton, c’était Toscani. Ironie de l’histoire, son départ avait coïncidé avec une période (toujours pas achevée) de crise pour la marque, dont les ventes s’étiolent (malgré 5 000 boutiques dans le monde, dont 75 % de franchises), et qui a bien du mal à revenir sur le devant de la scène de la mode.

Cette nouvelle campagne ne devrait pas faire trembler les bien-pensants, si ce n’est l’extrême droite et ses sympathisants, à qui le multiculturalisme et l’intégration donnent des boutons. A 75 ans, Toscani se défend de s’être assagi malgré l’optimisme de ce projet : sur la première image, dans une école primaire de Milan, on découvre 28 enfants de différentes nationalités (treize au total, indique le communiqué) tout sourire auprès de leur institutrice. La seconde photographie montre une femme entourée de quelques-uns de ces élèves en train de lire Pinocchio. Rencontre avec ce fort en gueule aux environs de Trévise.

Comment avez-vous appréhendé cette nouvelle campagne ?
Je suis un chroniqueur, un situationniste au sens où il y a une situation autour de moi, que j’observe, et dont je veux parler. J’appartiens à mon temps. J’essaye de comprendre non pas les problèmes mais les réalités d’aujourd’hui. Il y a beaucoup de choses que la société ne voit pas ou ne veut pas voir. On se perd dans les faux problèmes. Je ne suis pas le seul à penser comme ça. Beaucoup de gens ne s’intéressent même plus à la politique. La plupart se préoccupent plus du dernier modèle de smartphone que de l’engagement social. On nous achète. Nous sommes des consommateurs. Je suis engagé, humainement, physiquement, politiquement, éthiquement. Luciano Benetton, le fondateur de la marque [qui vient d’annoncer son retour, à 82 ans, à la direction de l’entreprise pour tenter de la redresser ndlr], l’est aussi. Là, je voulais parler d’intégration, le problème central.
La douceur de la photo peut surprendre. Le monde semble pourtant plus dur et plus cynique que jamais…
On provoque encore, n’ayez pas d’inquiétude. Bien sûr, il y a un effet de surprise. Tout le monde s’attend à être choqué, à ce qu’on épate les bourgeois. Mais cette classe de primaire, c’est un symbole. C’est le monde aujourd’hui, l’Europe particulièrement. Ces enfants viennent de tous les continents. Ce n’est pas fake. Aucune étude ne peut dire ce qu’ils vont devenir. Je veux qu’on se pose des questions : qu’est ce qu’on apprend à ces enfants ? Qu’est-ce qu’ils vont devenir ensemble ? Quelle société vont-ils créer ? L’enjeu majeur aujourd’hui, c’est l’intégration. Si on ne le comprend pas, on aura un problème de taille avec l’immigration. Après tous ces débats et ces censures vécus dans le passé avec nos images, je veux dire que nous avions raison. Le monde et le futur, c’est cette classe.

On vous a dit fâché avec Luciano Benetton, êtes-vous restés en contact toutes ces années ?
Luciano et moi sommes toujours restés en contact ces vingt dernières années. Il y a peu d’entrepreneurs comme lui. Nous voulons encore témoigner des crises religieuses, migratoires que le monde traverse. Jusqu’ici ce n’était pas autorisé dans la publicité et particulièrement dans le monde hypocrite de la publicité de mode. Mais nous avons une place.

Vous pensez toujours que les marques doivent s’engager ?
Une entreprise a un rôle important à jouer dans la société pour faire prendre conscience de ce qui se passe dans notre monde. Les marques doivent réaliser où on vit et comment on vit. La communication aujourd’hui fait-elle preuve de courage ? Tout est trop déterminé par le marketing. C’est la médiocrité. Ceux qui font du marketing ne pensent pas à la société dans laquelle ils vivent mais à l’économie. Et c’est pour ça que l’économie va mal. Combien d’argent est dépensé pour ne rien dire ? La publicité ne doit pas être faite comme tout le monde la fait, de façon idiote avec des gens qui ont du talent, qui se prennent la tête autour d’une table dans des agences de pub. Qui se souvient de ce qu’ils ont fait il y a trente ans ? Personne. C’est à cause de ça qu’il y a une crise aujourd’hui. Avec Benetton, nous n’avons jamais exploité, comme tous les autres le font, le talent d’un George Clooney pour vendre nos produits. Nous n’avons pas cru à ça, ni fait appel à des top-modèles. Nous avons pris les gens de la rue. Notre marque est liée à cette rue. Ce n’est pas une marque de luxe qui appartient à une fraction très riche de la société. C’est une société complexe à gérer car nos clients sont à la fois des gens bien éduqués et des employés. Nous ne faisons pas de distinction sociale. Dans cette ligne, c’est difficile de garder un style fort, de rester dans la tendance. Il y a des hauts et des bas, c’est normal.

Tout le monde se met à la «diversité» maintenant, pas toujours de façon sincère…
Ça, c’est des conneries. C’est pour ça que j’ai fait cette image. Elle est sincère. Ça a été un accouchement très réfléchi. Je ne voulais pas faire quelque chose d’épatant, de vulgaire, de premier degré. Je veux partir d’une réalité. C’est comme une photo de presse. C’est beaucoup plus choquant en termes de réalité moderne que l’image que j’avais faite du curé qui embrasse une nonne. L’image de l’école a un effet social, physique, ethnique. La photo du bateau des immigrés que nous avions montrée avec Benetton n’avait pas trop choqué. Mais ces enfants, ce sont leurs enfants. Leurs parents sont arrivés comme ça.

Vous avez l’impression d’avoir été copié ?
De façon générale, beaucoup de marques ont copié la nôtre mais nous avons aussi copié les copieurs. C’est ridicule. Donnez-moi un exemple de société éthique comme la nôtre. Nous ne faisons pas des campagnes sociales. Ceux qui font ça veulent exploiter des causes. Nous sommes droits dans nos idées. Si vous voulez faire de la charité, faites le silencieusement, ne le mettez pas dans vos pubs. Dire qu’on reverse 10 % à telle œuvre, qu’est-ce que ça change ? Avec Benetton, nous voulons témoigner de notre monde, dire que le sida est encore là, que la discrimination et le racisme sont là.

Vous êtes un Européen convaincu ?
Oui, c’est la seule chose que j’ai choisie. Et c’est la seule option. C’est une opportunité. Je suis né italien, je n’ai pas choisi. Je suis né mâle, je n’ai pas choisi. Je mesure 1 m 85, je n’ai pas choisi. Mais être européen, j’ai choisi. Est-ce qu’on en est capable ou est-ce encore un rêve ? Je n’ai pas peur de l’extrême droite. Nous ne réalisons pas encore que nous sommes européens. Je suis né en 1942, dans ce pays qui était royaliste fasciste, allié aux nazis, avec des bombes au-dessus de la tête venant de tous nos voisins. Un jour on réalisera, on fera face. Les sociétés ne sont pas aveugles, elles doivent participer à ça.
Ça se complique pourtant partout en Europe, avec notamment la montée des partis d’extrême droite…
Il y a aura beaucoup de problèmes, dans le Sud notamment. Mais on n’a pas le choix. J’ai été très privilégié de dire ce que je dis, de faire ce que je fais. J’ai voyagé, j’ai appris des choses. J’appartiens à cette génération qui a vécu dans la paix la plus longue qui n’a jamais existé en Europe. Je suis né pendant la guerre mais je ne l’ai pas vraiment connue. Mes parents ont vécu deux guerres, des boucheries. On a eu soixante-quinze ans de paix, plus ou moins. Quand j’y pense c’est incroyable. Et en plus on a inventé le rock’n’roll, la minijupe, le free speech, on n’a même plus besoin de passeports. On peut voyager low-cost. On part quand on veut. Tout le monde n’a pas cette chance. Il y a des gens qui veulent vivre mieux. Ils ont le courage de faire le voyage alors qu’ils savent qu’ils peuvent mourir.

Vous êtes pour l’accueil de tous les migrants ?
Mieux, je veux aller les chercher. Qui a fait la fortune de la France après-guerre ? Les Arabes. Qui a travaillé chez Peugeot et Citroën ? Il faut accepter ça, même s’il y a aussi des problèmes liés à l’immigration. Les grands pays doivent faire face aux grands problèmes. C’est même comme ça qu’on devient un grand pays.

Benetton traverse encore une période compliquée. Vous allez aussi travailler sur la communication de la mode ?
Nous devons vendre. Nous ne sommes pas là pour nous masturber sur tel ou tel sujet. On n’a pas perdu notre magie, mais nous avons perdu des gens. En février, nous présenterons une nouvelle campagne de mode. Nous devons nous adresser aux jeunes, regagner de l’énergie et briller à nouveau. Nous voulons être les meilleurs et mieux, nous voulons être uniques.

Que pensez-vous de la photo de mode ?
C’est une photo de produit faite pour vendre des produits. J’ai travaillé des années pour le magazine Elle. Ce n’est pas un journal de mode, c’est un journal de femmes, et même de la condition féminine. Je préfère ces journaux aux Vogue glossy. Je les trouve stupides aujourd’hui. Si j’étais une femme, je serais très fâchée d’être traitée, mise en scène comme le font les magazines de mode. En couverture, il y a toujours les mots «sexe», «orgasme», «top». Elles méritent mieux. Vous devez avoir une beauté bien spéciale pour figurer dans ces magazines. En général, sur un shooting, une fille très normale arrive, elle se fait coiffer et maquiller par deux personnes qui n’aiment pas les femmes, qui la font ressembler à une poupée idiote. Et après, il y a une jeune fille de 14 ans qui voit cette image dans la rue et se dit «je veux être comme ça». C’est un désastre. La beauté est ennuyeuse telle qu’elle est montrée dans la mode.