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Honneur. Bob Dylan, knocking on Nobel’s door

PRIX. Le chanteur américain, icône de la contre-culture américaine des années 60, a été couronné du prix Nobel de littérature. Hissant son art à un nouveau sommet.

Ainsi donc, l’Académie suédoise a choisi de faire de Bob Dylan un Prix Nobel. Un bruit de fond maussade a suivi l’annonce, et peu d’écrivains français sollicités par Libération ont souhaité s’en réjouir. Ainsi d’Annie Ernaux, déplorant une «dissolution du littéraire, déjà effective et qui se trouve ainsi officialisée, consacrée», ou du poète Jacques Darras : «Ce prix est surprenant : il en dit plus sur l’état médiatique et politique dans lequel nous sommes que sur la poésie à proprement parler – même si je suis un fan absolu de Bob Dylan.»

Aussi controversée et clivante soit-elle, c’est pourtant là, à nos yeux, une formidable nouvelle, et c’est amplement mérité pour le musicien qui a peut-être le plus œuvré à la diffusion de littérature à l’état pur dans le monde ces soixante-dix dernières années. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : ce ne sont pas ses textes pris à part, quand bien même ils ont été maintes fois anthologisés et imprimés sur de beaux papiers, qui se trouvent honorés. Encore moins l’auteur de Tarantula (1971), pure folie de recueil expérimental post-Beat que pas grand-monde n’a lu en entier. C’est Dylan l’icône culturelle, premier littérateur de l’histoire de la pop music américaine, seul en son panthéon, parce que sa manière d’être au monde et à la création, sur scène ou en conférence de presse, et sa présence même sont art et littérature, contes en prose et fictions poétiques.

Cette élection s’inscrit après deux décennies de choix du jury du Nobel dont on oublie un peu souvent de saluer, à quelques notes dissonantes près, l’audace, l’attention et l’exigence (d’Imre Kertész à Svetlana Aleksievitch, d’Elfriede Jelinek à Doris Lessing, de J. M. Coetzee à Modiano). A travers Dylan, c’est aussi la consécration d’un pan générationnel de l’histoire contre-culturelle américaine, dont les idéaux esthétiques et politiques ne cessent, ces jours-ci, de se déliter.

Affilié à la littérature beat

Emetteur et diffuseur à la fois de son œuvre et de celles qui la traversent, plume et voix, il occupe une place hors normes au sein des lettres américaines en ce qu’il a prolongé les legs de Walt Whitman, de William Faulkner ou d’Allen Ginsberg, mais aussi et surtout parce qu’il a porté sa poésie de sa voix, sur les disques et les ondes où ses écrits sont joués en boucle depuis cinq décennies, et portés par les mots et le souffle, ces genres de musique qu’on appelait «folk» et «rock» tout entiers. Bob Dylan est un Nobel d’exception pour la densité et la complexité de son œuvre, mais aussi de par la nature même de cette dernière, qui lui a permis de circuler plus loin et plus fort que n’importe quelle autre œuvre de littérature lestée par du papier.

Convulsive, populaire, érudite : ce n’est pas par hasard que la littérature de Dylan est, encore aujourd’hui, affiliée à celle des Beats. Mais à l’inverse de Ferlinghetti, Ginsberg ou Corso, Dylan n’entendait pas, même au moment où il écrivait ses textes les plus ambitieux – ceux qui s’étendent sur les plus longs morceaux de Highway 61Revisited (1965), ou Blonde on Blonde (1966) -, provoquer de rupture au sein d’une quelconque tradition.

D’abord velléitaire, aux premiers temps de sa carrière d’artiste, à devenir auteur de ce qu’il chantait, Dylan a commencé par emprunter aux poètes anonymes des villes et des campagnes qui ont fait la fameuse «musique populaire américaine» où il a puisé les premiers mots de son vocabulaire, avant de découvrir, presque en même temps que ceux qui l’écoutaient, la puissance de son verbe, puis de le libérer. Ça explique la fibre unique de son modernisme, souvent archaïque et avant-gardiste dans un seul et unique vers, et l’étrange messianisme qui se dégage même de ses paragraphes les plus énigmatiques.

Apocalyptique, ancestral et futuriste souvent dans les mêmes gestes, Dylan place sur un seul plan Woody Guthrie, William Blake, Milton, Shakespeare, Charles Olson et l’Ancien Testament. Il écrit sans jamais cesser d’appartenir à aucune de leur tradition, folklore anglo-saxon ancestral, poésie visionnaire, avant-garde littéraire, qui ont également nourri et orienté son écriture au moment crucial de sa formation. Adepte du collage d’archétypes, de symboles et d’images comme T. S. Eliot, la poésie de Dylan a surtout pour elle l’entraînement et la marche de la musique qui sont son prétexte, et qui agissent sur ses assemblages comme des moteurs à prolifération. Car sans la guitare, sans sa carrière de pop star, Dylan, paradoxalement, ne se serait sans doute jamais autorisé la liberté qui rend ses plus grandes chansons si exigeantes, si complexes et si déroutantes.

«Musak» de fond

Encore à ce jour, l’auteur de Like a Rolling Stone n’a aucun frère, aucun comparse, aucun équivalent. La musique de son âge d’or créatif reste absolue, réfractaire aux effets du temps qui passe, aux époques qui meurent, irréductible à une musak de fond dans une chaîne de coffee-shop, inusable au point qu’elle peut donner l’impression que la répétition des écoutes n’altère en rien l’intensité de sa manifestation.

Mais sera-t-il un lauréat heureux ? Car, à l’inverse des étoiles du panthéon d’à-côté, il refuse toujours d’entrer dans le costume de sa légende et demeure viscéralement, essentiellement, absolument autre. A la sortie en 2015 de Shadows in the Night, son premier disque de reprises de standards de musique populaire américaine popularisés par Frank Sinatra, le webzine américain Vulture se demandait : comment Bob Dylan est-il devenu si étrange ? C’est un malentendu. Bob Dylan n’est jamais devenu étrange, il l’a toujours été. Esotérique, frappé, incohérent, il est perpétuellement unique en son genre depuis toujours, plus fortement, plus naturellement que n’importe quelle autre icône rock de son époque. Et parce que son art jouit d’une trop considérable importance dans son existence, Dylan n’a jamais cessé d’avancer, tête baissée, de se trahir, de se réinventer. D’effacer ses traces. De décevoir, d’enchanter, de diviser.

Tant de littérature, d’exégèses, d’analyses talmudiques et de délires ont été écrits, chantés, gribouillés, filmés sur l’histoire de Dylan que tous les mots paraissent redondances, paradoxes, contradictions. Aucun de ces termes n’approche, même de loin, la vérité de sa vie et de sa carrière, cahoteuse, chaotique, «disgracieuse» comme écrivait Philippe Garnier dans Libération en janvier 1986. Ce n’est pas faute de répéter en boucle à tous les journalistes, tous les intervieweurs qu’ils avaient tort, que leurs interprétations n’avaient rien à voir avec lui, qu’ils n’interprétaient rien d’autre que leurs propres idées. La vérité, Dylan est toujours le seul à la connaître. Et parce qu’il est trop intelligent pour ne pas savoir que ses propres souvenirs étaient composés pour moitié de réécriture et de fiction, parce qu’il est trop honnête pour ne pas interroger l’essence de la vérité elle-même, il a passé sa vie à alterner le silence, les approximations et les énigmes.

La fabuleuse Bootleg Series, initiées en 1991 pour raisonner le catalogue immense de ses œuvres inédites et assécher le marché noir des disques pirates, a mis au jour le moindre de ses enregistrements intimes. Dans ses propres Chroniques, Dylan se livre sur ses années de formation, en détail. Mais les spécialistes ne sont pas dupes. Ces mémoires sont pleines d’aveux attendus depuis une éternité (sur ses influences, ses idoles) mais surtout un prétexte pour une éruption de fiction et une énième débauche de supercheries. Peut-être qu’à force de répéter des charades et des mensonges, Dylan a fini par se perdre dans les détails de sa propre vie, lui aussi. Ça n’a pas l’air de beaucoup le déranger.

 

 

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