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Interview. Matthieu Pigasse : je suis tombé amoureux du festival Eurockéennes de Belfort (France)

ROCK ME BABY. Banquier, homme d’affaires, patron de presse et rockeur. Matthieu Pigasse a été nommé président du conseil d’administration des Eurockéennes de Belfort, dont la 27è édition s’achève ce dimanche soir. Dans une interview exclusive, il évoque son attachement et son ambition pour le festival franc-comtois, sa passion du rock et son anti-conformisme, ses projets médias tous azimuts.

Quel est votre « passif » eurockéen ? 
Ce n’est que de l’actif ! Je vais aux Eurockéennes depuis huit ans. J’ai suivi les concerts dans la fosse, en festivalier dans le public…J’y ai vu des artistes mythiques, comme The Cure lorsque le concert a été interrompu par la pluie en 2012, ou The Smashing Pumpkins. J’y ai aussi fait des découvertes sur scène comme le rappeur ASAP Rocky ou l’electro de Skrillex.

Comment s’est faite la jonction entre vous et le festival ? 
Je me suis rendu aux Eurockéennes par hasard il y a quelques années, en cherchant un festival le premier week-end de juillet. Jean-Daniel Beauvallet, fondateur du magazine les Inrockuptibles et programmateur du festival Les Inrocks, m’a alors mis en relation avec Jean-Paul Roland, le directeur des Eurockéennes. Cette première rencontre a été extraordinaire. Depuis, grâce à lui, je ne rate pas une édition. Ce festival a plusieurs atouts : une identité forte, une équipe formidable, un site incroyable (le Malsaucy) et une folle ambiance. J’apprécie son côté festif, cool, ouvert d’esprit avec des publics très différents. Je suis tombé amoureux de ce festival !

La nomination à la présidence du Conseil d’Administration de l’association Territoires de Musiques (qui gère les Eurockéennes) intervient comme une suite logique…
Je prends la présidence sur proposition du président actuel (Jean-Marc Pautras) et du bureau. Mais ce qui arrive aujourd’hui résulte d’abord d’une rencontre culturelle et amicale avec l’équipe des Eurockéennes et de Jean-Paul Roland. J’en suis fier et heureux : heureux parce que le rock est une passion, et fier parce que je trouve ce festival très fort. C’est l’un des plus grands festivals français, essentiel pour la promotion du Territoire de Belfort, bénéficiant d’une incroyable aura, bien au-delà des frontières régionales et même nationales. Je suis fasciné par l’histoire du festival avec la volonté du fondateur Christian Proust (NDLR : ancien président du Conseil général), le site, la programmation, sa vocation sociale et locale qu’on va préserver et renforcer.

Quels axes justement souhaitez-vous développer ? 
On travaillera plus encore, en lien avec les associations, sur cette identité sociale et solidaire, sachant que le festival a déjà beaucoup agi en direction des publics « handicapés/empêchés ». On sera très attentif à l’environnement, comme tout ce qui a trait à la promotion du territoire, « le local ». Au niveau artistique, on pourrait s’ouvrir à d’autres formes d’expression artistique, avant, pendant et après le festival, pour élargir le spectre.

L’ambition est-elle aussi de le faire grandir, et est-ce possible sachant qu’il affiche complet ces dernières années ? 
Nous devons encore accroître l’image, l’influence et la force de frappe de ce festival en France et en Europe. La difficulté est la jauge restreinte à 120.000 spectateurs (1), on est au maximum dans un espace encadré par les étangs du Malsaucy. Comment faire plus fort, dans le respect de l’ADN du festival, malgré cette contrainte ? On y réfléchit avec une ambition et des objectifs partagés et similaires par l’équipe et les collectivités locales : Florian Bouquet, le président du Conseil général, Cédric Perrin, le sénateur de Belfort, Damien Meslot, maire de Belfort. Je trouve cette région belle et attachante, je ferai tout ce que je peux pour favoriser à tous égards ce territoire.

« Je veux trouver de nouveaux moyens pour le festival »

En 2012, vous affirmiez : « Je ne suis dans aucun réseau, aucune association… » Est-ce une « première » à la tête d’une association ? 
Je suis le vice-président d’un établissement culturel, le Théâtre du Chatelet à Paris (NDLR : depuis 2010), ce n’est donc pas la première fois que je m’occupe d’un événement ou établissement culturel. Mais oui, c’est la première fois que je prends la présidence d’une association. C’est enthousiasmant. Il s’agit d’une association de type 1901, à but non lucratif « Territoires de Musiques », on va conforter cet aspect-là, ça fait partie de l’ADN du festival !

Allez-vous apporter plus d’argent, de fonds à ce festival, à un moment où les cachets des stars explosent ? 
Oui, dans toute la mesure du possible. Mon objectif est d’aider à la promotion du festival et du Territoire, en trouvant de nouveaux moyens, soit en mettant à disposition les médias dont je suis propriétaire et actionnaire, soit en essayant de trouver de nouveaux moyens financiers, via le mécénat, le sponsoring. On devra aussi accroître les coopérations entre les grands festivals en Europe, un travail que Jean-Paul Roland effectue déjà (NDLR : au sein de la fédération de festivals De Concert ! dont il est co-président). Je n’arrive pas en terrain inconnu : j’ai l’expérience des festivals et de la musique, notamment avec le festival des Inrocks, à l’automne.

Quel rôle peut jouer un président ? Vous aurez le temps ? 
Soyons clairs : le rock est une passion, les Eurockéennes sont devenues une passion. C’est donc la rencontre de deux passions ! Je mettrai absolument tout le temps nécessaire pour travailler, m’investir, sans empiéter sur le travail que fait déjà très bien l’équipe…Je me mettrai à disposition de ces acteurs, en donnant le plus de temps possible.

C’est rare qu’un président de conseil d’administration soit aussi fondu de rock…Vous allez donner votre avis sur la programmation ? 
Je vais reproduire ce que je fais aux Inrocks : donner mon avis « ex-post », pour la joie de la discussion, mais sans jamais interférer en amont sur le travail des programmateurs qui est remarquable. J’aime ce côté éclectique, riche des Eurocks : du rock à la world en passant par l’electro, avec des énormes têtes d’affiches et des jeunes groupes découvertes.

Un patron d’une grande banque d’affaires à la tête d’une association d’un festival franc-comtois, loin de Paris. Ça risque de surprendre beaucoup de monde, non ?
Tant mieux, c’est toujours bien la surprise. Ma venue à Belfort est surtout le fruit d’une rencontre…N’oublions pas que je ne suis pas Parisien non plus : je suis originaire d’un tout petit village de la Manche, qui lui-même a son petit festival « Chauffer dans la noirceur ». Sans compter que mes engagements dépassent largement et depuis longtemps ceux de la banque d’affaire Lazard : la musique, le rock…

« J’aime le côté disruptif, casser les règles »

Votre passion du rock a-t-elle guidé certains choix de votre carrière ? 
Oui, absolument, dans les engagements qui sont les miens. Je n’aime pas l’expression « carrière » parce que justement il y a un côté « construit » qui me gêne. J’aime le côté « disruptif », casser les règles, penser et agir différemment. J’ai grandi en écoutant un groupe : The Clash. Il m’a appris à ne pas se soucier de qui on est, d’où on vient, en pensant toujours que tout est possible…Cet esprit du rock m’a toujours guidé et me guidera toujours, comme l’idée du « Do it Yourself », agir par soi-même. Le rock pour moi, c’est ça, et les Inrocks, Radio Nova, et aujourd’hui les Eurockéennes de Belfort aussi, tout cela est très cohérent !

Est-ce ça « L’éloge de l’anormalité », pour paraphraser le titre de votre dernier livre ? 
Oui : refuser les règles établies, le conformisme et le classicisme. Ma liberté, c’est d’agir comme j’en ai envie, au service de quoi je crois. Je n’appartiens à aucun milieu. Ce festival correspond bien à ma philosophie. 
Les Eurockéennes se portent plutôt bien dans un contexte global plus dur pour l’ensemble des festivals en France.

Quel regard portez-vous sur cette « cartocrise » (2) des festivals sortie au printemps ?
Un regard inquiet. J’ai pleine conscience des difficultés qu’ils rencontrent pour des raisons économiques, liées à la baisse des subventions publiques, et aussi au modèle social, comme la mise en cause des intermittents. Les festivals sont l’un des éléments essentiels de la vie d’une ville, d’un territoire ou d’une région. C’est un moment de communion absolument fondamental, et je le constate aux Eurockéennes avec ce public extrêmement divers qui apporte une richesse incroyable. Les pouvoirs publics doivent s’emparer du sujet et se demander ce qu’ils peuvent faire pour aider à maintenir ces lieux d’échange et de vie que sont les festivals.

Des festivals meurent, d’autres naissent. 
Oui, c’est le cycle de la vie, ça fait partie du bouillonnement culturel. Le problème, c’est quand vous obtenez plus de disparitions que de naissances. En démographie, on dit « vieillissement de la population », en matière culturelle on parle de « recul ». On observe en France une tendance au recul…Il ne faut d’ailleurs plus compter uniquement sur les pouvoirs publics, mais pouvoir réfléchir, à faire des choses indépendamment, comme entre festivals, comment on peut s’entraider, mutualiser les coûts (offres communes sur des artistes…).

« Il y a un mal français à ne jamais voir quand ça va bien »

Récemment Olivier Py, directeur du festival d’Avignon, ciblait les élus, dénonçant leur « inculture ». Dressez-vous le même constat, au niveau national et au niveau local ? 
Je n’ai pas de commentaires à faire sur le « national » … mais au niveau « local », mon expérience est double, à Paris et maintenant aux Eurockéennes. Je trouve plutôt que les élus locaux ont une très grande sensibilité à la culture, le Conseil général à Belfort aussi, et je ne m’intéresse pas à la couleur politique de tel ou tel.

Comment protéger la culture française à l’heure de TAFTA ? 
Il y a un mal français à ne jamais voir quand ça va bien. En matière culturelle, et notamment musicale, on a quand même des artistes de renommée internationale. La French Touch, c’est une vague d’influence mondiale, il n’y a que les Français qui ne s’en rendent pas compte ! Je dis ça sans plaisanter. Daft Punk, Phoenix, Kavinsky, Woodkid, Air…sont des artistes mondiaux, les Américains ne savent même pas toujours qu’ils sont Français. J’ai trouvé extraordinaire -dans le mauvais sens du terme- que Daft Punk, récompensé de cinq Grammy Awards et faisant danser le gratin de la musique mondiale à Los Angeles, ne soit pas invité aux Victoires de la musique. Ou alors après coup. Tout est dit sur ce mal français. Plutôt que de pleurer en glosant sur l’exception française, mieux vaut être fier de ce que l’on fait, être forts, et partir à la conquête du monde.

Daft Punk, justement, pourrait revenir grâce à vous aux Eurockéennes, après son mémorable show de 2006 ?
J’adorerais ! Je leur adresse un appel dès aujourd’hui…On a les moyens de leur parler, de les inviter. S’ils venaient, on leur réserverait un accueil exceptionnel, y compris dans l’organisation de leur show, de la scène, de l’espace…

Quel consommateur de musique êtes-vous ? 
Je pense être le consommateur-type de musique. Pendant très longtemps, j’ai acheté des vinyles, puis je les ai jetés, et maintenant je les rachète à des prix exorbitants. J’ai acheté des tonnes de CD, puis je suis passé sur le downloading…Mais on perdait les chansons en changeant d’ordinateur, et ça m’énervait. Maintenant, j’utilise le streaming pur (Spotify), et j’écoute en streamant. 
J’écoute quatre-cinq heures de musique par jour, et ça depuis ma période étudiante. Le seul problème majeur : la piètre qualité du son qu’on écoute. Donc j’utilise un système d’ampli qui garantit un beau son…Le streaming me dérange parce qu’il conduit les auditeurs à zapper, alors qu’il faut prendre le temps de sa balader dans un album, découvrir un univers en soi.

L’industrie de la musique a été bouleversée ces dernières décennies.
Comme la presse, elle est en plein bouleversement, et c’est passionnant. Une révolution liée à l’émergence du digital. Ce que je trouve extraordinaire, c’est comment une industrie peut survivre à une crise de ce type, se développer et même se renforcer. Il y a quelques années, certains disaient : « Le téléchargement illégal va tuer la musique ». Pas du tout. La musique a souffert, mais elle a su rebondir grâce à sa capacité à appréhender de nouveaux modes de consommation et de distribution. Le public est prêt à payer dès lors que l’offre est là, et de qualité. Je trouve fascinant de traverser cette révolution…J’en tire quelques enseignements : 1. La musique, c’est comme l’eau ou l’électricité, un bien indispensable qui est partout, et qui doit être partout. Ecouter de la musique reste un besoin primaire, l’industrie de la musique doit en prendre conscience et se rassurer. 2. Monétiser les nouveaux modes de distribution (streaming, digital) est une évolution irréversible, et il faut bien comprendre que le public qui « streame » est plus jeune.

« Je veux construire un groupe de médias sur tous les supports possibles d’aujourd’hui »

Comment le milieu de la musique doit-il évoluer ? 
Je trouve extraordinaire la capacité de l’industrie musicale à se réinventer, et je pense qu’elle est en train de sortir de la crise qu’elle connaît depuis dix ans de manière continue. Elle doit suivre trois axes, d’après moi : 1.Se renouveler régulièrement pour les artistes, les majors et labels. 2. Produire un son qui évolue, qui correspond aux attentes. 3. Etre présent sur différents supports, dont la musique « live ».

Vous ne souhaitez pas investir, jouez un rôle dans cette industrie ? 
Si. Probablement, un jour je le ferai, avec un raisonnement simple : on a un média papier « les Inrocks » qui sort des compilations, il y a une radio Radio Nova, des synergies doivent exister entre les deux. Le point de rencontre possible entre tout ça est un label de production, par exemple. Je me suis toujours interrogé de savoir pourquoi les Inrocks qui ont contribué à faire découvrir autant de talents (à travers Inrocks Lab) ne suivaient pas ensuite la carrière de ces artistes, comme Christine and The Queens. C’est une question que le groupe doit se poser, mais investir dans le milieu musical, le moment viendra où nous le ferons, oui !

Votre objectif est-il in fine de bâtir un « empire » autour de la musique ? 
« Empire » est un mot que je récuse …Mais l’idée est de construire un groupe de médias engagés, non pas au sens politique, mais contribuant à donner du sens et à décrypter la société telle qu’elle est. Les Inrocks, Radio Nova, Télérama, tout est cohérent, ils ont un ADN commun qui est cette quête de sens. Notre objectif est de continuer à construire un groupe de médias, sur tous les supports possibles d’aujourd’hui : papier, radio, scènes, mais peut-être aussi demain télévision. On verra si l’occasion se présente…

Le magazine les Inrockuptibles est-il devenu un « News » magazine, et moins un magazine culturel ? 
L’ambition n’a jamais été de devenir un « News » magazine au sens classique du terme, l’ambition c’est de parler du monde, donc de la société, à travers la culture et la musique. Le rock est une façon de parler du monde et d’agir sur le monde. Je pense qu’il faut redonner, une place centrale à la musique, qui est l’ADN de l’ADN du journal, tout en continuant à parler du monde et de la société…Je pense que les Inrocks contribuent à faire découvrir ou émerger des groupes incroyables : Christine and The Queens, Palma Violets, Parquet Courts, Wu Lyf… Au Monde, on a des journalistes très bons sur la pop et le rock, et on va sans doute dans le futur tenter de laisser un peu plus de place à la culture, aux arts.

Comment rendre plus populaires vos supports (Les Inrocks, Nova, Télérama), calibrés, disent vos détracteurs, pour une « culture bobo » parisienne ? 
Je ne raisonne pas en terme d’images ni de classification. Je suis tel que je suis. Je pense ce que je dis, et je dis ce que je pense. J’aime les Eurockéennes, sinon je n’irais pas chaque année depuis huit ans…Contrairement à ce que l’on croit, la diffusion des Inrocks se partage entre Paris et province. On ne cherche pas à s’adresser à un public précis, au contraire, on doit être le plus ouvert possible : c’est la direction et l’ambition que je donne à tous mes médias. A travers les tendances culturelles, on doit être capable de parler à tout le monde. Dernièrement, un chauffeur de taxi à Colmar me disait que les Inrocks ne s’adressaient pas à lui : c’est précisément le lectorat auquel on doit et on veut s’adresser.

Si un jour, vous basculez en politique, vous opteriez pour un poste de ministre de la Culture, ou ministre des Finances et de l’Economie ? 
Je ne fais pas de politique, je ne basculerai pas du côté obscur de la force…

(1) Fréquentation en 2013 mais sur quatre jours
(2) Selon la « cartocrise » d’Emeline Jersol, médiatrice culturelle dans le Nord, 195 festivals, structures et associations ont été supprimés depuis mars 2014.

Bio express :

25 mai 1968 : naissance à Clichy (Hauts-de-Seine), fils et neveu de journalistes
1994 : Sortie de l’ENA (Ecole nationale d’administration) 
1998 : conseiller technique au cabinet du ministre DSK, puis de Laurent Fabius
2002 : intègre la banque Lazard, groupe mondial de conseil financier et de gestion d’actifs
Septembre 2009 : nommé codirecteur général délégué de Lazard France 
2009 : rachète le magazine culturel les Inrockuptibles
Juin 2010 : avec Xavier Niel et Pierre Bergé, il prend le contrôle du quotidien Le Monde (dont Télérama), et acquiert la majorité du Nouvel Observateur
2014 : sort un livre « Eloge de l’anormalité » (Plon) 
Mai 2015 : rachète la station musicale Radio Nova
5 juillet 2015 : nommé président du conseil d’administration de « Territoires de Musiques », l’association qui gère le festival les Eurockéennes de Belfort.

 

A Paris, interview réalisée par Xavier FRERE

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