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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Interview. Jean Ziegler: « En démocratie, il n’y a pas d’impuissance »

SOCIETE CIVILE. Pour le trublion altermondialiste genevois, les acquis de l’après-guerre sont menacés de toutes parts, notamment par le capitalisme financier débridé. D’où la nécessité d’un réveil de la « société civile planétaire ».

Courrier international : En cette année 2015, l’ONU célèbre ses 70 ans. Où en est-elle ?

Jean Ziegler : Aujourd’hui, l’ONU est en ruine. Les Nations unies ont trois missions : assurer la sécurité collective, assurer la protection des droits humains et assurer la justice sociale planétaire. Or, ces trois piliers sont à terre. Pour ce qui est des droits de l’homme, selon Amnesty International, 85 Etats sur 194 pratiquent la torture de manière systématique et régulière. Justice sociale : entre le Nord et le Sud, le fossé se creuse sans arrêt. Par exemple, 35,2 % de la population africaine est gravement sous-alimentée. Enfin, pour ce qui est de la sécurité collective, dans tous les conflits en cours – Syrie, Darfour, Centrafrique, Palestine et Gaza –, l’ONU est absente. On n’a ni corridors humanitaires, ni no-fly zone, ni casques bleus. La raison ? Le droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité. Aujourd’hui, la situation en Syrie est bloquée à cause du veto russe ; au Darfour et au Soudan du Sud, à cause du veto chinois (Pékin importe 11 % de son pétrole de la région) ; à Gaza et en Palestine, à cause du veto américain. Bien qu’introduit à l’époque par les “pères fondateurs” pour une raison respectable – empêcher qu’une alliance d’Etats non démocratiques ne truste l’Assemblée générale de l’ONU, où chaque pays a une voix –, le droit de veto est devenu totalement paralysant. 

Y a-t-il un moyen de résoudre ce problème ?

Le plan de réforme présenté en 2006 par le Secrétaire général de l’époque, Kofi Annan, était censé débloquer la situation, mais il est resté lettre morte. Il prévoyait, d’une part, l’abolition du droit de veto ; d’autre part, une rotation des sièges des membres permanents (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) par continent. L’Inde, le Pakistan, l’Indonésie et la Chine se seraient partagé le siège destiné à l’Asie ; le Mexique le Canada, le Brésil et les Etats-Unis celui destiné à l’Amérique et ainsi de suite. Le Royaume-Uni et la France auraient perdu leur siège et l’UE en aurait eu un permanent. La répartition actuelle des sièges est en effet absurde : l’Allemagne, première puissance économique européenne et troisième du monde, est absente ; l’Inde, avec 1,2 milliard d’habitants, aussi.

En Europe, de nombreux nostalgiques du monde bipolaire hérité de la guerre froide voient avec un certain intérêt l’émergence de la Russie de Vladimir Poutine comme contrepoids à la supposée toute-puissance américaine. Partagez-vous cette analyse ?

Non. Ce qui inspire la politique étrangère américaine, c’est l’idée du “destin manifeste” des Etats-Unis comme puissance unique hégémonique et bienveillante. Face à la barbarie absolue incarnée par l’organisation Etat islamique (EI), Washington s’érige en défenseur de la civilisation, mais à sa manière : sans ajouter de contraintes supplémentaires liées au droit international. Ceux qui connaissent bien la Russie disent qu’elle est en réalité extrêmement fragile : le régime de Vladimir Poutine rappelle certaines formes de “caudillisme”, avec un homme fort – le président – qui entraîne les masses. Mais la société est traversée par de profondes lignes de fracture, des déchirements et des contradictions. Les institutions sont pour leur part d’une extrême faiblesse et incapables de répondre. Le pays est en proie à des luttes de clan, les droits de l’homme sont bafoués et c’est le règne de l’arbitraire. A cela s’ajoute la fragilité économique. Je pense donc qu’il n’y a pas de bipolarité naissante – ou renaissante.

Votre livre est imprégné de références à Marx et aux philosophes et sociologues marxistes. Un quart de siècle après la chute du Mur et la disparition des régimes qui disaient s’inspirer du marxisme, Marx a-t-il encore sa place ?

Marx est toujours d’actualité, même s’il s’est trompé sur un point : jusqu’à son dernier souffle, il est resté persuadé que le manque objectif, les carences matérielles, allaient encore durer très longtemps. Or on est capable aujourd’hui de nourrir 12 milliards d’êtres humains. A part cette erreur, Marx a créé la conscience analytique critique du mode de production capitaliste. Il a fourni les instruments d’analyse du capitalisme financier qui sont toujours actuels et qui permettent de décrypter et de combattre ses mécanismes.

Votre dernier ouvrage, Retournez les fusils ! (Le Seuil), reprend nombre de chapitres de votre essai de 1980 qui portait le même titre. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

A l’époque déjà, il s’agissait d’un livre de combat – un manuel de sociologie d’opposition.

En trente ans, le monde a profondément changé : avec l’implosion de l’empire soviétique, en 1991, la bipolarité que nous avions connue pendant près d’un demi-siècle a disparu et une tyrannie nouvelle l’a remplacée, celle exercée par les oligarchies du capital financier mondialisé. Les espérances soulevées par les luttes de libération anticoloniales du XXe siècle sont retombées et nombre d’Etats croupions nés depuis sont privés de réelle souveraineté et ravagés par la corruption et la misère. D’autres sont menacées dans leur existence même par le djihadisme, les intégrismes chrétien, judaïque, hindou et même bouddhiste, ainsi que, plus près de chez nous, le racisme et d’autres formes d’obscurantisme. Les droits de l’homme, une conquête fondamentale que l’on croyait acquise à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, sont piétinés, de même que les autres droits fondamentaux tels que ceux à l’alimentation, au travail, à la santé, à l’intégrité physique ou à la migration sont massivement violés tous les jours. Même la torture est considérée comme “nécessaire”, voire “inévitable”, non seulement par des gouvernements voyous, mais également par les démocraties. Enfin, la crise économique menace les acquis sociaux conquis pendant des décennies de luttes sociales.

Voyez-vous des solutions à ces nouveaux maux ?

Les dernières décennies ont vu naître une nouvelle donne : la société civile. Celle-ci existe, elle est bien vivante. On l’a découverte pour la première fois à Seattle, lors du sommet de l’OMC de 1999. Depuis, le Forum social mondial, dont le prochain se tiendra en 2015 à Tunis, a pris le relais. Partout dans le monde, une armée de l’ombre née de fronts de refus sectoriels se dresse : Via Campesina contre les expropriations des terres, Attac contre l’absence de régulation des marchés financiers, Greenpeace pour la protection de l’environnement, Amnesty International pour le respect des droits de l’homme. En Allemagne, IG Metall, le deuxième syndicat du pays, ainsi que les syndicats autrichiens, se battent contre le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), qui, s’il devait être adopté, ferait sauter toutes les normes et les acquis européens en matière de protection sociale, environnementale et sanitaire. L’arbitrage prévu pour les contentieux entre des sociétés privées et les Etats – sans appel possible – scellerait quant à lui la mainmise définitive des multinationales sur les politiques économiques et financières des Etats. 

A voir le peu de réactions que suscitent au sein de l’opinion publique occidentale des événements comme les famines en Afrique, la guerre en Syrie ou le drame des migrants qui meurent noyés en Méditerranée, on a plutôt l’impression que c’est l’indifférence ou du moins l’impuissance qui priment.

L’indifférence n’est pas constitutive de la conscience collective actuelle. Elle est le résultat d’une aliénation induite, poussée à l’extrême par les appareils idéologiques du capital financier mondialisé, qui ont réussi à fermer la conscience des hommes, alors que celle-ci est, par nature, solidaire et empathique. Aucun pouvoir ne peut se maintenir sans légitimité.Cette oligarchie est parvenue à imposer à la majorité des gens le dogme néolibéral comme une évidence. Lorsque je donne des conférences, il arrive très souvent qu’au terme de mon intervention quelqu’un se lève et dise : « Très bien, mais nous ne pouvons rien faire. » Convaincre la victime de l’inéluctabilité de ce qui lui arrive, que c’est la loi de la nature et non pas le fruit des agissements de la classe dominante, c’est gravissime. Il faut le dénoncer ! En démocratie, il n’y a pas d’impuissance : vous pouvez prendre n’importe quel mécanisme qui tue, détruit ou ravage, il est fait de main d’homme et, de même qu’il est aujourd’hui utilisé à mauvais escient, il peut être interdit du jour au lendemain par les représentations nationales. Les Parlements peuvent décider d’interdire la spéculation boursière sur les aliments de base d’un alinéa voté en une séance. Au printemps 2015, lors de la conférence annuelle du FMI à Washington, on peut obtenir de nos représentants qu’ils se battent pour obtenir le désendettement total des pays les plus pauvres au lieu de chercher à sauver les banques.

Le sentiment d’impuissance est induit par les multinationales de l’ordre capitaliste globalisé. Celles-ci ont des divisions de communication très puissantes, qui aliènent les citoyens en les transformant en consommateurs n’aspirant qu’à consommer. Et l’indifférence qui est la conséquence extrême de ce sentiment d’impuissance n’est pas constitutive de l’homme : l’empathie l’est, tout comme la solidarité. Et l’action collective peut apporter des résultats. Je pourrais fournir plusieurs exemples d’actions de ce type, en Bolivie, en Somalie, en Tunisie, en Libye, où une poignée de personnes déterminées sont parvenues à faire plier les gouvernements. (CI)

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