Interview. John Randal reporter de guerre: « On ne sait même plus d’où peut surgir le danger ».

John Randal, président du jury du prix Bayeux, détaille l’évolution du métier de reporter de guerre. «Tous ceux qui ont été dans un pays en guerre, ou qui ont vécu la guerre, savent qu’elle est indescriptible», écrivait en 2005 le célèbre reporter polonais Ryszard Kapuscinski.
La violence extrême d’un conflit est peut-être difficile à faire ressentir ou partager, elle l’est d’autant plus dans un monde où se multiplient les zones grises et dans lequel les journalistes ne sont plus considérés comme des témoins neutres. C’est aussi ce que constate l’Américain Jon Randal, qui préside cette annéele jury du Prix des correspondants de guerre, attribué ce week-end à Bayeux (Calvados). Longtemps grand reporter pour le New York Times puis le Washington Post, spécialiste du Moyen-Orient, Randal appartient à la même génération que Kapuscinski. Comme lui, il a connu l’âge d’or, quand les grands reporters pouvaient parcourir le monde quasiment sans entraves. Il nous livre ici ses réflexions sur un métier de plus en plus précaire et exposé.
Pourquoi est-il plus difficile aujourd’hui de couvrir les guerres ?
Le métier de correspondant de guerre a beaucoup changé… Il est devenu bien plus difficile à exercer. D’abord à cause des problèmes financiers des médias traditionnels : les journaux, et même les télés, ont moins d’argent et souvent le premier secteur qu’on sacrifie, c’est l’international. Du coup, ce sont parfois des fondations ou des ONG qui financent les reportages dans les zones dangereuses. Lesquelles le sont de plus en plus depuis une dizaine d’années. Le journaliste est passé de témoin à cible.
Certes ce n’est pas entièrement nouveau : il y avait déjà des enlèvements de journalistes au Liban dans les années 80. Mais on pouvait plus facilement passer d’un camp à l’autre. Je me souviens encore du leader des milices chrétiennes au Liban, Bachir Gemayel, qui m’avait averti qu’il pourrait me tuer un jour. Il détestait ce que j’écrivais. Mais en réalité, c’était un petit jeu entre nous, il était au fond plutôt content que je vienne le voir et que j’aille voir ensuite le camp d’en face.
Tout ça, c’est fini, les chefs de guerre vous soupçonnent facilement d’être un espion ou bien d’être en position un jour de témoigner contre eux devant la justice. J’en ai moi-même fait les frais quand le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) m’a demandé de témoigner – j’ai d’ailleurs refusé.
En outre, aujourd’hui, ce ne sont plus des Etats qui se font la guerre, on a affaire à des groupes incontrôlables qui n’obéissent même plus à une autorité centralisée. Du coup, on ne sait même plus d’où peut surgir le danger.
En quoi les nouvelles technologies ont-elles facilité ou entravé le travail du journaliste de guerre ?
Autrefois, le défi c’était de trouver le moyen d’envoyer son papier. Aujourd’hui, on peut être en contact avec l’autre bout du monde à peu près n’importe où. Mais du coup, on est souvent contraint de réagir dans l’instant : j’arrive quelque part à midi et une heure plus tard, je dois envoyer un papier. Avant, on était certes plus isolé, mais on pouvait perdre son temps, discuter, traîner. Or, pour comprendre une guerre, il faut pouvoir s’imprégner, rencontrer un maximum de gens. C’est l’essence même du métier ! Aujourd’hui, les reporters sur le terrain n’ont parfois même plus le temps de vérifier l’info, donc ils peuvent être plus facilement manipulés par des interlocuteurs très conscients de ces contraintes.
De toute façon, est-ce qu’on attend encore des journalistes qu’ils livrent leur vision, leur analyse ? Les médias s’en remettent trop souvent à des spécialistes éloignés du terrain. Le journaliste sur le terrain doit parfois se limiter à l’info la plus éphémère.
Mais il y a une évolution encore plus inquiétante qui apparaît de manière flagrante avec la guerre que livre l’Etat islamique, ou Daesh comme on l’appelle aussi, en Irak et en Syrie : pour se faire connaître, pour se justifier, ils postent des vidéos sur le Net. Ils n’ont plus besoin de nous, les journalistes, pour avoir un écho planétaire.
Aujourd’hui, si un jeune journaliste venait vous annoncer son intention de partir au Moyen-Orient, quelle serait votre réaction, quels conseils lui donneriez-vous ?
Honnêtement, je me demande si je ne chercherais pas d’abord à le dissuader ! Quand j’étais jeune, on vous disait : «Pars couvrir une guerre et à ton retour on t’embauchera.» Désormais, ce n’est plus le cas, même s’il y a beaucoup de jeunes free-lances courageux qui partent sur des terrains très dangereux dans l’espoir de se faire une place. Il y en aura toujours. Pour être correspondant de guerre, il faut savoir être à la fois courageux et prudent. Mais plus que jamais, il faut aussi avoir de la chance. (Libération)