Littérature. Amy M. Homes, écrivaine : « Nous vivons une des périodes les plus dangereuses de l’histoire des États-Unis »

ACTUEL Amy Michael Homes est romancière, journaliste et scénariste, notamment pour la série The L Word, qui évoque l’homosexualité féminine. Elle a publié plusieurs ouvrages centrés autour de l’identité et de la sexualité, dont Le Sens de la famille, dans lequel elle raconte sa vie d’enfant adoptée et sa rencontre avec ses parents biologiques à l’âge de 31 ans.
Son dernier livre, The Unfolding, publié aux États-Unis en 2022, vient de paraître aux éditions Actes Sud, traduit en français par Yoann Gentric, sous le titre Les Hommes de toujours. Situé entre le jour de l’élection de Barack Obama, en novembre 2008, et celui de son investiture, deux mois plus tard, le roman se déroule dans un milieu républicain dont une partie envisage de renverser militairement un gouvernement insupportable à ses yeux.
On y apprend pourquoi les États-Unis votent un mardi : « Les Pères fondateurs avaient une idée en tête ; au mois de novembre, les récoltes d’automne étaient faites mais le temps était encore assez clément pour circuler. Et comme les gens avaient une longue route à faire pour participer, ça ne pouvait pas être un lundi, parce qu’on ne circulait pas le jour du Seigneur, ni le 1er novembre, parce que c’est la Toussaint et que c’est important pour certains, etc. »
Les grands donateurs du Parti républicain, ainsi que de leur électorat et de leurs représentant·es, pourrait bien s’accommoder, voire promouvoir une remise en cause profonde des principes démocratiques. Entretien.
Mediapart : Un de vos précédents livres, « Ce livre va vous sauver la vie », était une satire du rêve américain. Celui-ci est-il la description d’un cauchemar états-unien ?
A. M. Homes : Oui, c’est comme si j’avais un kaléidoscope que je continuais à tourner. Cela permet de donner une vue différente d’un même pays. Mais c’est vrai, il me semble qu’on est passé du rêve déçu au cauchemar.
Le titre original de votre livre est « The Unfolding » : quel est ce « processus » et est-il possible d’y résister ?
J’ai précisément voulu décrire un déroulement auquel il est difficile de résister, en l’occurrence la manière dont le Parti républicain se radicalise et menace la démocratie aux États-Unis. Le mot me permettait aussi de nouer la trajectoire politique générale du pays et l’histoire de cette famille – le « gros bonnet » qui est un grand donateur du Parti républicain, sa femme et sa fille, Meghan.
Le « gros bonnet » compare la démocratie à des montagnes russes(« elles montent de quelques dizaines de mètres puis plongent à deux cents à l’heure »). Est-ce aussi votre regard sur la démocratie américaine ?
Non, je pense que la situation est bien pire que cela et qu’il y a un vrai risque de foncer vers l’abysse. Mais j’ai voulu traduire une forme de complexité dans laquelle celles et ceux qui attaquent la démocratie prétendent la défendre.
Lorsque j’ai écrit ce livre, l’éditrice anglaise m’a d’ailleurs appelée en me disant : « Je ne comprends pas. Les hommes dont vous parlez ne cessent d’affirmer qu’ils veulent protéger et préserver la démocratie, mais ils se préparent à renverser un gouvernement démocratiquement élu… » Je lui ai dit qu’elle avait parfaitement compris !
L’extrême droite aux États-Unis affirme défendre une conception de la démocratie qui est peu démocratique mais dont elle estime qu’elle répond à une forme de confiscation de la démocratie par le Parti démocrate.
Nous vivons probablement une des périodes les plus dangereuses dans l’histoire des États-Unis, en tout cas pour ma génération, et peut-être même depuis la guerre de Sécession.
Désormais, l’autre est considéré comme un danger tel qu’il peut paraître justifiable de l’éliminer.
L’extrême droite qui a pris le pouvoir au sein du Parti républicain est habile. Que ce soit en matière éducative ou en nommant des juges, le projet est bien de transformer le pays en profondeur. Si son plan réussit, tout ne sera pas immédiatement visible, beaucoup de choses auront lieu sous la surface, mais cela produira une déflagration digne d’une bombe nucléaire.
Les États-Unis vous paraissent-ils véritablement au bord de la guerre civile, comme on l’entend parfois ?
C’est difficile à dire. Une part de moi ne veut pas y croire, mais une part de moi pense aussi que nous sommes dans une situation où un désaccord politique peut menacer notre intégrité physique. Désormais, l’autre est considéré comme un danger tel qu’il peut paraître justifiable de l’éliminer. L’élection d’Obama, en 2008, a suscité à la fois d’immenses espoirs et d’immenses rejets.
La vitesse à laquelle se propage la désinformation, visant les migrants en premier lieu, signifie qu’une guerre civile, dans un pays où il ne faut pas oublier que les armes circulent en abondance, peut se déclencher à tout instant à partir d’une étincelle.
La question qui se pose alors est la suivante : en cas de guerre civile, quelle serait l’attitude de l’armée, qui n’est pas censée agir contre le peuple américain ? Si elle était appelée pour mettre fin à des émeutes, de quel côté se rangerait-elle ?
Je pense donc que la menace d’une guerre civile est plus forte qu’elle ne l’a jamais été. On a du mal à y croire, mais lorsque le 6 janvier 2021 s’est produit, c’était tout simplement inimaginable. Cela n’a pas empêché les hommes qui ont investi le Capitole de casser, blesser, tuer parfois. Et en défense, tous ont dit qu’ils avaient été poussés à le faire, et qu’ils pensaient défendre leur vote et leur pays. Il n’y a pas besoin d’instructions en bonne et due forme pour que plusieurs se sentent poussés à s’engager dans un combat armé s’ils croient se défendre contre des dangers qui les menacent directement.
Le complot planifié, dans votre livre, par de riches donateurs du Parti républicain et des militaires pour reprendre le pouvoir demeure assez classique, en imaginant une sorte de putsch. Ce n’est pas ce qu’on a vu en janvier 2021 avec l’attaque sur le Capitole… Le rapport à la politique tel que vous le décrivez à l’époque de John McCain ou de George Bush a-t-il été périmé par Donald Trump ?
Effectivement, ce livre a été écrit avant janvier 2021, mais il me semble qu’il éclaire le chemin qui nous a menés à l’attaque du Capitole. En réalité, il montre, à travers mes deux personnages, deux trajectoires possibles du Parti républicain suivant l’élection d’Obama. Alors que le « gros bonnet » se radicalise et envisage les possibilités de renverser le gouvernement, sa fille Meghan semble plus critique. On peut imaginer qu’elle aurait davantage suivi une voie comparable à celle de Liz Cheney, une républicaine authentique, mais qui soutient aujourd’hui Kamala Harris.
Doit-on comprendre après lecture de votre livre que toute une partie de la situation politique américaine s’ancre dans le choc que fut l’élection d’Obama pour une partie du monde républicain ?
L’élection d’Obama a été un bouleversement, à la fois politique et intime. Elle a libéré une forme de révolte sexiste et raciste qui demeurait latente parmi un certain nombre d’hommes blancs qui se sont sentis dépossédés de leur pays. Et on a vu les droits des femmes se réduire considérablement.
Paradoxalement, dans cette campagne, c’est davantage le fait que Kamala Harris soit une femme défendant les droits des femmes qui est central, plus encore que le fait qu’elle soit une femme de couleur. Mais je dois avouer que je ne comprends pas comment les États-Unis, qui sont censés être le pays de la liberté, le pays qui donne à chacun les moyens de se réinventer, sont devenus un des pays les plus rétrogrades du monde.
Dans votre roman, Meghan vote pour la première fois de sa vie et pour le républicain John McCain. Pour qui voterait-elle le 5 novembre prochain ?
Elle voterait assurément pour Kamala Harris. Vous savez, quand on pense que l’ancien vice-président républicain américain Dick Cheney, qui était probablement l’homme le plus effrayant des États-Unis avant la percée de Donald Trump, appelle à ne pas voter pour lui, c’est que quelque chose a véritablement changé. Cette fois, cette élection ne se joue pas entre républicains et démocrates, mais entre la démocratie, même imparfaite, et un monde aussi inconnu qu’inquiétant.
Dans le roman, Meghan visite la Maison-Blanche : y êtes-vous allée pour écrire ce livre ?
Je n’y suis pas allée spécialement, mais je suis née à Washington, et c’est un bâtiment facile à visiter. En outre, j’avais beaucoup d’amis dont les parents y travaillaient. Tous les détails sont donc authentiques, comme la possibilité d’acheter des M&M’s à l’effigie de George Bush ou des bonbons « Ronald Reagan ».
J’ai voulu faire un roman sur une ville, Washington, où j’ai pu constater à quel point le pouvoir est différent selon qu’on le regarde de près ou de loin. Quand vous êtes enfant à Washington, que la Maison-Blanche n’est pas un endroit étranger ou lointain, vous ne comprenez pas tout ce qui se joue dans un monde qui peut vous paraître familier.
Je me souviens que j’étais en colonie de vacances en Caroline du Nord lorsque Nixon a démissionné [en 1974, à la suite du scandale du Watergate – ndlr], et que je ne comprenais pas alors pourquoi certains de mes camarades sanglotaient ou disaient des choses comme : « Je parie que maman a eu une crise cardiaque. »
Washington fonctionne aussi comme une petite ville du sud des États-Unis, dans laquelle même Bill Clinton ou Barack Obama, lorsqu’ils entrent à la Maison-Blanche, doivent s’intégrer à la société locale, que celle-ci ait voté pour eux ou non. C’est vraiment une ville étrange, à la fois au centre du monde et avec des sociabilités très locales.
Comme cela arrive à Meghan, Washington est une ville où vous pouvez vous rendre à un dîner mondain, et vous retrouver à dîner à côté du secrétaire d’État sans le savoir auparavant…
Dans votre roman, un des principaux conseillers de la Maison-Blanche sous George Bush, qui est le parrain de Meghan, est homosexuel, sans que cela pose de problèmes dans la mesure où il demeure discret. Qu’est-ce que cela raconte du rapport de la communauté LGBT+ à la politique aux États-Unis ?
Historiquement, il y a toujours eu des gays dans les sphères du pouvoir à Washington. Même si ces derniers se sont rarement affichés comme tels. Pendant des décennies, la CIA et le FBI prenaient soin de ne pas recruter d’homosexuels, au motif qu’il aurait été aisé de leur faire du chantage en révélant des orientations sexuelles souvent dissimulées, en tout cas publiquement.
James Kirchick a consacré un livre à ce sujet, intitulé Secret City. The Hidden History of Gay Washington. Le fait d’être homosexuel n’est pas synonyme d’être progressiste ou de gauche, mais il est vrai que s’il y a probablement des homosexuels dans l’entourage politique de Donald Trump, ils ne doivent pas se sentir très à l’aise en ce moment. Mais ce ne sont sans doute pas les seuls, vu qu’il dit aussi des choses affreuses sur les femmes, les handicapés, les descendants d’immigrés… Quant à mon roman, j’aime trop la fiction pour m’inspirer de personnages réels.
Que pensez-vous de la façon dont Kamala Harris parle beaucoup du fait qu’elle détient une arme, qu’elle défend le deuxième amendement, qui autorise le port d’armes, tout en affirmant vouloir lutter contre les armes de guerre et de gros calibre ?
Il y a une stratégie électorale pensée dans cette attitude qui consiste à la fois à vouloir limiter les dégâts causés par les tueries régulières commises à l’aide d’armes de guerre, et à ne pas vouloir braquer des électeurs et des électrices qui sont, pour beaucoup, attachés au fait de pouvoir porter une arme.
Et ce, même si le deuxième amendement renvoie à une époque, bien différente de celle où nous vivons, où il s’agissait pour beaucoup de citoyens de pouvoir chasser. Les dégâts causés par les armes à feu aux États-Unis sont considérables, et certains politiciens nous expliquent pourtant qu’il faudrait plus d’armes, notamment dans les écoles, prétendument pour se protéger des fusillades.
Mais je dois vous avouer un secret : alors que je mesure la dangerosité d’habiter dans un pays où autant de personnes sont armées, j’ai moi-même demandé un port d’arme quand je suis arrivée à New York. Je ne saurais même pas dire pourquoi ! Mais je constate que c’est un réflexe bien ancré chez beaucoup d’entre nous…
Les Hommes de toujours, Amy Michael Homes, traduction Yoann Gentric, Actes Sud, 416 p.,