En Iran, le crépuscule du Guide suprême

FOU DIVIN. Alors qu’Israël demande sa tête et Donald Trump une reddition sans conditions, l’ayatollah Ali Khamenei est devenu invisible. Lui qui se targuait d’avoir fait de l’Iran un modèle de stabilité n’a pas su empêcher la guerre ni, sans doute, la fin de son programme nucléaire. Itinéraire d’un tyran.
Depuis l’attaque israélienne, le Guide suprême Ali Khamenei est invisible. À l’évidence, il se cache, Israël ayant clairement fait savoir son intention de le tuer – « Cela ne mènera pas à une escalade du conflit, cela mettra fin au conflit », affirmait lundi 16 juin Benyamin Nétanyahou dans une interview à la chaîne de télévision américaine ABC. L’avenue Pasteur de Téhéran, où se trouve son « bureau », le Beït al-Rahbar, a d’ailleurs plusieurs fois été bombardée.
Mais il manque encore au premier ministre israélien le feu vert de Donald Trump. Si le président des États-Unis a considérablement haussé le ton contre l’Iran mardi, assurant notamment qu’ils « savaient exactement où [il] se cachait », il a précisé qu’ils ne comptaient pas le tuer « pour le moment ».
Dans un message de deux mots en lettres majuscules sur sa plateforme Truth Social, le président américain a aussi exigé une « CAPITULATION SANS CONDITIONS » de l’Iran, visé quotidiennement depuis vendredi par des attaques d’Israël auxquelles il répond.
Caché, le Guide est devenu tout aussi muet, lui qui était volontiers disert, se contentant d’une déclaration de guerre : « Le régime sioniste a commis de sa main, vile et maculée de sang, un crime dans notre pays bien-aimé, en montrant, s’il le fallait, sa nature malveillante en s’en prenant à des lieux de vie. »
« C’est incroyable !, s’indigne à Téhéran une habitante qui ne le porte pas dans son cœur. Il n’a encore fait aucun discours public depuis l’attaque israélienne. Même s’il est dans un bunker, il pourrait se manifester quand son pays traverse une situation pareille… »
Ce silence et cette invisibilité signent le crépuscule d’Ali Khamenei, qui est, par ailleurs, au soir de sa vie – il a 86 ans et souffre depuis des années d’un cancer. S’il demeure théoriquement le véritable détenteur du pouvoir, il n’a pas su empêcher la guerre de dévaster l’Iran, alors que son régime se faisait un point d’honneur d’être un modèle de stabilité dans la région, ni protéger son programme nucléaire, qui faisait sa fierté et risque d’être anéanti.
Haï par la jeunesse iranienne après la mort de Mahsa Amini et la répression sanglante du mouvement Femme, vie, liberté, il est devenu l’incarnation de ce « chiisme noir » qu’il prétendait combattre pendant ses jeunes années.
La fin du chah, le début de l’ascension
Il était ce gentil et frêle jeune homme au turban noir qui, s’accompagnant d’un tar, un luth à long manche, faisait pleurer les riches familles du nord de Téhéran, certaines proches de la monarchie – nous sommes sous le régime du chah – lors des rozeh ba sofreh, ces litanies des soirées de commémoration de la passion d’Hossein, troisième imam historique du chiisme, et des autres figures de la martyrologie chiite.
Sensibles à son beau persan, finement prononcé, à sa connaissance intime de la poésie mystique iranienne et à sa voix douce, éthérée, parfaite pour les invocations religieuses, elles se disputaient pour l’inviter.
Quelques années plus tard, ces familles ont eu du mal à reconnaître Ali Khamenei quand il est apparu sur les écrans de la télévision iranienne, au lendemain de la révolution islamique, en sa qualité d’imam de la prière du vendredi de l’université de Téhéran. Une tribune très importante et très politique, puisqu’elle permet aux orateurs d’y lancer les mots d’ordre et les nouvelles directives de la jeune république islamique.
À son bras, le fusil d’assaut américain qu’il porte pendant tous ses prônes pour symboliser le fait qu’il défend un islam de combat a remplacé le tar. Ses mots sont devenus durs, ses attaques virulentes, ses dénonciations violentes. Le religieux timide s’est métamorphosé en un implacable imprécateur.
Jusqu’au récent affaiblissement du Hezbollah, on découvrait sa photo jusque sur les murs de Beyrouth.
Ce sera encore une surprise de taille quand, succédant à l’imam Khomeiny, décédé le 3 juin 1989, le petit joueur de tar devient le Rahbar, le Guide de la révolution islamique, incarnant à ce point la légitimité théocratique que toute critique de sa personne et de son action peut conduire en prison.
Désormais, il aura sa photo, aux côtés de Khomeiny, dans chaque classe du pays, à l’école comme à l’université, dans les rues des villes, et, jusqu’au récent affaiblissement du Hezbollah, on la découvrait même à Beyrouth, notamment sur l’avenue de l’aéroport.
Son pouvoir est total. Il a la haute main sur les questions stratégiques. Il est également le chef des forces armées, y compris du corps des Gardiens de la révolution (les Pasdarans), et des forces de sécurité, ce qui inclut toutes les milices. Il contrôle le puissant réseau des mosquées. Il lui incombe aussi de nommer le président de l’institution judiciaire et, directement, six des douze membres du Conseil de surveillance de la Constitution islamique, clé de voûte du système, et, indirectement, les six autres.
Un seul organe peut se permettre de superviser son action et, en théorie, le révoquer : l’Assemblée des experts. Mais la grande majorité de ses 88 membres lui sont acquis.
L’alliance stratégique avec les Pasdarans
S’ouvrent donc les portes d’une énigme. Comment le mollah effacé des belles soirées de Téhéran, « qui, tout timide, buvait son thé dans un coin quand il ne jouait pas », selon le témoignage d’une Téhéranaise, par ailleurs sans charisme et sans grand bagage religieux, à la différence de son maître l’imam Khomeiny, fondateur de la république islamique, a-t-il pu devenir cette éminence altière et inatteignable, convaincue de sa double légitimité – il est à la fois le successeur de Khomeiny, à ce titre désigné pour diriger la révolution islamique mondiale, et le mandataire du XIIe imam, l’iman caché, le Mahdi (le Messie) ?
« Mon cher Guide, même tes proches n’osent pas t’écrire, même pas pour te dire bonjour », écrivait il y a quelques années, avec une politesse toute persane, un de ses plus ardents partisans, l’éditorialiste Mohammad Nourizadeh, dans une des lettres ouvertes qu’il lui adresse régulièrement.
Est-ce sa radicalité, son talent pour la ruse et sa connaissance parfaite des labyrinthes compliqués du pouvoir, une des marques de la république islamique, qui ont contribué à le placer tout en haut du piédestal ? Sans doute, mais plus encore le choix qu’il a fait très tôt d’être proche des Pasdarans, des milices et des services de sécurité.
Il est né en 1939 dans la ville sainte de Machhad, au nord-est de l’Iran, de parents plutôt modestes et qui ont huit enfants. Son père est un religieux, mais n’appartient pas à la caste des clercs fortunés et propriétaires terriens. En revanche, c’est un sayyed, un descendant du Prophète, ce qui est une plus-value dans le chiisme. Mais plus que la théologie, c’est la littérature et, surtout, la poésie, en particulier Hafez, qui intéressent le jeune homme. Il lit aussi de la fiction, en particulier Victor Hugo – il qualifiera Les Misérables de « miracle ».
Chiisme rouge, chiisme noir
Un penseur va profondément l’influencer, Ali Chariati, qui, mêlant le chiisme au marxisme, sera l’un des idéologues de la révolution islamique. Opposant « chiisme rouge » et « chiisme noir », il voyait dans le premier la foi de l’opprimé, de l’humilié, à l’image d’Ali, premier des douze imans du chiisme ; et, dans le second, une religion entre les mains d’un clergé aux ordres, étatisé, et forcément corrupteur.
Khamenei poursuit des études à Qom, autre ville sainte, à partir de 1958. Il y devient un hodjatoleslam (rang intermédiaire dans le clergé chiite). Il y rencontre aussi Khomeiny, dont il épouse le projet révolutionnaire. Il milite en sa faveur, est emprisonné à Téhéran pour de courtes durées. C’est en prison qu’il va faire connaissance avec d’autres acteurs de la future révolution islamique.
À cette époque, il traduit en persan un des ouvrages majeurs d’un des fondateurs des Frères musulmans, Sayyid Qutb, intitulé Al-moustaqbal li-hadha ad-din (L’Avenir de cette religion), un ouvrage dans lequel l’auteur défend la nécessité d’assurer la suprématie de l’islam par la politique.
Avec cet auteur, Khamenei partage nombre d’idées communes, dont sa vision discriminatoire envers les femmes : « L’homme est fait pour entrer sur les terrains économiques et financiers… Mais la femme […] doit accoucher, allaiter, elle a un physique fragile, elle est moralement sensible, elle est affective, ne peut entrer dans tous les domaines […], cela crée des restrictions pour les femmes… L’homme, plus fort, est privilégié. »
Sa détestation absolue d’Israël aussi, qualifié maintes fois de « tumeur cancéreuse », et des pays occidentaux : « La civilisation occidentale pousse tout un chacun vers un matérialisme où l’argent, la gloutonnerie, les désirs charnels sont les plus grandes aspirations […]. L’Occident, dans ses assauts tous azimuts, prend pour cibles notre foi et notre identité. »
En 1979, la révolution islamique triomphe. Le chah quitte l’Iran, Khomeiny revient de son exil parisien. Khamenei n’est encore qu’un religieux parmi des milliers d’autres. Mais il s’est lié avec Ali Akbar Hachemi-Rafsandjani.
En 1981, Ali Khamenei est nommé président de la République islamique d’Iran.
Commence bientôt une alliance entre les deux hommes. Rafsandjani va lui permettre d’intégrer le premier cercle des partisans de Khomeiny. L’heure est à l’épuration, pas seulement des partisans du souverain déchu mais aussi des partis de gauche qui avaient permis à la révolution de triompher. La répression est terrible. Le régime tue et emprisonne.
En réaction, une série d’attentats particulièrement efficace va décapiter le nouveau pouvoir, éliminant notamment sa tête pensante, l’ayatollah Mohammad Behechti, et des dizaines de hauts cadres du régime. Ces assassinats vont permettre à Rafsandjani et Khamenei de monter en puissance.
Le 27 juin 1981, Ali Khamenei est à son tour victime d’une bombe placée dans un magnétophone. Il y perd l’usage de son bras droit, ce qui lui permettra d’accéder au statut de « martyr vivant ». La même année, il est nommé président de la République islamique d’Iran, succédant à Mohammad Ali Radjaï, assassiné le 30 août 1981. Il est le premier ayatollah à occuper ce poste, qui n’a pas grande importance à cette époque.
Le bureau du Guide, cœur du pouvoir iranien
Le 4 juin 1989, après le décès de Khomeiny, Khamenei est élu Guide suprême par l’Assemblée des experts avec l’aide de Rafsandjani, devenu président de la République islamique d’Iran, qui croit pouvoir le manipuler à sa guise. Un très mauvais calcul. Khamenei est beaucoup plus rusé qu’il n’y paraît et va marginaliser celui qui est devenu son rival dans la course au pouvoir.
N’étant qu’un religieux d’un rang secondaire, Khamenei n’a certes pas les qualités et le bagage religieux pour exercer une telle fonction. Mais il va manœuvrer pour être désigné comme ayatollah, même si les hauts religieux iraniens s’y opposent et ne le considèreront jamais comme un véritable marja-e taglid, c’est-à-dire une « source d’imitation » pour les fidèles. Ainsi, jamais il ne sera reconnu par ses pairs.
Votée en juillet 1989, une réforme constitutionnelle ne demande plus que le Guide soit un marja. Bientôt, ces mêmes religieux seront marginalisés mais cet affrontement, dans la coulisse des écoles religieuses, laisse des traces profondes au sein du clergé chiite, qui se divise désormais entre ceux qui sont alignés avec le pouvoir iranien et les autres.
En revanche, les Pasdarans et les bassidji font corps avec lui. Conscient de ses lacunes, Khamenei s’est appuyé dès le départ sur une alliance avec eux pour développer son pouvoir. En contrepartie, le nouveau Guide va favoriser leur mainmise sur le pays, leur permettant de bâtir un empire économique qui échappe au regard du gouvernement. Et ce dernier ne prendra jamais de décisions importantes qui ne les satisfassent.
Aussi murmure-t-on en Iran que le Guide est tombé sous leur emprise : ce sont d’ailleurs les Pasdarans qui gèrent et assurent la protection du tout-puissant Beït al-Rahbar, la « Maison du Guide suprême », l’équivalent de son bureau. Du temps de Khomeiny, cette « Maison » n’avait qu’une quinzaine de cadres. Sous le magistère de l’ayatollah Khamenei, elle en compte 1 700. C’est dire l’importance qu’elle a prise. Là est le cœur du pouvoir iranien